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Réflexion faite - Page 53

  • Reflexion pour le synode sur la famille: la reconstruction du mariage

    caffarra.jpgEn vue du Synode sur la famille d’octobre prochain, l’Université Pontificale de la Sainte Croix à Rome a organisé un symposium sur « Mariage et famille. La question anthropologique et l’évangélisation de la famille ». La leçon inaugurale était confiée au cardinal-archevêque de Bologne Carlo Caffarra qui a parlé de la manière de proposer une vision chrétienne du mariage dans une culture occidentale qui a démoli le mariage naturel. Présentation sur le site web « didoc.be » :

    « Carlo Caffarra a commencé par faire l’ébauche de la situation du mariage en Occident.

    « L’édifice du mariage n’a pas été détruit, mais bien déconstruit, démonté pièce par pièce. Au bout du compte, nous avons toutes les pièces, mais pas l’édifice. Toutes les catégories qui composent l’institution matrimoniale existent : la conjugalité, la paternité-maternité, la filiation-fraternité. Mais elles n’ont plus de signification univoque ».

    Comment s’est produite cette déconstruction ? « On a séparé chaque fois plus le mariage de la sexualité propre à chacun des deux conjoints. (…) Et la conséquence la plus importante de cette débiologisation du mariage est sa réduction à une simple émotion privée, sans signification publique fondamentale ».

    Oubli du biologique

    Caffarra a décrit les moments fondamentaux de ce processus. « Le premier est constitué par la manière de penser la relation de la personne à son propre corps ». Face à la thèse de Saint Thomas qui affirmait l’unité substantielle de la personne, la vision platonicienne et néoplatonicienne de l’homme s’est infiltrée dans la pensée chrétienne. « Dans un deuxième temps, la séparation entre le corps et la personne a trouvé un nouvel élan dans la méthodologie de la science moderne qui exclut de l’objet d‘étude toute référence à la subjectivité, considérée comme dimension non mesurable ». C’est ainsi qu’on en arrive à « la transformation du corps en pur objet ».

    « D’une part, le donné biologique est progressivement expulsé de la définition du mariage et, d’autre part, par voie de conséquence, les catégories d’une subjectivité réduite à une pure émotivité deviennent primordiales au moment de définir le mariage ».

    Avant, signale Caffarra, « le génome du mariage et de la famille était constitué par la relation de réciprocité (conjugalité) et la relation intergénérationnelle, comme relations enracinées dans la personne ». « Elles n’étaient pas réduites aux données biologiques, mais celles-ci étaient assumées et intégrées dans la totalité de la personne ».

    En revanche, « maintenant, la conjugalité peut être aussi bien hétérosexuelle qu’homosexuelle ; la procréation peut s’obtenir grâce à un processus technique. Comme l’a justement démontré P.P. Donati, nous n’assistons pas à un changement morphologique, mais bien à un changement du génome de la famille et du mariage ».

    Le mariage dans la culture actuelle

    Carlo Caffarra pense que les problèmes fondamentaux posés par le climat culturel d’aujourd’hui à la vision chrétienne du mariage ne sont pas en première instance des problèmes éthiques, qui peuvent être affrontés par des encouragements moraux. « C’est une question radicalement anthropologique ».

    La première dimension de ce problème est que, selon la doctrine catholique, le mariage sacramentel coïncide avec le mariage naturel. Or, « ce que l’Eglise entendait et entend par mariage naturel a été démoli dans la culture contemporaine ». C’est pourquoi « de façon logique, les théologiens, les canonistes et les pasteurs se posent des questions sur la relation foi-sacrement dans le mariage. Mais il y a un problème plus radical. Celui qui demande à se marier sacramentellement est-il capable de contracter un mariage naturel ? ». Il ne s’agirait donc plus seulement d’une question de foi, mais bien d’une question anthropologique, sur la capacité de se marier.

    La seconde dimension de cette question anthropologique consiste, d’après Caffarra, « dans l’incapacité de percevoir la vérité et donc la valeur de la sexualité humaine ».

    A ce point de son raisonnement, Caffarra se demande si l’Eglise fait bien tout ce qui est nécessaire pour montrer cette valeur au monde d’aujourd’hui. « L’Eglise doit se demander pourquoi, dans les faits, le magistère de Jean-Paul II sur la sexualité et l’amour humain a été ignoré. L’Eglise possède une grande école dans laquelle on apprend la profonde vérité de la relation corps-personne : la Liturgie. Comment et pourquoi n’a-t-elle pu l’exploiter face à la question anthropologique dont nous parlons ? A quel point l’Eglise est-elle consciente que l’idéologie du genre est un véritable tsunami, dont l’objectif ne porte pas en priorité sur le comportement des personnes, mais sur la destruction totale du mariage et de la famille ? ».

    En résumé, dit Caffarra, « le second problème fondamental posé actuellement à la proposition chrétienne du mariage est la reconstruction d’une théologie et d’une philosophie du corps et de la sexualité qui génèrent un nouvel engagement éducatif dans toute l’Eglise ».

    La troisième dimension de la question anthropologique actuelle sur le mariage est, selon Caffarra, « la plus grave ». La méfiance dans la capacité de la raison de connaître la vérité, dont parle l’encyclique Fides et Ratio (nn. 81-83), a entraîné avec elle la volonté. « L’appauvrissement de la raison a généré l’appauvrissement de la liberté. Comme nous avons perdu l’espoir en notre capacité de connaître une vérité totale et définitive, nous avons aussi du mal à croire que la personne humaine peut réellement se donner totalement et définitivement, et recevoir le don total et définitif de l’autre ».

    D’où « l’incapacité actuelle de la personne à considérer l’indissolubilité du mariage si ce n’est en termes de loi externe, comme une grandeur inversement proportionnelle à celle de la liberté ».

    Ce qu'il faut éviter

    Dans la troisième partie de son intervention, le cardinal Caffarra se réfère à quelques approches qu’il faut éviter et à d’autres qu’il faut utiliser pour la proposition chrétienne du mariage.

    « Il y a trois approches à éviter. L’approche traditionnaliste qui confond une manière particulière d’être famille avec la famille et le mariage en tant que tel. L’approche des catacombes, qui se contente des vertus personnelles des époux, et préfère laisser l’institution du mariage au libre vouloir de la société. Et l’approche bonasse qui considère que la culture dont nous avons parlé précédemment est un processus historique irréversible ; elle propose donc de faire des compromis avec elle, en sauvant ce qui peut être reconnu comme bon ».

    En ce qui concerne les approches positives, Caffarra part d’une constatation : « La reconstruction de la vision chrétienne du mariage dans les consciences personnelles et dans la culture occidentale sera un processus long et difficile. Lorsqu’une pandémie s’abat sur une population, la première urgence est certainement de s’occuper des victimes, mais il est aussi nécessaire d’éliminer les causes ».

    En premier lieu, il est nécessaire de redécouvrir les évidences originaires sur le mariage et la famille, « en enlevant des yeux du cœur les cataractes des idéologies qui nous empêchent de connaître la réalité ». « Ces évidences sont inscrites dans la nature même de la personne humaine ».

    En deuxième lieu, il faut redécouvrir que « le mariage-sacrement et le mariage naturel coïncident. La séparation entre les deux nous porte à concevoir la sacramentalité comme un ajout, extrinsèque, et par ailleurs, elle fait courir le risque d’abandonner l’institution du mariage à la tyrannie de l’artificiel ».

    En troisième lieu, « il est nécessaire de récupérer la “théologie du corps” présente dans le magistère de Jean-Paul II. Aujourd’hui, le pédagogue chrétien a besoin d’un travail théologique et philosophique qui ne peut être ajourné, ou limité à une institution particulière ».

    Ref. La reconstruction du mariage

    JPSC

  • Crise migratoire : justice et charité sont indissociables

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    Crise migratoire : justice et charité sont indissociables

     aillet1.jpgDepuis la fin de cet été, les migrations provoquées par le chaos persistant dans lequel sombrent aujourd’hui plusieurs pays du moyen orient s’est traduite par un afflux anarchique et soudain de populations en marche vers l’Europe, par mer et par terre: nous en avons tous vu les images désolantes. Dans un communiqué qui date du 10 septembre 2015, Monseigneur Marc Aillet, évêque de Bayonne, Lescar et Oloron, aborde la question de cette  crise migratoire sous le prisme de la justice et de la charité, deux vertus indissociables. Le texte publié in extenso sur le site de son diocèse (http://diocese64.org/), est  emblématique  pour nous tous. Extraits : 

    « L’appel du Pape François : 

    Après la prière de l’Angélus du dimanche 6 septembre, le Pape François a évoqué le drame « des dizaines de milliers de réfugiés fuyant la mort, à cause de la guerre et de la faim, et qui sont en marche vers une espérance de vie » ; et il a appelé les paroisses, les communautés religieuses, les monastères et les sanctuaires de toute l’Europe « à manifester l’aspect concret de l’Evangile et à accueillir une famille de réfugiés ». Il a demandé à ses frères évêques d’Europe, que dans leurs diocèses « ils soutiennent son appel, rappelant que la miséricorde est le deuxième nom de l’amour : ‘Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait’ » (Mt 25,40).

    […]  On notera en qu’ici, le Pape ne s’adresse pas aux Etats et se garde bien de préconiser des solutions politiques au problème des migrants, comme il l’avait fait par contre en interpellant avec vivacité la Communauté internationale pour venir au secours des chrétiens et autres minorités religieuses d’Orient persécutés. Il évite de poser un jugement sur des gouvernements pris de cours par l’ampleur soudaine du problème.

    Le Pape demande aux paroisses catholiques d’Europe d’accueillir une famille de réfugiés « fuyant la mort, à cause de la guerre ou de la faim ». Dans un discours circonstancié, il ne parle pas des « migrants » en général mais des « réfugiés ». Certes il ne précise pas comment discerner s’il s’agit effectivement de réfugiés, même si son propos le suggère. Il ne dit rien non plus sur le caractère temporaire qui s’impose à un accueil concret qui nécessitera, en lien avec des organismes ad hoc, une inscription dans la durée : papiers administratifs, logement, apprentissage de la langue, travail, ce qui s’avère un nouveau parcours du combattant des plus difficiles.

    De même, l’accueil des étrangers, en particulier ceux qui ne sont pas chrétiens, ne nous dispense pas, sans prosélytisme et dans le respect de la liberté, de leur partager le trésor de la foi (cf. Règle de Saint Benoît à propos de l’hospitalité ; Instruction du Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement, Erga migrantes Caritas Christi, du 3 mai 2004, nn. 59-68).[…] 

    Pour aller plus loin

    […] En corollaire de l’appel à la charité concrète faite par le Pape François, il me semble que de graves questions d’ordre politique s’imposent, pour que la vague d’émotion et l’authentique générosité suscitées par ce drame ne manquent pas d’un éclairage nécessaire :

    1. Les Etats occidentaux ne devraient-ils pas reconnaître, dans un beau geste de repentance, leurs erreurs de ces dernières années, en intervenant dans plusieurs pays et en y provoquant plus ou moins directement le chaos qui règne aujourd’hui dans ces pays (Irak, Libye, Syrie…) ?

    N’est-il est pas permis de douter de l’entière générosité des motifs avancés alors pour justifier ces interventions désastreuses : faire avancer la cause de la démocratie et des droits de l’homme, certes en s’attaquant à des Régimes forts, mais pour défendre des intérêts économiques, stratégiques, géopolitiques occidentaux, dans une région où les richesses pétrolières sont convoitées…

    2. Quels moyens sont mis en place pour lutter efficacement contre les passeurs ?

    3. Quelles résolutions de la Communauté internationale, quelle voie diplomatique sont mises en œuvre pour permettre aux migrants de demeurer chez eux ?

    Dans son message du 12 octobre 2012 pour la journée mondiale des migrants de 2013, le pape émérite Benoît XVI soulignait en effet qu'"avant même le droit d'émigrer, il faut réaffirmer le droit de ne pas émigrer, c'est-à-dire d'être en condition de demeurer sur sa propre terre, répétant avec le Bienheureux Jean-Paul II que le droit primordial de l'homme est de vivre dans sa patrie". C'est donc à juste titre que la déclaration du Conseil Permanent de la Conférence des évêques de France du 7 septembre 2015 souligne "l'importance de se préoccuper des causes de ces migrations. La communauté internationale, l'Europe, les gouvernements, ne peuvent ignorer la situation politique et économique des pays d'origine ou encore le rôle des filières qui exploitent la misère humaine".

    4. Quelle solution concrète pour secourir les chrétiens d’Orient et autres minorités religieuses, et nourrir leur espérance de recouvrer leurs maisons et leurs terres, injustement confisquées ?

    Une bonne part de la réponse à ces questions passe par la volonté de stopper l’avancée de l’Etat Islamique et de détruire cette organisation. Ce qui supposerait une coalition associant les Pays occidentaux et les pays arabes, la Russie et l’Iran, et qui ne semble pas pouvoir faire l’économie d’une opération terrestre.

    5. Enfin quelle politique mettre en œuvre en Europe pour répondre à cette vague migratoire sans précédent et qui ne saurait être déconnectée de la résolution des questions ci-dessus ?

    La Doctrine Sociale de l’Eglise ne dénie pas aux Etats la légitimité à réguler les flux migratoires au nom du Bien commun d’une nation, tout en réaffirmant le principe absolu du respect dû à la dignité de toute personne humaine.

    C'est ainsi que le Catéchisme de l'Eglise catholique affirme que "les nations mieux pourvues sont tenues d'accueillir autant que faire se peut l'étranger en quête de la sécurité et des ressources vitales qu'il ne peut trouver dans son pays d'origine" mais rappelle que "les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont ils ont la charge subordonner l'exercice du droit d'immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l'égard du pays d'adoption" tout en précisant qu'en tout état de cause, "l'immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d'accueil, d'obéir à ses lois et de contribuer à ses charges" (CEC n° 2241).

    Régulation des flux migratoires et accueil des réfugiés, justice et charité, ne sont pas inconciliables. Ils sont même inséparables.

    Quelle grande voix portera ces questions cruciales sans lesquelles on ne parviendra pas à endiguer les drames humanitaires et civilisationnels qui se préparent ?  

    + Marc Aillet  Évêque de Bayonne, Lescar et Oloron
    10 septembre 2015 »

    JPS

  • De Corydalle à Lérins

     

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    DE CORYDALLE A LERINS

     

    Dans  l'homélie du pape, prononcée à la cathédrale de la Havane lors des vêpres de dimanche dernier, 20 septembre 2015, on peut retenir ce passage qui introduit opportunément l’article que voici, à paraître dans le magazine trimestriel « Vérité et Espérance-Pâque nouvelle » (sursumcorda@skynet.be) le 30 septembre prochain : «  Il est fréquent de confondre l’unité avec l’uniformité, avec le fait que tous font, sentent et disent la même chose. Cela n’est pas l’unité, c’est l’homogénéité. C’est tuer la vie de l’Esprit, c’est tuer les charismes qu’il a distribués pour le bien de son peuple. L’unité se trouve menacée chaque fois que nous voulons faire les autres à notre image et ressemblance. C’est pourquoi l’unité est un don, ce n’est pas quelque chose que l’on peut imposer de force ou par décret » 

    « Qu’il soit fidèle, plutôt que

    minutieusement profilé... »

    (Cf. V&E n° 95, Pâque Nouvelle, p. 16)

     

    procuste.jpgIl est dans la campagne attique, sur la route qui mène d’Athènes à Eleusis, un patelin oublié aujourd’hui de tous, qui a nom Corydalle. Il importerait peu d’en ressusciter ici le souvenir, si l’endroit n’avait été le théâtre autrefois d’une affaire atroce ; mythologique sans doute, mais donc intemporelle, et, hélas ! ― par le fait même ― toujours bien d’actualité...

    Plus évocateur que Corydalle sera probablement le nom de Procuste qui y sévissait. Au dire des Anciens, il offrait avenante hospitalité au voyageur de passage ; mais ce n’était là que tromperie : quelqu’un venait-il en effet frapper à sa porte, après un accueil peint d’affabilités, notre homme plaquait soudain le malheureux sur un lit et s’employait aussitôt à l’étirer ou bien à le rogner, dans sa brutale incapacité à le trouver convenable, qu’il ne l’eût mis au gabarit de cette couche idéale.

    Ce drôle était persuadé que « l’homme a été fait pour le lit, et non pas le lit pour l’homme. » (Cf. Mc 2, 27 ...mutatis mutandis.)

    Diodore de Sicile assure que Thésée a tué le Procuste en lui coupant la tête (B. hist., 4, 59). N’en croyez rien. Ou alors, c’est que le malfaisant avait avant de périr engendré bien des fils. A moins encore — peut-on savoir — qu’à l’instar de l’Hydre, pour chaque tête de coupée, deux lui eussent repoussé...

    Le fait demeure que, des Procustes inconditionnels de la Toise, il s’en abat fidèlement sur nous comme locustes ; trop heureux sommes-nous déjà, si nous parvenons à nous garder d'en grossir nous aussi la nuée ! Tant il est commun de verser en ce travers.

    Le complexe de Procuste procède, comme tout complexe peut-être, d’une propension outrée à l’égocentrisme (passant pour être fils de Poséidon, le personnage n’était pas loin de se croire sorti de la cuisse de Jupiter...)

    La vocation du chrétien au contraire est, tout à l’opposé, d’avoir le Christ pour centre : « car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28) ; et « tout est de lui, et par lui, et pour lui » (Rm 11, 36).

    Voilà en réalité ce qu’oublie le baptisé quand il substitue une norme éclose de l’imaginaire humain à la « stature du Christ dans sa plénitude » (Ep 4, 13).

    Puisque l’Eglise « est l’accomplissement total du Christ, lui que Dieu comble totalement de sa plénitude » (Ep 1, 23), les dispositions qu’elle prend dans le Christ sont saines et sobres : il ne convient pas d’y ajouter, non plus que d’y retrancher d’ailleurs. Chaque fois que nous franchissons ce garde-fou, nous nous laissons « secouer et mener à la dérive par tous les courants d’idées, au gré des hommes qui emploient la ruse pour nous entraîner dans l’erreur » (Ep 4, 14).

    En revanche, si nous nous en tenons à la sagesse séculaire qui est en elle : « pratiquant la vérité dans la charité, nous grandirons pour nous élever en tout jusqu’à celui qui est la Tête, le Christ. Lui par qui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance, grâce à toute articulation de son agencement, selon l’énergie qui est à la mesure de chaque membre. Ainsi le corps se construit dans la charité. » (Ep 4, 15-16 ― Trad. liturg. quelque peu retouchée, pour serrer au plus près le grec.)

    On le voit bien : au rebours de Procuste, l’Apôtre reconnaît à « chaque membre » sa « mesure », il affirme même que cette reconnaissance n’empêche en rien « l’harmonie et la cohésion », au contraire !

    Rien de plus détestable dans l’Eglise que l’esprit de parti. Que chacun la perçoive selon ses affinités, c’est normal ; que chacun travaille à la Vigne selon le charisme qui lui est propre, ce n’est pas seulement bien, c’est souhaitable ; mais qu’un frère se comporte en Procusteavec son frère, il en perd aussitôt l’esprit du Seigneur :

    « Jean dit à Jésus :

    "Maître, nous avons vu quelqu’un expulser des démons en ton nom ;

    nous l’en avons empêché, car il ne marche pas à ta suite avec nous."

    Jésus lui répondit :

    "Ne l’en empêchez pas :

    qui n’est pas contre vous est pour vous." »

    (Lc 9, 49-50)

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    Pierre et Paul

    Il ne s’agit pas de viser à l’uniformité, mais à l’unité. Or il se fait justement que, contrairement à l’opinion commune, l’uniformité nuit à l’unité bien plus qu’elle ne la sert. Là où tout est uniforme, il n’est ni « articulation », ni « agencement » : les éléments juxtaposés s’additionnent, isolés, sans union possible, faute de points d’accroche.

    Cela même qui peut faire craindre des « accrochages » ouvre, moyennant une authentique charité, la possibilité de communion.

    « Les dons de la grâce sont variés, mais c’est le même Esprit. Les services sont variés, mais c’est le même Seigneur. Les activités sont variées, mais c’est le même Dieu qui agit en tout et en tous. A chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien. » (1 Cor 12, 4-7) Il n’y a donc pas à redouter ces variétés, car « celui qui agit en tout cela, c’est l’unique et même Esprit : il distribue ses dons, comme il veut, à chacun en particulier. » (ibid. 11).

    Plutôt donc que de s’évertuer à profiler son prochain, ce qu’il faut cultiver, c’est le lien à l’Esprit : or c’est précisément lui que l’on perd en jouant au Procuste. Ce Procuste que les Anciens appelaient aussi du nom de Polypémon : « le multinuisible ».

    La folie de Procuste résulte d’une confusion ontologique : s’il n’est de science que de l’universel, le connaissant ne doit jamais perdre de vue que l’être connu reste, dans l’ordre réel, particulier. Prétendre, dans le réel, réduire l’être réel au concept que l’on s’en fait, ce n’est pas le perfectionner, mais le détruire. Pour connaître la fleur, il peut être utile de la presser dans un herbier, mais cette fleur-là est perdue pour la nature.

    Aussi bien la perfection va-t-elle toujours dans le sens de l’être : c’est par illusion que l’idéal de mon rêve me semble plus parfait que ce qui est, car à défaut d’existence, tout n’est rien. Chaque perfection relative est ordonnée à la Perfection suprême, qu’Aristote a définie comme « Acte pur », c’est-à-dire, Etre sans mélange.

    La « puissance » impressionne par l’ivresse du rêve des possibles, mais elle avoisine le néant. Son unique valeur réside en son « pouvoir » de passer à l’acte, de devenir « être » en acte : elle ne le peut qu’en acceptant de disparaître pour lui. « Si le grain de blé ne meurt... » (Jn 12, 24).

    On en trouve une illustration claire dans le drame de l’avare. Son matelas de billets est synonyme pour lui de tout bien réalisable : mais, « l’œil fixé sur une chimère », il refuse de le transformer en aucun bienréel. Dès lors ses billets ne sont rien de plus qu’un tas de vulgaires papiers. Il vit en pleine illusion, et ne pourrait en sortir qu’en détachant son cœur du « billet », pour accepter la rencontre avec la « réalité ».

    Tel l’avare, Procuste reste prisonnier d’une vue de l’esprit à laquelle il sacrifie un bien, qui est plus limité sans doute, mais réel.

    L’être réel est perfectible, certes, mais non pas au prix de ce qui constitue sa réalité. Plutôt que de chercher à le faire entrer dans un moule trop souvent fruit d’un rigide arbitraire incapable de s’adapter aux cas particuliers, pourquoi ne pas prendre exemple sur Dieu, qui « écrit droit avec des lignes courbes » ?

    Dieu non seulement fait cela, mais il veut aussi que nous le fassions : voilà pourquoi il ne nous enjoint pas d’aimer « l’Homme », mais d’aimer notre prochain. Aimer l’Homme, c’est aimer une idée : on peut le faire à coups de guillotine (1789, version revisitée du mythe de Procuste) ; aimer son prochain, c’est entrer dans le réel, c’est déposer le tranchant de l’imaginaire pour œuvrer à la croissance du Corps du Christ. C’est se laisser envelopper dans le mystère de l’Incarnation.

    L’amour du prochain nous mène à la perfection par cela même qu’il nous fait aimer malgré l’imperfection ; malgré aussi tous les griefs que nous pouvons ruminer. Il nous mène à la perfection parce qu’il nous révèle notre faiblesse d’être imparfait, et qu’il nous est impossible de nous approcher de la perfection sans prendre tout d’abord conscience de notre propre imperfection. D’imparfait à imparfait, qui se reconnaissent pour tels, il n’y a pas de tromperie. Ainsi « la Vérité vous rendra libres. » (Jn 8, 32)

    ◊ 

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    Marthe et Marie 

    La liberté des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 21) ne les détourne pas de l’unique nécessaire (cf. Lc 10, 42) : elle est au contraire la condition requise pour qu’ils puissent s’y consacrer. Aussi Notre-Seigneur la revendique-t-elle pour Marie.

    Marthe en son office est sainte elle aussi, mais sa façon de l’être n’est pas à imposer à tous, non plus qu’il ne faut lui imposer, à elle, la voie qui est celle de Marie.

    Toutes deux en effet satisfont bien à « l’unique nécessaire » : comment pourrait-on autrement parler pour chacune d’elles de sainteté ? Qui ne satisferait pas à ce qui est déclaré nécessaire par le Christ peut-il être saint ?

    Mais « unique nécessaire » signifie aussi « suffisant » : rappel à l’ordre pour tous les Procustes plus ou moins bien intentionnés qui ajoutent aux prescrits du Christ et de son Eglise bien des exigences de leur cru tout humain, souvent au détriment même de ce qui est certainement divin.

    « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites,

    qui fermez à clé le royaume des Cieux devant les hommes ;

    vous-mêmes, en effet, n’y entrez pas,

    et vous ne laissez pas entrer ceux qui veulent entrer ! »

    « Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites,

    qui payez la dîme sur la menthe, le fenouil et le cumin,

    mais qui avez négligé ce qui est le plus important dans la Loi :

    la justice, la miséricorde et la fidélité.

    Voilà ce qu’il fallait pratiquer sans négliger le reste.

    Guides aveugles !

    Vous filtrez le moucheron,

    et vous avalez le chameau ! »

    (Mt 23, 13 et 23-24)

    Les scribes et les pharisiens en restent à l’ancienne Loi : se privant des lumières de l’Incarnation qui, instaurant la Loi nouvelle, assume l’imparfait en vue de l’amener à perfection, ils poursuivent une idée de perfection toute tributaire de leur être imparfait. Croyant combattre l’imperfection, ils s’y précipitent ; tandis que le Christ, en assumant l’imperfection, lui donne part à sa divinité (Cf. oraison à l’Offertoire :Deus, qui humanæ substantiæ).

    La « perfection » des scribes et des pharisiens est servile, tatillonne, mortifère : elle recourt aux méthodes de Procuste ; la vraie perfection de l’Evangile est filiale, libre et vivifiante : son principe est l’action toute divine de l’Esprit.

    On pourrait s’appuyer sur la maxime qui dit : In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. ["En ce qui est nécessaire, unité ; en ce qui est douteux, liberté ; en tout, charité."] »

    Toutefois, c’est à tort qu’on attribue ce mot à saint Augustin : il n’apparaît nulle part dans ses œuvres, ni du reste ailleurs chez les Pères, de sorte que de bons esprits ont scrupule à l’invoquer comme « lieu théologique » ; ils estiment aussi que le in dubiis (« en ce qui est douteux ») peut prêter le flanc à la critique d’être susceptible d’interprétation subjective. Or c’est précisément le subjectivisme qui sous-tend le comportement des Procustes.

    Qui discerne les choses « à la romaine » trouvera préférable de retoucher l’expression en un sens plus objectif, à la lumière de l’adage bien connu des canonistes : Qui utitur iure suo, nemini facit iniuriam.[« Qui use de son droit ne fait tort à personne. »] Que l'on dise donc plutôt : Unité en ce qui est nécessaire ; liberté en ce qui n’est pas interdit ; charité en tout.

    Dans l’Eglise, « ce qui n’est pas interdit » apparaît en pleine objectivité, car l’Eglise a un Magistère et un Droit : ils sont expression légitime de la juridiction qu’elle a reçue du Christ et qui se transmet en elle en vertu de sa « marque » visible et concrète d’apostolicité couplée à celle d’unité. Ils sont garantie contre toute forme d’arbitraire, qu’on soit exposé à le subir de la part d’autrui ou tenté soi-même de le lui faire subir. Plus important encore : ils nous libèrent de notre propre tyrannie à l’égard de nous-mêmes, trop enclins que nous sommes sans cesse à nous dicter notre norme subjective.

    Exercée avec discernement dans le respect du mandat du Seigneur, cette juridiction de l’Eglise n’a donc rien de ce « légalisme formel », dont on lui fait trop souvent grief dans le but conscient ou non de se soustraire à l’« unique nécessaire ».

    Stantes erant pedes nostri, in atriis tuis, Ierusalem...

    « Nos pieds étaient bien campés, dans tes parvis, Jérusalem.

    Jérusalem, qui s’édifie comme une cité :

    dont les parties forment un tout unique. »

    « Que la paix règne en ta puissance : et l’abondance en tes tours. »

    (Ps 121 [122], 2-3 et 7)

    Dissensions et discordes entre catholiques sont une plaie, notamment pour l’évangélisation. Le remède pourtant est simple : quitter des yeux sa chimère, pour porter le regard sur le Christ.

    Tenir l’unité par une ferme fidélité à ce qui est nécessaire ; ne pas déclarer interdit ce qui est permis. Mettre en sourdine le critère subjectif de ce qui plaît et de ce qui déplaît : « Dans les choses où, sans détriment de la foi ni de la discipline, on peut discuter de part et d’autre... que l’on s'abstienne de tout excès de langage, qui pourrait offenser gravement la charité ; que chacun garde son avis librement, mais avec modestie, et ne croie pas pouvoir décerner aux tenants d'un avis contraire, rien que pour ce motif, le reproche de Foi suspecte ou de manquement à la discipline. » (Benoît XV, EncycliqueAd beatissimi Apostolorum, 1er novembre 1914, 576-577)

    La faculté de faire la juste part des choses avec délicate réserve, que nous nommons aujourd’hui « discernement » ― cette « vertu de discrétion » (comme on l’appelait au Grand Siècle), si prisée de Saint François de Sales ― est sans aucun doute une des vertus majeures à cultiver dans le quotidien de l’Eglise, particulièrement par ceux qui y exercent une responsabilité, à quelque degré que ce soit. Elle est inséparable de la Charité.

    Tournant donc résolument le dos à Corydalle, abordons à Lérins, où saint Vincent (ve s.) nous enseigne la manière de l’Eglise :

    « Non amputat necessaria, non apponit superflua ;

    non amittit sua, non usurpat aliena. »

    « Elle ne retranche pas ce qui est nécessaire, elle ne surcharge pas de ce qui est superflu ; elle ne se départit pas de ce qui est sien, elle s’encombre pas de ce qui lui est étranger. »

    (Commonitorium, 1, 23, P. L. 50, 669)

    Que le sens de l’Eglise et l'obéissance à son Magistère légitime nous délivrent de l’esprit de Procuste !

    Jean-Baptiste Thibaux

    augversfr@yahoo.fr 

     JPSC