LA LITURGIE AU PAYS DE LIEGE

Nous donnons ici, sans son appareil de notes, un chapitre de l'introduction à notre édition du « Missel selon l'ancien rit liégeois prétridentin », qui sera disponible sous peu. (Pour être tenu au courant de la parution, envoyer un simple courriel à : nexuslatin@yahoo.fr.)
QUELQUES REPÈRES
DANS L’HISTOIRE DU RIT LIÉGEOIS
- Les origines
Héritière à sa naissance, dès l’aube du viiie siècle, de la liturgie célébrée depuis le ive siècle dans l’antique cité de Tongres, l’Eglise de Liège conserva et développa pendant un millénaire environ son rit propre.
On cite comme premier évêque de Tongres saint Materne ; il semble que cela doive s’entendre au sens que Tongres relevait de lui en sa qualité d’évêque de toute la Germanie seconde.
Ce n’est probablement pas avant sa mort que la cité fut érigée en évêché, et saint Servais est le premier pontife dont il soit historiquement bien établi qu’il ait occupé ce siège, aux environs de 340. Sans doute est-ce à lui que le diocèse, dont le centre passera de Tongres à Maastricht puis à Liège, est redevable de sa première organisation et de l’ordonnance de sa tradition liturgique, semée un peu plus tôt, au cours de l’évangélisation par Materne. En dehors de son rôle dans la résistance à l’arianisme, on n’a toutefois guère plus de renseignements sur cet évêque, sinon que son nom, Serbatios, indique une origine orientale.
Cette maigre information s’inscrit parfaitement dans la ligne de ce que l’on sait par ailleurs des plus anciens vestiges liturgiques des Eglises transalpines : ils révèlent qu’elles ont en commun de s’apparenter à « un type d’inspiration et de forme orientales, introduit en Occident vers le milieu du ive siècle » (H. Leclercq).
Le souvenir du premier substrat du Missel liégeois s’est vraisemblablement perpétué dans l’appellation « usage de Saint-Materne » dont fut qualifié autrefois le rit primitif de l’ancien diocèse
- La touche carolingienne

Dans la mouvance de la « renaissance » carolingienne, sous le règne de Pépin le Bref, de Charlemagne et de ses successeurs, la liturgie liégeoise s’imprègne d’éléments romains. Il semble que l’intérêt porté au chant de la chapelle pontificale ait engagé le processus.
Originaire de la Hesbaye au pays de Liège où il fit ses études, sans doute à l’abbaye de Saint-Trond, le fondateur de l’école messine, saint Chrodegang (évêque de Metz de 742 à 766, conseiller et homme de confiance de Pépin le Bref), est impressionné par la qualité des mélodies de la tradition romaine : il les introduit d’abord dans son diocèse ; et comme il procède à l’ordination de fort nombreux évêques et clercs, les usages romains qu’il entend propager pénètrent aussi dans plusieurs autres sièges épiscopaux (civitates).
Un capitulaire ecclésiastique édicté par Charlemagne en 789 impose aux clercs l’étude du chant romain et mentionne que Pépin avait abrogé le chant gallican. La mesure de son père avait donc rencontré des résistances ; lui-même insiste en octobre 802 sur l’obligation pour le clergé de pouvoir célébrer selon le cursus romain, et prescrit, comme condition d’admission au sacerdoce, un examen de chant selon le rit romain. En décembre 805, il revient encore sur l’obligation d’enseigner le chant et de l’exécuter d’après l’usage romain, tant pour l’ordo que pour la manière.
Charles demeure néanmoins ouvert à d’autres formes de tradition, comme l’atteste fort bien, par exemple, l’anecdote que voici : « Au jour octave de l’Epiphanie, comme des Grecs psalmodiaient à l’écart en leur langue, et que, restant inaperçu à proximité, il était charmé par la douceur de leurs chants, il ordonna à ses clercs de lui procurer ces mêmes antiennes traduites en latin » (Gesta Caroli Magni).
On ne sera pas surpris, à la lecture de ce trait, que la liturgie romaine n’ait pas purement et simplement éliminé les rites et chants en usage au Nord des Alpes, mais se soit plutôt fondue avec eux pour aboutir aux diverses liturgies gallo-romaines, qui enrichirent réciproquement la liturgie de Rome elle-même. « Les personnes que les rois francs, Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux, chargèrent d’assurer l’exécution de la réforme liturgique, ne se crurent pas interdits de compléter les livres romains et même de les combiner avec ce qui, dans la liturgie gallicane, leur parut bon à conserver. De là naquit une liturgie quelque peu composite, qui, propagée par la chapelle impériale dans toutes les églises de l’empire franc, trouva le chemin de Rome et y supplanta peu à peu l’ancien usage » (L. Duchesne).
Ainsi fut alors constitué ce que les liturgistes appellent aujourd’hui le « Grégorien de type III », au départ du Grégorien de type I, purement romain ― qu’Adrien Ier avait fait parvenir à Charlemagne vers 791 ―, complété grâce à diverses versions du Gélasien du viiie siècle, et intégrant de nombreux apports gaulois anciens.
En ces apports assimilés par les livres romains, et en d’autres vestiges, on aperçoit que, moins sobre sans doute que la liturgie romaine, celle des Gaules pouvait être tout autant admirable, et splendide son chant. « Au témoignage d’Amalaire, [...] les chantres francs auraient conservé plus fidèlement que les romains le répertoire intégral des cantilènes » (A. Auda). Aussi bien le motif allégué par les sources pour justifier l’adoption générale du rit romain, ou plus exactement romano-gaulois, est-il seulement celui du souci d’unité.
Ce rit mixte prévalut également à Liège, car il est hors de doute que les dispositions prises par Charlemagne y furent d’application. Comme il célébrait fréquemment les plus grandes fêtes liturgiques près du tombeau de saint Lambert, on imagine mal le clergé liégeois contrevenant à ses volontés ! Sa résidence d’Aix-la-Chapelle faisait d’ailleurs partie du diocèse.
Une fois consommé le partage de son Empire, les papes n’en continuent pas moins de veiller à l’unité liturgique, et leurs directives ne restent pas lettre morte : en 835, par exemple, à la demande du pape Grégoire IV, Pirard (/Eirard) est le premier évêque du diocèse à célébrer la Toussaint.
- La touche insulaire

La liturgie liégeoise est tributaire aussi des apports hiberno-saxons : en effet, nombreux furent les Scoti à émigrer par vagues sur le continent, dans l’espoir de se mettre à l’abri des incursions scandinaves. Ils y ramenaient une riche et antique tradition, qui s’était perpétuée sur leurs îles, épargnées au cours des précédents siècles par les grandes invasions barbares. Ces réfugiés ne seront donc aucunement perçus comme des novateurs, mais bien au contraire comme les dépositaires d’un mos genuinus, auquel on s’appliquait toujours de se conformer pour le mieux. Leur présence dans le diocèse de Liège est bien attestée, notamment par la fondation des monastères de Waulsort et de Fosses.
La romanisation liturgique aiguillonnée par le Palais impérial est l’œuvre, principalement, d’un Anglo-Saxon formé à l’école d’York : Alcuin.
Le Missel liégeois garde trace de son intervention, particulièrement dans les messes votives attribuées aux jours de la semaine, qui s’apparentent à celles de son supplément, et aussi dans la mention au canon de « et Antistite nostro » inconnu de l’Hadrianum, et de « et omnibus orthodoxis, etc. » qui ne figurait ni dans le Grégorien, ni dans le Gélasien, mais seulement dans les manuscrits irlandais.
Sedulius Scotus (mort après 874, dit aussi « Sedulius le Jeune »), surnommé le « Virgile de Liège », fin lettré qui connaissait le grec, s’établit à la cour de l’évêque Hartgar vers 845 avec plusieurs de ses compatriotes. Une lettre de l’un d’eux, Otveus, adressée à un certain Amud, témoigne de la préoccupation que l’on avait alors à Liège de disposer de manuscrits liturgiques fiables : « Je demande à votre cœur charitable de bien vouloir nous procurer un antiphonaire nocturnal corrigé et expurgé de toute erreur ».
A cette même époque, entre 841 et 855, était réalisé à Liège le manuscrit aujourd’hui répertorié sous l’intitulé de « codex de Padoue D 47 », qui conserve le plus ancien état actuellement connu du sacramentaire grégorien.
- Etienne de Liège

Un nom surtout se détache au xe siècle à Liège en matière de liturgie : celui de l’évêque Etienne (901-920). Ce pontife, qui fut parmi les plus distingués à occuper le siège de saint Lambert, reçut à Metz son éducation. Il la paracheva à l’école du Palais, vers 864, en compagnie de Radbod, sous la direction de Mannon.
Etienne composa de nombreux ouvrages se rapportant à la liturgie, aux lettres et à la musique. Outre un « très remarquable » Traité sur la Musique, que l’anonyme de Melk, moine de Prüfnung au xiie siècle, lui attribue, on lui doit un Liber capitularis, un Missel, une Vie de saint Lambert, un Office de l’Invention de saint Etienne, un Office de la Sainte Trinité et un Office de saint Lambert.
La production d’Etienne ne nous éclaire pas sur le Missel liégeos. Le Liber capitularis préfigurait ce qui deviendra plus tard le bréviaire ; il ne reste hélas aucune trace du Missale Stephani, répertorié dans le catalogue de la bibliothèque de l’abbaye de Stavelot ; quant à ses trois Offices, ils ne comportent pas d’indication sur la messe. C’est au viiie siècle, en effet, que les formulaires de la messe atteignent leur pleine maturité : la règle prévalut dès lors de s’en tenir au corpus existant, en y puisant les pièces convenant aux célébrations nouvelles.
- Une célébration nouvelle : la Fête-Dieu

En 1246, à la suite d’une révélation reçue par sainte Julienne du Mont-Cornillon, l’évêque de Liège, Robert de Thourotte, instaurait dans son diocèse une fête en l’honneur du saint sacrement ; le cardinal-légat Hugues de Saint-Cher la promulgua, avec octave, dans toute l’étendue de sa légation, le 29 décembre 1252 ; peu après, le pape Urbain IV, qui avait été archidiacre de Campine à Liège de 1243 à 1248, l’adopta pour l’Eglise universelle, par la bulle Transiturus, datée du 11 août 1264.
L’Office primitif de la Fête-Dieu avait été composé, à la demande de l’évêque Robert, par un simple clerc, Jean du Mont-Cornillon Il semble assez établi que sainte Julienne, qui maîtrisait bien le latin, y ait mis elle-même la main. D’une grande beauté, il fut néanmoins assez vite supplanté par l’Office romain, à peine plus récent et tout aussi remarquable. Ce dernier fut commandé par le Pape, pour l’insertion de la fête au calendrier universel. L’attribution à saint Thomas d’Aquin est discutée.
- Depuis les statuts de Jean de Flandre jusqu’à nos incunables
Transféré par le pape Martin IV du siège de Metz à celui de Liège, l’évêque Jean de Flandre (1282-1292) ne pouvait qu’y prolonger les traditions messines. Docteur ès décrets de l’Université de Paris, il dota en 1288 son diocèse de statuts qui restèrent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Ils constituent comme un abrégé représentatif des lois de l’Eglise universelle et des dispositions proprement liégeoises. Jean de Heinsberg (1419-1455) les renouvela, après quelques retouches, au synode de 1445.
On peut y relever notamment, en ce qui concerne la liturgie, que l’Office était chanté en entier, matines comprises, dans toutes les églises du diocèse. Les statuts énumèrent en outre, sans compter les dimanches, quarante-huit fêtes chômées et quinze vigiles : l’examen des incunables liégeois montre qu’ils sont, à très peu de chose près, conformes à cette disposition des statuts. En 1532, Erard de la Marck réduira le nombre des fêtes chômées à vingt-sept.
En 1311, la bulle Transiturus fut confirmée au concile de Vienne, et nous savons par un témoignage ancien que la procession du saint Sacrement était déjà organisée dans le diocèse de Liège en 1318, l’année même où elle fut prescrite par Jean XXII.
De nouveaux Offices continuent d’apparaître : après avoir recommandé pour rappel la fête de l’Immaculée Conception déjà obligatoire dans le diocèse, Englebert de la Marck (1345-1363) introduit la fête de la sainte Lance et des saints Clous, le vendredi après l’octave de Pâques ; son successeur, Jean d’Arckel, approuve en 1365 un Office de sainte Barbe, composé (texte et plain-chant) par Louis de Montenacken ; en 1425, le concile de Cologne (métropole de Liège) établit la fête de la Compassion de la Vierge en la fixant au vendredi après le dimanche Iubilate.
La majeure partie du patrimoine de Liège périt dans la mise à sac et l’incendie de la ville par Charles le Téméraire, en novembre 1468 ; le duc avait certes interdit d’incendier les églises et les abbayes, mais elles furent néanmoins pillées. La perte est énorme pour notre connaissance du passé liégeois et en particulier de sa liturgie.
- Parmi les livres liturgiques conservés (xe-xive s.)
Quelques livres nous ont toutefois été conservés, qui servirent aux célébrations dans le pays de Liège, avant les incunables : ils proviennent des abbayes de Stavelot-Malmédy, de Saint-Hubert (Andage), de Saint-Laurent à Liège, de Saint-Trond, de Tongerloo ; du Val-Sainte-Marie lez Huy ; de la collégiale Sainte-Croix à Liège et de Notre-Dame de Tongres ainsi que de Saint-Odulphe de Looz.
Les notations musicales représentées dans ces manuscrits sont extrêmement variées : la française, l’aquitaine, la messine, l’anglo-saxonne, la romaine et la gothique.
- Vers l’adoption du rit romain post-tridentin
En promulguant le bréviaire (1568) puis le missel (1570) de rit romain restaurés d’après les meilleurs manuscrits, en application des volontés du concile de Trente (XXVe et dernière session), le pape saint Pie V n’entendait pas abroger les rits qui pouvaient se prévaloir d’au moins deux siècles d’ancienneté. Le rit liégeois remplissait très largement cette condition : il pouvait donc être conservé.
Bréviaire — On observe alors quelques flottements parmi le clergé. Reconnaissant de bons mérites à la révision effectuée, ou simplement dans l’intention de favoriser l’uniformité liturgique, un certain nombre d’ecclésiastiques adoptèrent assez rapidement, tel quel, le bréviaire romain, qui avait été imprimé à Liège en 1572.
Le 27 février 1604, le Chapitre cathédral opta pour une voie moyenne et décida de se contenter de rendre son bréviaire plus conforme au bréviaire romain. En 1608, Daniel Raymondi et Lambert Scronx, chanoines de Saint-Materne, furent chargés de ce travail, dont ils soumirent le résultat au Chapitre, en séance du 6 mars 1615.
L’examen ne fut pas de simple formalité : on institua une commission ; elle formula des observations entraînant des retouches. La version remaniée fut présentée le 20 février 1619 et approuvée le 25 septembre. La promulgation suscita au Chapitre de nouvelles objections : certains proposaient d’adopter tout simplement le bréviaire romain, mais la majorité résolut, le 23 juin 1620, d’adopter le bréviaire liégeois retouché, ou, si cela ne pouvait se faire, de réimprimer l’ancien bréviaire liégeois. La décision fut prise finalement, le 15 juillet, de faire imprimer le bréviaire liégeois romanisé, qui parut en 1622. Il fut adopté par toutes les églises collégiales en 1623 et par le clergé paroissial en 1624.
Le 9 août 1661, le nonce Marc Gallio fit pression sur le Chapitre pour le pousser à adopter le bréviaire et le missel romains. Les chanoines cédèrent le 19 septembre, après un vote qui n’obtint qu’une faible majorité, mais ils revinrent bientôt sur cette décision pour la rejeter définitivement le 6 mars 1662.
En 1687, l’évêque voulut déplacer la fête du Saint Nom de Jésus à la date où elle se célébrait au calendrier romain, pour y donner l’indulgence plénière que le pape lui avait concédée. Le Chapitre n’accepta, après un premier refus, qu’à la condition de la célébrer selon le rit liégeois « plus beau, avec des chants plus suaves et plus pieux »...
Le bréviaire liégeois fut encore imprimé à Liège par Christian Bourguignon en 1815 (Bohatta, 2343).
Missel — Le Missel romain ne fut introduit que tardivement à Liège. La tentative du nonce Gallio en vue de l’imposer aux chanoines resta sans lendemain et, vingt-cinq ans plus tard, l’affaire du déplacement la fête du Saint Nom de Jésus témoigne assez de la détermination du Chapitre à défendre fermement le maintien du rit liégeois, renâclant même à adopter une harmonisation ponctuelle dans le calendrier.
On pense d’ordinaire que c’est peu après les troubles révolutionnaires, vers 1805, que le rit romain fut adopté à Liège. Sans doute convient-il d’apporter quelque nuance, au moins quant au caractère contraignant du changement : une édition liégeoise du plain-chant de la messe pour les défunts datée de 1834 (et munie de l’approbation ecclésiastique) porte en effet cette mention significative : « ad usum omnium ecclesiarum, tam urbium quam pagorum, in quibus officium celebratur iuxta ritum Ecclesiæ Romanæ » [à l’usage de toutes les églises, tant des villes que des villages, où l’on célèbre l’Office selon le rit de l’Eglise romaine]... La relative limitative laisse entendre que ce n’était pas encore le cas partout, même à cette époque.
Le Rituel liégeois resta en usage jusqu’en 1862 : il fut alors abrogé par Théodore Alexis de Montpellier.
- Conclusion
Sans prétendre « faire croire à l’immutabilité absolue du rite liégeois qui serait demeuré par exemple complètement indifférent aux divers mouvements réformistes des Alcuin et des Amalaire », Antoine Auda affirme qu’il « se trouvait, par suite de la conservation de ses usages antiques, plus conforme à l’ancienne liturgie romaine qu’à celle suivie alors [au xvie s.] à Rome même. » Car, poursuit-il, « [lorsque] la chapelle papale et, à son exemple, bon nombre d’églises modifièrent leurs rites, Liège [...] resta fidèle à ses traditions séculaires, acceptant seulement les modifications nécessitées par les besoins nouveaux. »
Force est de reconnaître qu’à défaut de témoignages suffisamment explicites et par manque surtout de livres liturgiques permettant de retracer exactement pour chaque époque l’état des liturgies particulières, il est parfois malaisé d’en cerner l’évolution avec la précision que l’on souhaiterait. A Liège, cette évolution semble en tout cas n’avoir obéi à d’autre souci que d’unité et d’authenticité : on n’y décèle rien qui ressemble aux aventures néo-gallicanes.
Dans un mémoire rédigé à la fin du xviiie siècle, l’abbé De Vaux, doyen du chapitre de Saint-Pierre à Liège, donne l’information suivante : « Tongres eut sa liturgie propre et un bréviaire particulier, qu’il nommait usage de Saint-Materne ― usage commun alors à tout le diocèse de Liège. Cette ville, au contraire, se soumit à l’usage introduit par le prince et qu’on nomme aujourd’hui l’ancien romain. Tongres a depuis cinquante ou soixante ans abandonné l’usage de Saint-Materne et pris l’usage de Liège ».
L’auteur distingue donc bien. Une liturgie primitive se répand depuis Tongres, le siège premier, partout dans le diocèse : c’est l’usage dit de « Saint-Materne ». Le prince ― Pépin ou Charlemagne ― introduit ensuite l’usage « ancien romain », dont De Vaux dit qu’il fut adopté à Liège, mais seulement dans la ville, qu’il a soin de mentionner à part du diocèse (« au contraire »). Tongres au moins, selon son témoignage [peut-être mis à mal par le Liber ordinarius Tungrensis ecclesiæ (xve siècle)...], aurait conservé l’usage de Saint-Materne jusqu’aux débuts du xviiie siècle, en raison sans doute de l’attachement particulier qu’elle avait pour le patronage de son évangélisateur ; rien n’est dit du reste du diocèse, mais on peut raisonnablement supposer qu’ailleurs la transition se fit peu à peu, non sans mélange, sans doute, entre les deux usages. L’« usage de Liège » représente ainsi cet « ancien romain » qui est plutôt, comme nous l’avons vu plus haut, un « gallo-romain » voire, sur les terres de saint Lambert, un « materno-romain ».
Voilà pourquoi il semble approprié d’affecter l’appellation d’« ancien rit liégeois » au Missel que reproduisent les incunables liégeois : de cette façon, on le distingue à la fois du pur usage de Saint-Materne, qu’on désignerait sous le nom d’« antique rit liégeois » (suivi à Liège jusqu’à la fin du viiie siècle environ, et à Tongres peut-être jusqu’aux débuts du xviiie), et aussi des usages de l’« ancien rit [gallo-]romain », pratiqués ailleurs dans les Eglises transalpines jusqu’à l’adoption du Missale Romanum de 1570.
Jean-Baptiste Thibaux.
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Vérité et Espérance - Pâque Nouvelle, n° 106, printemps 2018
Depuis les réformes liturgiques opérées dans le sillage du second concile du Vatican (1962-65), et les dissensions qu’elles ont engendrées, le mode de réception de l’Eucharistie est devenu peu à peu un marqueur de la sensibilité du communiant. Communie-t-on debout, en file indienne et sur la main ? Nous voici dans l’air du temps, moderniste voire réformateur. Reçoit-on l’eucharistie au banc de communion, à genoux et sur la langue ? Nous voilà
nostalgique, « tradi » voire réactionnaire ! 
Plus tard, du temps de S. Grégoire le Grand (+ 604), la formule de réception de l’eucharistie s’est développée : Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ conserve ton âme. Alcuin, au VIIIe s., rapporte cette formule : Que le corps et le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ te conserve pour la vie éternelle. Autre variante : Que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ soit pour toi le salut du corps et de l’âme. Cette formule est quasiment identique à celle qui est prononcée dans toute l’Église jusqu’en 1965 et encore aujourd’hui dans les messes en latin selon le rite dit extraordinaire.
En orient, en témoignent aussi S. Basile, S. Jean Chrysostome ; S. Cyrille de Jérusalem (+ 387), dans ses Catéchèses, instruit précisément les fidèles : « Quand vous approchez pour communier, il ne faut pas y venir les mains étendues ni les doigts ouverts, mais soutenant de la main gauche votre main droite qui doit contenir un si grand Roi, recevez le corps de Jésus-Christ dans le creux de votre main en disant Amen ; alors, après avoir eu soin de sanctifier vos yeux par l’attouchement d’un corps si sain et si vénérable, vous y communierez en le mangeant. Mais prenez bien garde qu’il n’en tombe rien, considérant la perte que vous feriez de la moindre miette, comme si vous perdiez quelqu’un de vos membres. Si l’on vous donnait de l’or, quel soin n’apporteriez-vous pas pour le bien garder et n’en rien perdre ? Quelle précaution ne devez-vous donc pas avoir pour qu’il ne tombe pas la moindre partie d’une chose infiniment plus précieuse que l’or et les diamants. »
Les hommes lavaient leurs mains avec grand soin avant de communier ; il est établi qu’en France et en Afrique, les femmes se recouvraient la main d’un linge blanc. On appelait ce linge dominicale. Le concile d’Auxerre (can. 36) interdit aux femmes de recevoir l’Eucharistie dans la main nue ; et au canon 42 : Que chaque femme quand elle communie, ait son dominicale, que si quelqu’une ne l’a point, qu’elle ne communie point jusqu’au dimanche suivant.
Peu à peu, à partir du IXe siècle, suite à des abus (détournements d’hosties, vols, communions sacrilèges…), les prélats de l’Église ont commencé à recommander aux prêtres de ne plus donner l’eucharistie dans la main mais directement dans la bouche des fidèles. La première trace écrite de ce changement est datée d’un concile qui se tint à Rouen sous Louis le Pieux (+ 840). Cependant, les coutumes anciennes ont persisté longtemps, par exemple en Bohême, au milieu du XVe siècle, selon le témoignage du cardinal Nicolas de Cues (+1464) dans la septième de ses lettres au clergé de son diocèse.
un… chalumeau : un bout trempait dans le calice et l’autre était dans la bouche du communiant. Les paroles du cérémonial sont les suivantes : Le pape ayant pris le corps de Jésus-Christ, l’évêque cardinal assistant lui présente un chalumeau d’or avec lequel il prend une partie du sang, laissant le reste pour le diacre et le sous-diacre.
Les premiers chrétiens recevaient l’eucharistie après un repas en commun (appelé aussi agapes), comme lors de la dernière Cène. Déjà des abus liturgiques sont constatés et dénoncés par S. Paul.
À la fin des années 1960, au nom d’un retour au passé (forcément authentique), beaucoup ont souhaité favoriser un retour à la communion dans la main ; il s’agissait aussi plus globalement de renforcer la participation active des fidèles dans le déroulement de la liturgie. Plus de vingt ans avant les autorisations post-conciliaires allant dans ce sens, Pie XII dénonçait déjà ce qu’il appelait « l’archéologisme liturgique » dans l’encyclique Mediator Dei (20 novembre 1947) :
les avantages de la communion sur la langue ; et elle conclut comme suit : « Compte tenu de la situation actuelle de l’Église dans le monde entier, cette façon de distribuer la sainte communion [sur la langue] doit être conservée, non seulement parce qu’elle a derrière elle une tradition multiséculaire, mais surtout parce qu’elle exprime le respect des fidèles envers l’Eucharistie. [...] De plus, cette façon de faire, qui doit déjà être considérée comme traditionnelle, assure plus efficacement que la sainte communion soit distribuée avec le respect, le décorum et la dignité qui lui conviennent [...]. C’est pourquoi, le Souverain Pontife n’a pas pensé devoir changer la façon traditionnelle de distribuer la sainte communion aux fidèles. Aussi, le Saint-Siège exhorte-t-il vivement les évêques, les prêtres et les fidèles à respecter attentivement la loi toujours en vigueur et qui se trouve confirmée de nouveau ».
point tel que la Sacrée Congrégation pour les sacrements et le culte divin a publié en 1980 une sévère Instruction sur les normes relatives au culte du mystère eucharistique. Y sont notamment dénoncées la distribution abusive de l’eucharistie par des laïcs et la réception indigne de ce sacrement.
« Adorer le Dieu de Jésus Christ, qui s’est fait pain rompu par amour, est le remède le plus valable et radical contre les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui. S’agenouiller devant l’Eucharistie est une profession de liberté : celui qui s’incline devant Jésus ne peut et ne doit se prosterner devant aucun pouvoir terrestre, aussi fort soit-il. Nous les chrétiens nous ne nous agenouillons que devant Dieu, devant le Très Saint Sacrement, parce qu’en lui nous savons et nous croyons qu’est présent le seul Dieu véritable, qui a créé le monde et l’a tant aimé au point de lui donner son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Nous nous prosternons devant un Dieu qui s’est d’abord penché vers l’homme, comme un Bon Samaritain, pour le secourir et lui redonner vie, et il s’est agenouillé devant nous pour laver nos pieds sales. Adorer le Corps du Christ veut dire croire que là, dans ce morceau de pain, se trouve réellement le Christ, qui donne son vrai sens à la vie, à l’univers immense comme à la plus petite créature, à toute l’histoire humaine comme à l’existence la plus courte. L’adoration est une prière qui prolonge la célébration et la communion eucharistique et dans laquelle l’âme continue à se nourrir : elle se nourrit d’amour, de vérité, de paix ; elle se nourrit d’espérance, parce que Celui devant lequel nous nous prosternons ne nous juge pas, ne nous écrase pas, mais nous libère et nous transforme. »

Dans le cadre des conférences qu’ils organisent à l’Université de Liège, l’Union des étudiants catholiques liégeois et le Groupe de réflexion sur l’éthique sociale avaient invité, voici quelque temps, le philosophe Rémi Brague, professeur ordinaire à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Membre de l’Institut, celui-ci a reçu le Prix 2012 de la Fondation Ratzinger-Benoît XVI. Voici une synthèse de son exposé, dont la transcription intégrale est disponible gratuitement sur simple demande, en s’adressant à notre rédaction.
Le titre de cette conférence est une métaphore empruntée à l’œuvre du philosophe juif Martin Buber (Vienne 1878-Jérusalem 1965) illustrant le thème de la mort de Dieu que l’on rencontre aussi chez Max Weber (Le désenchantement du monde, 1917) et, bien sûr, Friedrich Nietzche (le Gai Savoir, 1882) : plus que de triomphe, c’est un cri d’inquiétude auquel répond
celui de la mort de l’homme que l’on trouve chez Léon Bloy, Nicolas Berdiaev ou André Malraux. Il a été repris et rendu célèbre par Michel Foucauld (Les mots et les choses, 1966) ramenant cette idée à la critique d’une incohérence logique : si le prototype disparaît, alors la copie doit aussi s’effacer. La thèse de Rémi Brague est moins innocente : selon lui, la disparition de Dieu à l’horizon de l’humanité pourrait entraîner de fait celle de l’humanité elle-même, une disparition sinon physique en tout cas ontologique: la disparition de ce qui fait l’humanité de l’homme.
Au niveau théorique d’abord, la science moderne de la nature n’a plus besoin d’une religion « bouche-trou » lorsqu’on cherche une explication du monde. Mais, on peut ici se demander si une religion a vraiment jamais prétendu expliquer comment le monde fonctionne. Quoi qu’il en soit, le Dieu horloger de Voltaire a vécu. Cette victoire théorique se complète d’une victoire dans la pratique politique, laquelle montre que les sociétés d’aujourd’hui peuvent s’organiser sans avoir besoin d’un principe supra humain de légitimité. Reste que toutes les religions ne cherchent pas à réglementer la société : on oublie trop à cet égard que le christianisme
n’édicte pas de règles de conduite fondamentalement distinctes de celles que la raison naturelle a ou pourrait trouver par ses propres forces. De fait, le Décalogue qui est ce qu’il a retenu de la Torah des juifs n’est jamais que le « kit » de survie de l’humanité : un minimum.
Croire en l’homme, malgré ce théâtre de grand guignol que représente l’histoire ? Nous avons eu, au XXe siècle, deux régimes explicitement athées : l’un anti-chrétien parce qu’anti-juif, l’autre anti-juif parce qu’anti-chrétien. « J’ai honte d’être un être humain » disait alors la philosophe allemande
d’origine juive Hanna Arendt. Et aujourd’hui la question de la légitimité de l’être humain se fait encore plus concrète parce que nous avons, à grande échelle, les possibilités techniques d’en finir avec l’humanité. Or, comme disait Leibniz, les possibles ont une tendance à exister.
Hartmann, la « sale bête » universellement prédatrice, universellement envahissante ne se contentant pas de sa niche écologique mais faisant irruption partout : si l’homme disparaissait, alors tout de même la nature serait libre.
extérieur qui puisse dire qu’il est bon qu’il existe des hommes, un levier d’Archimède qui soit en droit de dire, justement parce qu’il n’est pas homme, que celui-ci, malgré tout, doit être sauvegardé et, conclut Rémi Brague, pour nommer ce point de référence extérieur, si vous trouvez un meilleur terme que Dieu, vous me faites signe.
Dans « La Croix » du 8 février, Isabelle de Gaulmyn commente le récent ouvrage « Comment notre monde a cessé d’être chrétien » (Seuil, 288 p., 21 €) que Guillaume Cuchet a consacré à la rupture ouverte au sein du catholicisme depuis Vatican II . L’auteur montre que la mise en œuvre du Concile a été l’élément déclencheur du décrochage du catholicisme en France (comme ailleurs en Occident), une évolution qui - à son sens- aurait de toute façon eu lieu. Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est:
Image inversée de ses consoeurs occidentales, une jeune Eglise sans complexe,

« C’est une petite phrase qui n’a l’air de rien, mais elle rouvre un débat volcanique dans le monde politique. Richard Miller, député fédéral réformateur, propose d’inscrire dans un préambule à la Constitution les mots suivants : « La loi civile prime sur toute loi religieuse. » Par là, et à la suite du chef de groupe VLD Patrick Dewael, il entend relancer le débat sur une laïcité à la belge. … Richard Miller s’explique. Avec cette formulation, il entend permettre à tous de comprendre « que nous évoluons dans un pays où la croyance religieuse ne dicte pas la loi, ceci avec tout le respect que j’ai pour les convictions et les engagements religieux » . Mais la proposition a-t-elle une chance d’aboutir ? Les socialistes sont favorables (les conclusions du Chantier des idées sont explicites) à l’introduction de la laïcité de l’Etat dans la Constitution. Les amarantes de Défi ont également par le passé donné leur aval. Les verts, eux, sont ouverts à la discussion mais craignent un feu de paille, qui ne réglera pas des problèmes plus profonds dans la société. Les centristes-humanistes, eux, se disent ouverts à une révision constitutionnelle sur ce thème. Evidemment, le CD&V est plus réticent, la N-VA faisant preuve de prudence. Les deux partis sont en effet proches du monde catholique au Nord. »
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Pâques 2018 : comme chaque année les chrétiens proclament « Χριστός ἀνέστη, Surrexit Christus, le Christ est ressuscité » mais quel est le sens de cette profession de foi ? Dans son livre sur Jésus de Nazareth, Benoît XVI écrit : si dans la Résurrection du Christ, il ne s’était agi que du miracle d’un cadavre ressuscité cela ne nous intéresserait, en fin de compte, pas plus que la réanimation, grâce à l’habileté des médecins, de personnes cliniquement mortes. Pour le monde en général et pour notre existence, rien ne serait changé. 



