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Réflexion faite - Page 57

  • Le magazine « Vérité & Espérance - Pâque Nouvelle » sort son numéro d’été

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    Le magazine trimestriel « Vérité & Espérance – Pâque Nouvelle » édité par l’association « Sursum Corda » (responsable de l'église du Saint-Sacrement à Liège) sort sa livraison estivale. Tiré à 4.000 exemplaires, ce magazine abondamment illustré parcourt pour vous l’actualité religieuse et vous livre quelques sujets de méditation (les titres en bleu sont disponibles en ligne sur le blog de l’église du Saint-Sacrement: cliquez sur le titre).

    Au sommaire de ce numéro n° 95 (2e trimestre 2015) : 

    L’immigré est-il mon prochain ? 

    L’évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien 

    Le Maître de la Onzième heure 

    La théorie du genre ou le monde rêvé des anges

    Cardinal Sarah : il ne faut pas tromper les gens avec le mot miséricorde

    Vocations sacerdotales : marasme et contrastes

    Le scénario du camp des saints ?

    Du génocide arménien au génocide chrétien 

    Le pape François, saint patron du climat ?

    Neutralité et pluralisme dans l’enseignement organisé par les pouvoirs publics 

    Monseigneur Léonard : une personnalité hors du commun

    Liège, 4-7 juin 2015 : Triduum de la Fête-Dieu

     

     

    Secrétaires de Rédaction : Jean-Paul Schyns et Ghislain Lahaye

    Editeur responsable: SURSUM CORDA a.s.b.l. ,

    Vinâve d’île, 20 bte 64 à B- 4000 LIEGE.

    La revue est disponible gratuitement sur simple demande :

    Tél. 04.344.10.89  e-mail : sursumcorda@skynet.be 

    Les dons de soutien à la revue sont reçus  avec gratitude au compte IBAN:

     BE58 0016 3718 3679   BIC: GEBABEBB de Vérité et Espérance 3000,

    B-4000 Liège

     

  • L'immigré est-il mon prochain?

     

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    L’immigré est-il mon prochain ?

    Charité  personnelle et charité politique

     

    Choses lues et entendues, hier et aujourd’hui, à propos des étrangers :

    « La fréquentation des étrangers corrompt fortement les moeurs des citoyens, parce qu’il doit nécessairement arriver que des étrangers élevés sous des lois et des coutumes différentes agissent en bien des cas autrement que l’exigent les moeurs des citoyens, de telle sorte que, tandis que les citoyens sont poussés à agir de façon semblable, la vie sociale est perturbée » (Aristote, Politique).[1]

    « Il y a trop d’étrangers ! »

    « On ne se sent plus chez soi : au lieu de s’adapter à notre mode de vie, les étrangers se comportent comme s’ils étaient chez eux ! »

    « Je ne me sens plus en sécurité dans les rues. »

    « Ils vivent à nos crochets, qu’ils retournent dans leur pays ! »

    « Si encore ils étaient chrétiens, ils pourraient s’assimiler, comme les Polonais et les Italiens, par exemple, mais avec les musulmans c’est impossible ! »

    Face à une opinion publique de plus en plus réticente, voire hostile (quand elle ose l’avouer), à la présence permanente d’étrangers (qu’ils soient en situation légale ou illégale), comment doit réagir un chrétien ?

    Quel comportement adopter face aux vagues d’immigration successives qui rendent « l’autre » visible et palpable ?

    Quand le « lointain » devient le « prochain », cesse-t-il d’être un frère ou le devient-il davantage ? Est-il une menace ? une chance ? Qu’en disent les Saintes Ecritures ?  Quelle est la position de l’Église ?

    Aimer l’étranger...

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    Dans l’Écriture - qui est Parole de Dieu - la question du rapport des croyants envers les étrangers est d’une limpidité exemplaire : « Vous traiterez l'étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte. Je suis l'Éternel, votre Dieu. » (Lv. 19, 34).

    Le Deutéronome, dernier livre de la Torah, reprend le même commandement d’amour : « Vous aimerez l'étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte ». (Dt 10, 19) Et plus loin dans le même livre, Dieu jette une malédiction sur ceux qui résistent à sa volonté : « Maudit soit celui qui porte atteinte au droit de l'étranger, de l'orphelin et de la veuve ! Et tout le peuple dira : Amen ! » (Dt 27, 19). La volonté divine est claire : le croyant ne doit pas seulement accueillir l’étranger, il doit l’aimer !

    Beaucoup de ses disciples qui avaient entendu s’écrièrent : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter ! » (Jn 6, 60).

    Et nous, que faisons-nous ? Allons-nous l’écouter ou nous révolter ?

    Comment l’Église interprète-t-elle ces paroles de Dieu, si peu adaptées en apparence aux réalités de la modernité ? Cette modernité qui permet de faire transiter massivement des populations, en quelques heures ou en quelques jours, d’un bout du monde à l’autre... Était-il plus facile d’être accueillant durant les temps pastoraux, quand le migrant était un nomade qui ne tarderait pas à poursuivre son chemin pour s’éloigner définitivement... ?

    Que dit l’Église ?

    Le pape Paul VI, sous le pontificat duquel les flux migratoires sud/nord se sont intensifiés, a pris des positions très claires sur les relations entre chrétiens et migrants (qu’ils soient réfugiés, voyageurs ou errants) : « Il est urgent que l'on sache dépasser à leur égard une attitude étroitement nationaliste pour leur créer un statut qui reconnaisse un droit à l'émigration, favorise leur intégration [...]. Il est du devoir de tous - et spécialement des chrétiens - de travailler avec énergie à instaurer la fraternité universelle, base indispensable d'une justice authentique et condition d'une paix durable » (Paul VI, Encyclique Octogesima adveniens, n. 17).

    Le pape Jean-Paul II, dans un message pour la journée mondiale des migrants (le 21 nov. 1999), a développé cette position traditionnelle de l’Eglise en des termes mesurés mais fermes :

    « A la lumière de la Révélation, l’Eglise, Mère et Maîtresse, oeuvre afin que la dignité de chaque personne soit respectée, que l’immigré soit accueilli comme un frère et que toute l’humanité forme une famille unie, qui sache valoriser avec un esprit de discernement les diverses cultures qui la composent. En Jésus, Dieu est venu demander l’hospitalité aux hommes. Pour cela, Il établit comme vertu caractéristique du croyant la disponibilité à accueillir l’autre dans l’amour. Il a voulu naître dans une famille qui n’a pas trouvé de logement à Bethléem (cf. Lc 2, 7) et qui a vécu l’expérience de l’exil en Égypte (cf. Mt 2, 14). Jésus, qui n'avait pas "où reposer la tête" (Mt 8, 20), a demandé l’hospitalité à ceux qu’il rencontrait. A Zachée, il a dit "il me faut aujourd'hui demeurer chez toi" (Lc 19, 5). Il est arrivé à s’assimiler à l’étranger qui avait besoin d'un abri :  "J'étais étranger et vous m'avez accueilli" (Mt 25, 35). En envoyant ses disciples en mission, il fait de l’hospitalité dont ils bénéficieront, un geste qui le concerne personnellement : "Qui vous accueille m'accueille, et qui m’accueille accueille Celui qui m'a envoyé" (Mt 10, 40). »

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    Face à l’importance des enjeux, sur le plan de la foi et de la civilisation, le même Jean-Paul II a établi en 1988 un nouveau dicastère de la curie romaine dédié au bien-être des migrants et des itinérants, le Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement (constitution apostolique Pastor Bonus). Avant cette initiative, du XVIIe au XIXe siècle, les dossiers correspondants étaient confiés à la Congrégation pour l'évangélisation des peuples.

    Benoît XVI, notre pape émérite, ne souligne pas seulement les devoirs réciproques envers tous les membres de la « famille humaine », il fonde ces exigences de l’amour dans la réalité du Corps mystique : « ... la solidarité se nourrit de la «réserve» d’amour qui naît du fait de se considérer comme une seule famille humaine et, pour les fidèles catholiques, membres du Corps mystique du Christ : nous dépendons en effet tous les uns des autres, nous sommes tous responsables de nos frères et sœurs en humanité, et, pour ceux qui croient, dans la foi. »[2]

    L’Église va-t-elle trop loin ? Nos sociétés ne risquent-elles pas de subir un basculement démographique, voire un changement de civilisation, sous la poussée des étrangers ?

    L’Église, qui est « experte en humanité », comme le disait Paul VI, ne tombe pas dans l’irénisme ; sa doctrine sur l’accueil et l’amour des migrants ne relève pas d’une générosité naïve et insouciante, mais d’un souci permanent de vérité : elle ne considère pas les phénomènes migratoires comme une norme d’organisation du monde, car « personne ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa terre natale, s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable » (Léon XIII, Rerum Novarum, 1891). En 1985, Jean-Paul II rappelait au congrès mondial de la pastorale de l’immigration « qu’on ne peut donc pas a priori considérer toute immigration comme un fait positif à rechercher ou à promouvoir ».

    Charité ou Bien commun ? 

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    Comment dès lors concilier l’accueil des déshérités et l’équilibre de la société qui les accueille ? Pour y voir plus clair, il faut opérer une distinction fondamentale entre ce qui relève de la morale (le comportement personnel) et de la politique (le comportement collectif). On ne peut pas raisonner de la même manière du point de vue de l’individu et du point de vue de la collectivité - dont la politique doit assurer le bien commun. Imagine-t-on, par exemple, une nation agressée réagir comme un individu, en prenant à la lettre le commandement du Christ de tendre la joue droite quand la gauche est giflée (Mt 5, 39) ? La défense du bien commun, ici la sécurité, permet à cette nation de se défendre, fut-ce militairement, sous certaines conditions que l’Église a dégagées au fil des siècles : cause juste, intention droite, autorité légitime, dernier recours, chance raisonnable de succès. Il existe donc un domaine de la charité, peu pratiqué mais essentiel : la charité politique ! Pie XI, s’adressant aux étudiants catholiques italiens, le 18 déc. 1927, disait ceci : « Tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui sous ce rapport est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion ».

    S’agissant de l’organisation collective de l’accueil ou du refoulement des migrants, le bien commun doit être le critère fondamental de discernement. Qu’est-ce que le bien commun ? Le Catéchisme de l’Eglise catholique le précise (CEC n° 1905-1912). Il comporte trois éléments essentiels (qui, en l’occurrence, peuvent servir de guide en matière de gestion des flux migratoires) : le respect de la personne ; le bien-être social et le développement du groupe ; la paix et la sécurité : « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et de ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective » (§ 1909).

    En admettant que la proportion de migrants soit jugée dangereuse pour le maintien de la cohésion sociale et l’identité de la nation, les responsables qui exercent la charge de l’autorité ont le droit et le devoir de réguler par les voies du droit, l’accueil ou le refoulement des étrangers, sans porter atteinte à la « charité politique ». C’est ce que précise le Catéchisme de l’Eglise catholique (§ 2241) : « Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont elles ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel  de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges ». En résumé, l’accueil des migrants doit être subordonné au bien commun de la nation.

    Qu’est-ce qu’un étranger  

    La nation ! Le patriotisme ! Voilà bien des concepts qui ont soulevé des controverses depuis la fin de la dernière guerre mondiale et les folies meurtrières du national-socialisme ! Le bien commun de la nation peut-il prévaloir sur les exigences de la charité, en particulier l’accueil de l’étranger ? La réponse est oui, si l’on prend soin de distinguer, comme nous l’avons vu, l’ordre de la charité individuelle de l’ordre de la charité politique.

    Dans Mémoire et identité, publié l’année de sa mort, Jean-Paul II ouvre des perspectives intéressantes. « Patriotisme signifie amour pour tout ce qui fait partie de la patrie : son histoire, ses traditions, sa conformation naturelle elle-même. C’est un amour qui s’étend aussi aux actions des citoyens et aux fruits de leur génie. Tout danger qui menace le grand bien de la patrie devient une occasion pour vérifier cet amour » [3]. Il appartient au pouvoir politique, garant du bien commun, d’estimer la notion de « danger », de mesurer en quoi et comment un nombre déséquilibré d’étrangers pourrait mettre en péril la paix sociale et la cohésion de la nation. Ainsi l’on voit que la menace n’est pas l’étranger en tant que tel, qui mérite notre respect et le don de notre fraternité ; l’étranger est aussi celui qui peut recevoir la Bonne nouvelle de l’Evangile si notre charité est assez vive (les nombreuses conversions de frères musulmans en témoignent) ; l’étranger est également celui qui peut réveiller notre foi assoupie (la présence de chrétiens africains et sud-américains peut être une bénédiction pour nos communautés léthargiques) ; mais l’étranger peut être aussi celui qui refuse de s’intégrer dans son pays d’adoption, qui se pose en rival voire en ennemi du peuple qui l’accueille...

    Théologie de la nation

    Le chrétien sait qu’il est un passant ici-bas, qu’il est un migrant, que son royaume n’est pas de ce monde et que sa vraie patrie est au Ciel, ce qui ne doit pas l’empêcher d’honorer son père et sa mère, c’est-à-dire respecter et mettre à leur juste place ses racines terrestres, car « la patrie est digne, non seulement d’amour, mais de prédilection » (Saint Pie X, Allocution Nous vous remercions, 19 avril 1909).

    Le chrétien sait aussi que « le mystère de l’Incarnation, fondement de l’Eglise, appartient à la théologie de la nation »[4] ; ce mystère signifie que tous les hommes sont appelés à s’agréger au nouveau Peuple de Dieu préfiguré par Israël ; ainsi ceux qui renaissent dans l’Esprit échappent en grande partie aux déterminismes pesants de l’engendrement par le sang et la volonté charnelle (Jn 1, 13) : nationalisme borné, idolâtrie de la différence, cosmopolitisme idéologique... Celui qui (re)naît de Dieu devient citoyen de la nation divine par naturalisation mystique. La seule véritable république est la communion des saints, là où le souverain Bien commun est éternel, à tous et pour chacun, per ipsum et cum ispo et in ipso.

                                                                                                               Pierre René Mélon

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    [1] Cité par S. Thomas d’Aquin dans De Regno (De la Royauté), livre II, chap. VII,  35-40.

    [2] Message du pape Benoît XVI pour la 97ème Journée mondiale du migrant et du réfugié (27 sept. 2010).

    [3] Jean-Paul II, Mémoire et identité, Flammarion, 2005, p. 83.

    [4] Ouvrage cité, p. 89.

     
     
  • L'évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien

     

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    L’évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien

     

                                      

    04SacreMgrDelville.jpgConsacré le 14 juillet 2013 en la cathédrale Saint-Paul  à Liège, le nouvel évêque de Liège, Mgr Jean-Pierre Delville est licencié en histoire de l’université de Liège, théologien diplômé  en sciences bibliques de l’université  grégorienne à Rome et de l’université catholique de Louvain (U.C.L.), où il fut professeur ordinaire  chargé du cours de  l’histoire de l’Eglise et du christianisme ; il aussi obtenu un prix d’orgue au conservatoire royal de Liège. Jacques Zeegers l’a interviewé sur la place des mélodies grégoriennes dans les rites latins de la liturgie catholique : Monseigneur a bien voulu accepté que nous reproduisions ici le texte de cette entrevue destinée au bulletin de liaison de l’académie de chant grégorien (n° 71, décembre 2014) : la section liégeoise de l’académie œuvre depuis plus de dix ans l’église du Saint-Sacrement, au boulevard d’avroy.

    -  Jacques Zeegers : Que représente pour vous le chant grégorien ? Comme prêtre et évêque tout d’abord ?

    -  Mgr Jean-Pierre Delville : Comme prêtre et évêque, c'est-à-dire comme homme d’Eglise, je considère le chant grégorien comme le chant fondamental de l’Eglise. Dans des célébrations plurilingues, par exemple, c’est le chant grégorien qui peut faire l’unité. C’est évidemment le cas dans les liturgies du Vatican, mais aussi en d’autres occasions, dans de grandes rencontres internationales, par exemple. Cela postule bien sûr qu’on ait appris le répertoire par ailleurs car on ne peut avoir la maîtrise du chant uniquement pour ces occasions-là. Mais comme ces occasions sont médiatisées, elles sont aussi porteuses de formation. Cela, c’est l’aspect pratique du chant grégorien, à savoir la référence commune. Mais il y a aussi un aspect plus fondamental lié à son style : c’est un chant méditatif qui porte à la contemplation et qui est donc bien adapté à l’objectif de la liturgie. Il a donc une qualité importante au niveau spirituel.

    -  Et comme historien ?

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    -  Comme historien, je pense que le chant grégorien constitue un patrimoine extraordinaire, tant au niveau des paroles qu’au niveau des mélodies. Il déborde d’ailleurs de la liturgie actuelle car pas mal de pièces n’y sont plus chantées aujourd’hui, par exemple celles qui faisaient partie des rites locaux. J’y vois le témoignage de la créativité de notre Eglise. Je pense aussi au Dies irae qui est l’expression d’une vision de foi, d’une vision dramatique. Tant les paroles que les mélodies reflètent l’histoire de l’Eglise. Sans doute le Dies irae ne correspond-il plus à notre mentalité contemporaine. C’est en tout cas le sentiment qu’on a eu en le supprimant de la liturgie dans la mesure où il insistait plus sur la condamnation (le jour de colère) que sur la miséricorde qui y est pourtant présente. Mais quand on parle du jugement, on ne peut s’exprimer que par métaphores et ce n’est pas parce que les métaphores ont un côté violent qu’elles n’ont pas une signification pour la vie spirituelle ; elles ne sont pas une photographie des réalités spirituelles mais des images qui doivent être interprétées et éveiller la vie spirituelle.

    Pas mal de pièces du répertoire ne sont plus utilisées, mais il est important de les redécouvrir par d’autres biais, que ce soit par la recherche musicale ou par des enregistrements de caractère plus historique. Il est aussi intéressant de voir comment, à certaines époques, on a ajouté de nouveaux textes, par exemple les intercessions à l’intérieur du kyrie (les tropes dont on retrouve la trace dans les titres du Kyriale) qui permettent d’apprécier la créativité de chaque époque.

    Nous avons ici un missel de 1483, le plus ancien du diocèse de Liège, un incunable. On y trouve un Gloria in honorem Beatae Mariae Virginis. Après chaque phrase, on trouve un verset en l’honneur de la Vierge Marie. Après cela, il y eut des périodes où on est revenu à plus de simplicité. Le concile de Trente (1545-1563) a notamment demandé qu’on se moule sur l’Office de Rome plutôt que sur les Offices des Eglises locales, excepté ceux qui avaient plus de 400 ans d’histoire. Il a donc émondé la liturgie par rapport à l’efflorescence locale un peu incontrôlée. Le concile Vatican II a opéré à son tour un second émondage.

    -   Et enfin, comme musicien ?

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    Ci dessus: Chorales au Festival grégorien de Watou et à la Fête-Dieu à Liège  2015 (église du saint-sacrement)

        

    Ci-dessus, les Bénédictines de l'Annonciation (Le Barroux) chantent le trait "commovisti" de la messe du dimanche de la Septuagésime 

    Comme musicien, je vois le chant grégorien comme une musique contemplative, mais aussi expressive. Elle a un côté contemplatif, un peu parce qu’elle nous dépayse par rapport à nos moyens habituels d’expression. Elle a un côté expressif , mais dont l’expression est plus contenue. On pense parfois que pour s’exprimer en musique aujourd’hui il faut faire du rock et crever les tympans avec les décibels. Mais à l’époque de la composition du chant grégorien, même si on voulait exprimer quelque chose  de violent ou de martial dans la musique, on utilisait des moyens  beaucoup plus contrôlés, ce qui n’empêchait pas la musique d’être très expressive. Si on le replace dans le cadre culturel de sa composition, on se rend compte  qu’il ne s’agit pas d’une musique éthérée pour des gens qui sont dans le nirvana. C’est une musique expressive  qui sait rendre les sentiments du texte et évoquer ses symboles : il en est par exemple ainsi  quand le mot ascendit est accompagné d’une mélodie qui monte à l’aigu. C’est non seulement une musique expressive mais aussi une musique qui stimule la voix. Nous avons souvent tendance à être trop intellectuels et cérébraux  dans nos liturgies  ou dans d’autres prestations. Le chant grégorien donne un large espace à la voix, au physique, à l’ouïe et à l’audition. C’est une musique qui demande à la voix un exercice important, car la voix c’est la respiration et la respiration c’est la vie. Pratiquer le chant grégorien, c’est donc une école de vie.

    -  Peut-on prier sur n’importe quelle musique ?

    -  N’importe quelle musique, certainement pas ! A chaque époque, le chant grégorien a subi la concurrence d’autres types musicaux. Dans le haut moyen âge, il devait exister une musique populaire avec des instruments très divers. A partir du 13e siècle c’est encore plus évident avec l’apparition de la polyphonie. Même si, au début, celle-ci était basée sur le chant grégorien, elle est devenue petit à petit autonome. À partir de la fin du XVIe siècle est apparue la musique concertante. Prenons les vêpres de Monteverdi : c’est tout autre chose que du grégorien et pourtant c’est fantastique ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique plus extravertie. Invite-t-elle à la prière ? Oui, sans doute, mais elle vous accroche avec des moyens plus sensuels. Et avec le Requiem ou les messes de Mozart, ou encore celles de Beethoven, on trouve une musique spirituelle très expressive au niveau de l’orchestration. Prier sur le Requiem de Berlioz ? Pourquoi pas ? On ne peut pas dire tout de suite non ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique qui a un côté plus démonstratif, proche de l’opéra. Jusqu’où peut-on prier avec une musique qui est beaucoup plus éloignée du chant grégorien dans sa manière d’être ? Je constate que le chant grégorien connaît à chaque époque  une concurrence avec d’autres modèles musicaux, mais il y a toujours un retour  au fondamental parce que l’autre modèle musical arrive à un certain épuisement ou en tout cas à une exaspération des moyens. On ressent alors la nécessité d’une plus grande simplicité, d’une sorte de pauvreté des mélodies, qui sont au contraire d’une très grande richesse.

    -  Comment interprétez-vous l’article 116 de la Constitution sur la liturgie du concile Vatican II (Sacrosanctum concilium) qui précise que «  l’Eglise reconnait dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place » ?

    -  Il est très difficile de respecter cette invitation qui est en tension, pour ne pas dire en contradiction avec l’autre affirmation du concile demandant de célébrer la liturgie dans les langues locales et d’avoir un chant d’ensemble pour les fidèles (1) . On a donc deux prescriptions juxtaposées qui sont concurrentielles. C’est d’ailleurs vrai pour pas mal de textes conciliaires pour lesquels on a voulu équilibrer des tendances différentes. Ici, c’est particulièrement clair. Nous sommes devant une tension qui n’a pas été résolue. Car comment donner une première place au chant grégorien alors qu’en même temps on vous demande de célébrer dans les langues locales  et, qui plus est, de manière à ce que l’assemblée puisse chanter ? Une grande partie du répertoire grégorien n’est accessible qu’à des chantres très exercés et ne peut être chantée par l’assemblée. La question de la langue fait aussi difficulté. On a parfois transposé dans d’autres langues les mélodies grégoriennes, mais on a souvent hésité à le faire parce que cela ne correspond pas aux accents toniques  de la langue. Je connais cependant des exemples qui, à mes yeux, ne sont pas du tout décevants, notamment à Orval. On a peut-être trop peu exploité cette possibilité. J’ai aussi entendu des adaptations dans des langues africaines, et  cela ne semblait pas mal du tout. Je crois en tout cas qu’il faut des pionniers dans la revitalisation du chant grégorien qui contribuent à en donner le goût. Il ne faut pas assimiler purement et simplement le grégorien au rit ancien de la liturgie ni à une forme d’interprétation du chant. Il faut retravailler l’interprétation. Pour cela nous avons besoin de pionniers qui le font revivre d’une manière renouvelée, de sanctuaires, de chorales spécialisées qui en donnent le goût, et pas seulement à travers des survivances de ce qu’on faisait dans le passé.

    -  Comment se fait-il que, malgré cette déclaration du concile, le chant grégorien ait été délaissé dans la plupart des paroisses ? Croyez-vous que c’est une évolution irréversible ? Si non, que faire pour qu’on en redécouvre toute  la richesse et qu’on le chante davantage dans la liturgie, à côté d’autres formes musicales ?

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    -  Je constate que, même au Congo, on continue dans certaines églises à chanter la messe en grégorien. Cela veut dire qu’il n’y a pas nécessairement un lien entre telle culture et le chant grégorien. Il peut aussi séduire et intéresser des communautés chrétiennes qui ne sont pas de culture latine, ni même de culture occidentale. Je trouve cela très intéressant. Que faire pour en redécouvrir la richesse ? Comme déjà dit, il faut retravailler l’interprétation pour en renouveler le genre. Dans mes souvenirs de jeunesse, lorsque des chorales de village pratiquaient le chant grégorien , c’était souvent larmoyant, peu dynamique , avec des voix chevrotantes et peu accordées entre elles. Comme ce chant n’est pas si facile à pratiquer, le pratiquer mal le dévalorise très fort. On pâtit de ces mauvais exemples anciens. Une veine s’ouvre donc de ce côté-là : renouveler l’interprétation. Il importe aussi d’avoir des lieux de culte où le grégorien est explicitement travaillé et pratiqué de manière à ce qu’il y ait  une régularité, que ce ne soit pas trop livré à l’improvisation du moment. Sinon, il est compliqué d’introduire subitement une petite pièce en grégorien alors qu’on a pris d’autres habitudes. On le voit bien dans les paroisses. C’est franchement difficile. Il y a aussi peut-être un problème de formation dans les séminaires. Cela mériterait d’être approfondi.

    -  On dit souvent que le latin constitue un obstacle. Qu’en pensez-vous ?   

    -  Il est certain que c’est un obstacle. Mais ce n’est pas un obstacle absolu. En Egypte, par exemple, les chrétiens coptes sont arabophones et ne comprennent pas la langue copte. C’est une langue égyptienne ancienne qui n’a rien à voir avec l’arabe. Les Coptes chantent en copte pour être Coptes, mais ils ne comprennent pas ce qu’ils chantent, mis à part le clergé et quelques spécialistes qui ont appris la langue. Un jour, le taximan qui me transportait a glissé une cassette dans son lecteur pour apprendre et répéter les pièces qu’il devait chanter le dimanche suivant. Il ne comprenait pas les paroles, on lui en expliquait le contenu par après. C’est assez extraordinaire de voir les Coptes chanter dans une langue qu’ils ne connaissent pas pour conserver un patrimoine auquel ils sont très attachés. Le latin n’est donc pas un obstacle absolu, d’autant plus qu’il y a partout, y compris sur Internet, des traductions des pièces grégoriennes. On ne doit pas non plus favoriser la disparition du latin parce que cela impliquerait qu’on se coupe des racines littéraires, théologiques et spirituelles des trois quarts de la production de notre Eglise  et la rendrait inaccessible dans le texte original. Ce serait dramatique. Il est donc important que le latin soit pratiqué, y compris dans le chant, pour ne pas faire de la langue latine une langue inconnue. Ce ne serait pas seulement la perte d’une langue, mais aussi la perte d’une accessibilité à un patrimoine énorme. Le grégorien contribue ainsi à maintenir ouverte la porte de l’accès au patrimoine théologique et spirituel rédigé en latin dans l’Eglise d’Occident.

    Le latin, langue morte? ci-dessous, l'expérience  de la "schola nova", école internationale d'humanités classiques (Belgique):

    On constate que de nombreuses pièces du commun de la messe sont aujourd’hui chantées en latin sur des mélodies modernes, mais il est rare qu’on entende du grégorien alors qu’il s’agit de pièces relativement simples, comme s’il y avait une sorte d’exclusion.

    -  On a peut-être eu le sentiment qu’il fallait prendre ses distances. Il reste un sentiment d’antagonisme ; on pâtit d’un a priori négatif. Lors de la réforme liturgique, on a eu l’impression, à tort, qu’il fallait tout supprimer. 

    -  Percevez-vous une évolution dans la manière d’interpréter le chant grégorien, notamment avec l’apport des études sémiologiques ?

    -   Oui, je le perçois clairement. J’ai pu le remarquer notamment au Sacré-Cœur de Linthout où j’ai célébré  régulièrement la messe à Bruxelles. Avec Paul-Augustin Deproost, les pièces du propre de la messe sont chantées a capella avec une interprétation dynamique basée notamment sur les accents toniques de la langue latine. L’effet est magnifique. En comparaison avec les petites chorales d’amateurs que l’on pouvait trouver ailleurs dans le passé, c’est incroyablement différent. Je trouve que c’est un exemple parmi d’autres de chorales dynamiques qui font redécouvrir le chant grégorien.

    Le chant grégorien devrait-il se limiter au rite extraordinaire ?

    -  Il n’y a évidemment aucune contradiction entre le grégorien et le rit ordinaire issu du concile. Un certain nombre de paroisses pratiquent le grégorien dans la forme ordinaire du rit romain. Le rit ordinaire existe d’ailleurs aussi en latin comme on le célèbre à Solesmes ou à Clervaux. C’est une veine importante à travailler.

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    Je trouve important que la forme extraordinaire du rit romain soit pratiquée parce qu’elle donne au chant grégorien la totalité de ce que les exégètes appellent un Sitz im Leben, c'est-à-dire un lieu de vie. Il n’y a pas seulement les pièces musicales, il y a aussi les gestes du prêtre et les textes des prières qui ne sont pas toujours les mêmes que dans le rit ordinaire. Il y a un certain nombre d’éléments qui permettent au chant grégorien de se situer dans la totalité de l’action liturgique au sein de laquelle il est né, en tout cas pour  le monde latin. C’est là que le chant grégorien trouve son milieu complet d’insertion avec, et le chant et les textes, et les odeurs, et les couleurs. C’est un patrimoine spirituel, liturgique et théologique qui, sans cela serait purement et simplement rangé dans les placards. C’est comme si on imaginait que la messe en si de Jean-Sébastien Bach ne soit plus qu’un livre avec des portées musicales mais jamais plus exécutée. Mgr Roger Gryson  rappelle souvent que le canon romain plonge ses racines jusqu’au 4e siècle. La liturgie et les oraisons qui l’accompagnent datent aussi en partie de cette époque –là.

    -  Quelles sont vos pièces préférées dans le répertoire grégorien ?

    -   J’ai noté le Victimae paschali laudes, l’Alleluia  de la messe du jour de Pâques, le Salve Regina, tant dans sa version solennelle que dans la version courte. Je pense aussi au Credo I 

    Cela me fait penser que sélectionner quelques pièces représentatives et accessibles du répertoire grégorien pour mieux les faire connaître partout serait un atout. Je le vois déjà avec le Salve Regina. C’est la pièce la plus connue du répertoire. Quand on va dans une église avec un groupe composite de touristes, c’est souvent sur le Salve Regina qu’on tombe lorsqu’il s’agit de chanter une prière. Et alors tout le monde suit. On pourrait donc travailler cette pièce un peu plus, y compris dans la catéchèse, sachant qu’il s’agit d’un lieu de convergence, de réunion de tout le monde dans la prière. On pourrait ainsi valoriser certaines pièces du répertoire grégorien, en les rendant plus populaires et mieux connues et comprises qu’elles ne sont. Ainsi, on pourrait ouvrir une porte.

    + Jean-Pierre Delville, évêque de Liège

               Ci-dessus, le "Salve Regina" des Templiers

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