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Une semaine de festivités à Liège et de Retinne à Banneux
(Pré) programme : cliquez sur les liens
ci-dessous
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Mardi 29 mai
20h00 Conférence d’ouverture: « Que nous apportent 2.000 ans de vie Eucharistique des Communautés Syriaques persécutées ? » par le père Fikri Gabriel, pasteur de l’Eglise Syriaque à Liège
10h30 Messe internationale présidée par le Cardinal Versaldi, Préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique
14h00 Procession du Saint Sacrement dans le Sanctuaire suivie du Salut et la Bénédiction des malades, présidées par le Cardinal Versaldi, Préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique
Je voudrais vous présenter une figure féminine, peu connue, à laquelle l’Eglise doit toutefois une grande reconnaissance, non seulement en raison de sa sainteté de vie, mais également parce qu’à travers sa grande ferveur, elle a contribué à l’institution de l’une des solennités liturgiques les plus importantes de l’année, celle du Corpus Domini. Il s’agit de sainte Julienne de Cornillon, également connue sous le nom de sainte Julienne de Liège. Nous possédons quelques informations sur sa vie, en particulier à travers une biographie, probablement écrite par un ecclésiastique qui lui était contemporain, dans laquelle sont recueillis divers témoignages de personnes qui eurent une connaissance directe de la sainte.
Julienne naquit entre 1191 et 1192 près de Liège, en Belgique. Il est important de souligner ce lieu, car à cette époque, le diocèse de Liège était, pour ainsi dire, un véritable «cénacle» eucharistique. Avant Julienne, d’éminents théologiens y avaient illustré la valeur suprême du sacrement de l’Eucharistie et, toujours à Liège, il existait des groupes féminins généreusement consacrés au culte eucharistique et à la communion fervente. Guidées par des prêtres exemplaires, elles vivaient ensemble, se consacrant à la prière et aux œuvres de charité.
Devenue orpheline à l’âge de 5 ans, Julienne, avec sa sœur Agnès, fut confiée aux soins des sœurs augustiniennes du couvent-léproserie du Mont-Cornillon.
Extrait de la cartographie de Liège (1649) : à droite les quatre couvents de la maladrerie de Cornillon, à gauche l'église Saint-Remacle au Pont et les Prémontrés.
Elle fut éduquée surtout par une religieuse prénommée Sapience, qui suivit sa maturation spirituelle, jusqu’à ce que Julienne elle-même reçoive l’habit religieux et devienne elle aussi moniale augustinienne. Elle acquit une culture considérable, au point de lire les œuvres des Pères de l’Eglise en latin, en particulier saint Augustin, et saint Bernard. Outre sa vive intelligence, Julienne faisait preuve, dès le début, d’une propension particulière pour la contemplation; elle possédait un sens profond de la présence du Christ, dont elle faisait l’expérience en vivant de façon particulièrement intense le sacrement de l’Eucharistie et s’arrêtant souvent pour méditer sur les paroles de Jésus: «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde» (Mt 28, 20).
Vision de sainte Julienne,
par Philippe de Champaigne (Bruxelles 1602-Paris 1674)
A l’âge de seize ans, elle eut une première vision, qui se répéta ensuite plusieurs fois dans ses adorations eucharistiques. La vision présentait la lune dans toute sa splendeur, dont le diamètre était traversé par une bande noire. Le Seigneur lui fit comprendre la signification de ce qui lui était apparu. La lune symbolisait la vie de l’Eglise sur terre, la ligne opaque représentait en revanche l’absence d’une fête liturgique, pour l’institution de laquelle il était demandé à Julienne de se prodiguer de façon efficace: c’est-à-dire une fête dans laquelle les croyants pouvaient adorer l’Eucharistie pour faire croître leur foi, avancer dans la pratique des vertus et réparer les offenses au Très Saint Sacrement.
Pendant environ vingt ans, Julienne, qui entre-temps était devenue prieure du couvent, conserva le secret de cette révélation, qui avait rempli son cœur de joie.
Puis elle se confia à deux ferventes adoratrices de l’Eucharistie, la bienheureuse Eve, qui menait une vie d’ermite, et Isabelle, qui l’avait rejointe dans le monastère du Mont-Cornillon. Les trois femmes établirent une sorte d’«alliance spirituelle», dans l’intention de glorifier le Très Saint Sacrement.
Saintes Julienne de Cornillon, Ève de Saint Martin et Isabelle de Huy : adoration du Saint-Sacrement, Basilique Saint-Martin (Englebert Fisen, 1690, huile sur toile, 215x148 cm).
Elles demandèrent également l’aide d’un prêtre très estimé, Jean de Lausanne, chanoine de l’église de Saint-Martin à Liège, le priant d’interpeller les théologiens et les ecclésiastiques au sujet de ce qui leur tenait à cœur. Les réponses furent positives et encourageantes.
Ce qui arriva à Julienne de Cornillon se répète fréquemment dans la vie des saints: pour avoir la confirmation qu’une inspiration vient de Dieu, il faut toujours se plonger dans la prière, savoir attendre avec patience, chercher l’amitié et la confrontation avec d’autres bonnes âmes, et tout soumettre au jugement des pasteurs de l’Eglise. Ce fut précisément l’évêque de Liège, Robert de Thourotte, qui, après avoir hésité au début, accueillit la proposition de Julienne et de ses compagnes, et qui institua, pour la première fois, la solennité du Corpus Domini dans son diocèse. Plus tard, d’autres évêques l’imitèrent, établissant la même fête dans les territoires confiés à leurs soins pastoraux.
Robert de Thourotte, prince-évêque de Liège, de 1240 à 1246, année de son décès : il institua la Fête-Dieu dans la principauté le 12 octobre de l’année même de sa mort.
Le Seigneur demande toutefois souvent aux saints de surmonter des épreuves, pour que leur foi soit accrue. Cela arriva également à Julienne, qui dut subir la dure opposition de certains membres du clergé et du supérieur même dont dépendait son monastère. Alors, de sa volonté, Julienne quitta le couvent de Mont-Cornillon avec quelques compagnes, et pendant dix ans, de 1248 à 1258, elle fut l’hôte de divers monastères de sœurs cisterciennes. Elle édifiait chacun par son humilité, elle ne faisait jamais de reproches ou de critiques à ses adversaires, mais elle continuait à diffuser avec zèle le culte eucharistique. Elle s’éteignit en 1258 à Fosses-La-Ville, en Belgique. Dans la cellule où elle gisait, le Très Saint-Sacrement fut exposé et, selon les termes de son biographe, Julienne mourut en contemplant avec un dernier élan d’amour Jésus Eucharistie, qu’elle avait toujours aimé, honoré et adoré.
Épitaphe à l’abbaye de Villers-la-Ville où Julienne fut enterrée
Jacques Pantaléon de Troyes, qui avait connu la sainte au cours de son ministère d’archidiacre à Liège, fut lui aussi conquis à la bonne cause de la fête du Corpus Domini. Ce fut précisément lui, devenu Pape sous le nom d’Urbain iv, qui institua en 1264 la solennité du Corpus Domini comme fête de précepte pour l’Eglise universelle, le jeudi suivant la Pentecôte. Dans la Bulle d’institution, intitulée Transiturus de hoc mundo (11 août 1264), le Pape Urbain réévoque avec discrétion également les expériences mystiques de Julienne, soutenant leur authenticité, et il écrit: «Bien que l’Eucharistie soit chaque jour solennellement célébrée, nous considérons juste que, au moins une fois par an, l’on en honore la mémoire de manière plus solennelle. En effet, les autres choses dont nous faisons mémoire, nous les saisissons avec l’esprit et avec l’intelligence, mais nous n’obtenons pas pour autant leur présence réelle. En revanche, dans cette commémoration sacramentelle du Christ, bien que sous une autre forme, Jésus Christ est présent avec nous dans sa propre substance. En effet, alors qu’il allait monter au ciel, il dit: “Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde” (Mt 28, 20)».
Le Miracle d’Orvieto, église du Saint-Sacrement à Liège (huile sur toile, anonyme).
Le Pape lui-même voulut donner l’exemple, en célébrant la solennité du Corpus Domini à Orvieto, la ville où il demeurait alors. C’est précisément sur son ordre que, dans la cathédrale de la ville l’on conservait — et l’on conserve encore — le célèbre corporal portant les traces du miracle eucharistique qui avait eu lieu l’année précédente, en 1263 à Bolsène. Un prêtre, alors qu’il consacrait le pain et le vin, avait été saisi de doutes profonds sur la présence réelle du Corps et du Sang du Christ dans le sacrement de l’Eucharistie. Miraculeusement quelques gouttes de sang commencèrent à jaillir de l’hostie consacrée, confirmant de cette manière ce que notre foi professe. Urbain IV demanda à l’un des plus grands théologiens de l’histoire, saint Thomas d’Aquin — qui a cette époque accompagnait le Pape et se trouvait à Orvieto —, de composer les textes de l’office liturgique de cette grande fête. Ces derniers, encore en usage aujourd’hui dans l’Eglise, sont des chefs-d’œuvre, dans lesquels se fondent la théologie et la poésie. Ce sont des textes qui font vibrer les cordes du cœur pour exprimer la louange et la gratitude au Très Saint Sacrement, alors que l’intelligence, pénétrant avec émerveillement dans le mystère, reconnaît dans l’Eucharistie la présence vivante et véritable de Jésus, de son Sacrifice d’amour qui nous réconcilie avec le Père, et nous donne le salut.
Jacques Pantaléon, ancien archidiacre de Campine et futur pape Urbain IV (portrait conservé à l’évêché de Verdun) .
Même si après la mort d'Urbain iv la célébration de la fête du Corpus Domini se limita à certaines régions de France, d'Allemagne, de Hongrie et d'Italie du nord, ce fut un autre Pape, Jean XXII, qui en 1317 lui redonna cours pour toute l'Eglise. Depuis lors, la fête connut un développement merveilleux, et elle est encore très appréciée du peuple chrétien. »
Extrait de l’allocution du pape Benoît XVI
à l’audience générale du mercredi 17 novembre 2010
Sainte Julienne de Cornillon et ses compagnes, église du Saint-Sacrement
à Liège
(huile sur toile, Is. Lecrenier, 1823-1899)
Une exposition à visiter le 3 juin 2018
Le dimanche 3 juin 2018 à 10h00, en l’église du Saint-Sacrement à Liège (Bd d’Avroy, 132), Mgr Delville, évêque de Liège, célébrera la Solennité de la Fête-Dieu animée par le chœur grégorien slovaque « Schola Minor de Bratislava » et l’Ensemble polyphonique « Praeludium » accompagné par les violons de l’orchestre de chambre « Darius ». Après la cérémonie, le public pourra se partager entre la réception et la visite d’une exposition (sculptures, orfèvreries,, gravures, bannières, livres anciens, ornements et manuscrits liturgiques) illustrant la vie de Julienne de Cornillon et la Fête-Dieu. Un diaporama tournant en boucle commentera aussi l’histoire de la sainte et de la fête sur grand écran. L’exposition (entrée libre) est ouverte de 12h00 à 18h00. Renseignements : tel. 04.344.10.89 ou email sursumcorda@skynet.be
Plus de renseignements sur cette journée, cliquez ci-dessous:
Le retour de la solennité du Corpus Christi nous engage à apporter quelques indications concernant l’Office primitif de la Fête-Dieu. Nous proposons ci-après un abrégé, avec quelques retouches, d’un texte de †Jean Cottiaux consacré à ce sujet. On trouvera la version intégrale de l’étude, sous l’intitulé « L’Office liégeois de la Fête-Dieu», au chapitre XIV de l’ouvrage suivant :
COTTIAUX, Sainte Julienne de Cornillon, Liège, 1991.
Le chapitre couvre les pages 169 à 191. L’auteur se fonde principalement sur deux études :
— J. COTTIAUX, L’Office liégeois de la Fête-Dieu, sa valeur et son destin, Liège, 1963 ; sous le même titre dans R. H. E., t. LVIII, 1963, pp. 5-81, 407-459.
— C. LAMBOT, I. FRANSEN, L’office de la Fête-Dieu primitive. Textes et mélodies retrouvés, Maredsous, 1946. (Exemplaire presque complet de l’Office liégeois de la Fête-Dieu).
On consultera en outre avec profit : L.-M.-J. DELAISSÉ,A la recherche des origines de l’office du Corpus Christi dans les manuscrits liturgiques. In : Scriptorium, t. 4 n° 2, 1950. pp. 220-239.
L’OFFICE LIÉGEOIS DE LA FÊTE-DIEU
Structure de l’Office
La « Fête du Sacrement » — telle fut l’appellation première — était substantiellement conforme à la manière dont, à Liège, au XIIIe siècle, le clergé séculier célébrait une fête solennelle. Son Office a manifestement été construit avec le souci de respecter la tradition, qui, dans le rit liégeois, présentait du reste quelques particularités (répons prolixe aux Vêpres, pas d’hymne aux Matines...)
La solennité se prolongeait par une Octave, au cours de laquelle on reprenait l’Office de la Fête : seules différaient les leçons des Matines.
Le propos de l’Office primitif du Saint-Sacrement était de montrer que tous les éléments de la foi sont impliqués dans la reconnaissance de la présence personnelle du Christ : Incarnation, Rédemption, conduite chrétienne, Corps mystique et récompense céleste.
Les Premières Vêpres présentent le mystère de l’Eucharistie sous l’éclairage de l’union théandrique(divino-humaine). Une analogie apparaît : les éléments consacrés nourrissent notre corps et nous assurent un profit spirituel, comme l’Incarnation conjugue les deux natures dans le Christ, l’humaine et la divine.
Les antiennes rappellent les aspects du mystère par rapport à Dieu, à l’homme et au Christ, puis en soulignent la cohésion. Dans ce contexte, le verset est celui de Noël : « Dieu nous a fait connaître son salut. » La distinction entre le corps et le sang apparaît dans l’oraison ; elle annonce le volet sacrificiel qui sera l’objet de la méditation au cours des Nocturnes.
Aux Matines, un enchaînement logique apparaît entre les Nocturnes ainsi que dans chacun d’eux.
L’invitatoire célèbre comme un geste royal le don que, pour nourrir les âmes, le Christ, roi des rois, a fait de sa chair et de son sang.
L’idée directrice est l’assimilation de la Messe au mystère de la Croix.
Le premier Nocturne souligne l’identité du fruit : purification divinisatrice ; le deuxième, celle du bienfaiteur : même victime, visible ou invisible ; le troisième, celle des bénéficiaires : tous les fidèles de tous les temps en profitent par le ministère des prêtres authentiquement délégués pour remplir sur terre, par la consécration et la communion, le ministère céleste du Christ.
Dans chaque Nocturne, les antiennes sont homogènes par leur objet ; le verset et le répons le sont en plus par une correspondance littérale ou équivalente entre les expressions de la fin de l’un et le début du suivant.
Assez longues, les lectures, composées d’extraits patristiques rapprochés, touchent à tous les dogmes.
La fin du troisième Nocturne (verset et répons) annonce l’objet des Laudes : la présence du Christ parmi les fidèles.
Les Laudes n’abordent pas le « comment » de la Présence réelle, mais centrent toute la prière sur le « pourquoi ». A travers le voile du sacrement, le Christ nous manifeste sa présence sur la terre pour nous aider à le rejoindre au ciel. Le balancement : présence terrestre (1re et 2e antiennes) – présence céleste (3e et 4e ant.), présence permanente et perpétuelle (5e ant.), unit toutes les parties de l’Heure dans un même élan lyrique.
L’hymne emprunte ses trois premières strophes à la liturgie pascale monastique et leur adjoint deux séries parallèles dont la structure révèle la recherche d’une symétrie littéraire très poussée.
L’accent général est mis sur la composante ecclésiale du mystère de la Présence et sur l’enthousiasme avec lequel il doit être exalté. Le tout est ramassé dans l’oraison, un chef-d’œuvre du genre, qui sera reprise comme collecte à la Messe, résumant le thème liturgique de la Fête.
La Messe rappelle les autres aspects du mystère, soit par le choix des passages scripturaires, soit dans les textes originaux.
Textes scripturaires :
Epître (l Co 11, 20-32) : mémorial de la Passion ;
Evangile (Jn 6, 53-59) : participation à la vie du Christ ;
Offertoire (Ps 77, 23-25) : l’homme mange le pain des anges ;
Communion (Sg 16, 20) : c’est donc l’agrément de la vie chrétienne.
Textes originaux :
Collecte : cf. oraison des Laudes.
Secrète : le Christ lui-même est garant du sacrifice ;
Postcommunion : la communion procure illumination et force.
Tout ce qu’implique le mystère est rappelé, sauf les préfigurations vétéro-testamentaires. Celles-ci font l’objet de la séquence (22 strophes de trois ou quatre vers géminées par 11 mélodies).
Les Petites Heures dont les antiennes, reprises des Laudes, rappellent la Présence eucharistique, proposent des thèmes de méditation sur la vie spirituelle.
Prime a comme objet la guérison de l’âme et implore le secours divin pour surmonter les obstacles qui se présenteront au cours de la journée.
Tierce rappelle que le Christ ne nous abandonne pas. Il assure notre joie en protégeant l’Eglise par laquelle nous lui sommes incorporés.
Sexte, quand le soleil est au sommet de sa course, demande l’illumination de la foi devant le mystère de la Passion qui fit du Christ notre Pontife.
None, à l’heure où le Christ est mort, envisage le terme de notre vie, quand le Christ nous aura tiré du lac de misère que constitue la vie présente, pour nous diviniser, lui qui a dit, en mourant, avoir soif des âmes.
Protection, incorporation à l’Eglise, illumination (qui pour un augustinien s’identifie avec divinisation) et glorification : autant d’étapes à la fois logiques et chronologiques d’une vie chrétienne où mûrissent les fruits du mystère eucharistique.
Les Deuxièmes Vêpresproposent tous les aspects de ce mystère, en insistant sur leur crédibilité.
Les trois premières antiennes contiennent les mots « vérité » ou « vraiment » ; les deux dernières, en partant de la distinction entre participation corporelle et spirituelle au sacrement, semblent bien mettre en garde contre deux déviations attestées au XIIIe siècle. La réception du sacrement n’est profitable que si nous faisons partie du Corps mystique (contre une tendance magique) ; la communion spirituelle n’est assurée que si nous méditons habituellement sur la Passion du Christ et luttons contre nos tendances mauvaises (contre une théorie mystique considérant la contemplation du Christ en croix comme premier échelon, et non comme constante, dans l’ascension spirituelle).
Le rappel de dimension sacrificielle est l’objet du capitule (i Co., 11, 26).
Le verset précise que c’est au Christ vivant que la communion nous unit. L’hymne professe l’identité métaphysique du corps eucharistique avec celui qui est né de la Vierge, et le répons prolixe insiste sur la puissance divine, laquelle garantit qu’il n’est pas question d’un simple symbole.
L’antienne àMagnificat propose une récapitulation générale et aspire au moment où la vision remplacera la foi.
Conformément à la coutume liégeoise, l’hymne des Deuxièmes Vêpres est reprise à Complies; en fait, elle peut servir d’introduction comme de conclusion à la solennité (cette hymne était encore utilisée comme cantique au XVIIe s ; elle figure dans le recueil Diva leodiensis consolatio, édité en 1657 par J. H. MANIGART, curé de Saint-Remy).
Composition littéraire, théologique et musicale
L’Office liégeois réussit donc à présenter la dévotion aux espèces eucharistiques conservées après la Messe comme un corollaire de l’ensemble des dogmes : Paternité divine, Incarnation, Rédemption, Corps mystique, Salut éternel, Présence réelle en dépendance de l’Eglise. Leur trouver un commun dénominateur pour organiser une prière liturgique est un vrai coup de génie.
Pareille synthèse n’avait jamais été tentée. Sans modèle, et dans un cadre imposé, elle fut construite, en majeure partie, à l’aide d’extraits patristiques contenus dans le De sacramentis du Décret de Gratien et le De sacramentis Corporis et Sanguinis Domini d’Alger de Liège. Certaines expressions semblent bien inspirées par une lecture directe des sources : c’est le cas pour saint Augustin, Hugues de Saint-Victor et Pierre Lombard. A l’occasion, les textes sont modifiés pour éviter des ambiguïtés.
Ce procédé de composition n’est pas sans inconvénients : il conduit à donner aux antiennes et aux répons une dimension qui les alourdit, y multiplie les redites et les expressions abstraites. Cependant, il était nécessaire : un recours systématique à des extraits des Pères de l’Eglise et aux théologiens de renom s’imposait pour justifier, en liturgie, l’insertion dans le cycle temporal d’une fête qui ne célébrait pas un épisode évangélique (on ne trouve guère qu’un précédent en Occident : la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix ; celles du Saint Sang et de la Couronne d’épines sont postérieures et très localisées ; la fête de la Sainte Trinité, instaurée à Liège au Xe s., fut refusée par Rome en 1181, et acceptée seulement en 1334.)
Même pour la structure des textes qu’ils composent, les auteurs s’efforcent de s’aligner sur la coutume. Leur prose prend vie par des assonances, l’équilibre du nombre de syllabes, l’inclusio (qui clôture un développement par un rappel du début), et même le cursus, qui avait, depuis le XIIe siècle, retrouvé son prestige (il rythme les phrases et leurs propositions par des finales construites selon des cadences privilégiées).
Les oraisons sont remarquablement construites, avec protases et apodoses bien équilibrées.
Les hymnes et la séquence se conforment à la versification médiévale, par rimes en alternances variées et parité du nombre de syllabes. Abstraction faite du Pange lingua, du Sacris solemniis et du Verbum supernum, aucune hymne des Offices plus récents ne leur est supérieure. Ces hymnes et le Lauda Sion se rencontrent pour la première fois dans un bréviaire noté du XIVe s., avec les antiennes bibliques actuelles (abbaye de Stratov-Pragues). La première attribution de la composition d’un Office à saint Thomas est postérieure à 1314, dans l’Historia ecclesiastica de Tolomée de Lucques. L’authenticité de ce passage est contestée ; rien n’en figure dans la biographie la plus ancienne, par Pierre Calo, avant 1321. Ces compositions versifiées sont vraisemblablement d’origine cistercienne.
Au respect de la tradition, les auteurs ont joint le souci de mettre en relief, par un accompagnement syntaxique, la suite logique des idées.
A son début, chaque Heure reprend les expressions conclusives de la précédente ; au cours de leur développement, le même procédé unit les antiennes. Ces rencontres verbales sont trop fréquentes pour être accidentelles.
Dans son élaboration littéraire comme dans sa construction théologique, l’Office est donc remarquablement structuré.
Le serait-il également par sa présentation musicale ?
Nous sont connues, les hymnes des Premières Vêpres et des Laudes, la séquence de la Messe, ainsi que trente-huit antiennes ou répons.
Ces chants sont originaux (à l’exception peut-être de la mélodie de la 3e antienne de Laudes), et leur composition représente un travail considérable. Nous ne pouvons nous baser que sur une transposition, en notation romaine, d’un texte originairement écrit en neumes-accents gothiques. Les indications relatives au rythme, si elles ont existé, n’y apparaissent plus. Un spécialiste aussi qualifié que Dom I. Fransen estime que « certaines antiennes et la séquence sont susceptibles d’une interprétation pleine de souplesse et de beauté ».
Une constatation s’impose : aux mots-clés du texte, le chant s’élève ou se vocalise. Cette correspondance est constante. Une mélodie qui souligne le sens des paroles garantit, sinon le talent, du moins la sensibilité musicale du compositeur. Ses hymnes sont construites sans fioritures, comme pour ne pas en compliquer l’exécution.
Quoi qu’il en soit de la valeur esthétique, nous sommes en présence d’une œuvre remarquablement construite au plan théologique, littéraire et même musical. Son élaboration ne suppose pas une documentation très étendue, mais elle l’utilise avec tant de discernement, qu’elle témoigne d’une maîtrise étonnante du sujet et d’un labeur considérable.
Date de la composition
Peut-on ramasser la composition de l’Office à la durée de la collaboration entre Julienne et Jean de Cornillon ? Problème capital, car de sa solution dépend l’attribution du titre d’auteur.
Le biographe nous avertit que ce travail en commun n’a été envisagé par Julienne qu’après avoir gagné Robert de Torote à la cause de la Fête, mais il ne donne aucune date. Dès lors, pour établir une chronologie, un seul moyen reste disponible : évaluer le temps nécessaire au déroulement normal des événements qui, depuis 1241 (début du ministère de Robert) ont amené la composition de l’Office et ensuite ceux qui ont provoqué sa publication en 1246. L’intervalle entre les deux séries fournira la base d’une réponse.
a. Le point de départ (terminus a quo)
L'acceptation de Robert suppose de nombreux entretiens avec Julienne depuis son retour à Cornillon. Ce retour n’a pu s’effectuer avant mai 1241 ; il dépendait de l’issue d’une enquête judiciaire menée durant trois mois et qui, plus que vraisemblablement, ne fut entamée qu’en février ; au début de janvier, héritier d’une situation anarchique qui durait depuis deux ans, le nouveau prince-évêque avait d’abord à résoudre des affaires plus importantes que le sort de Cornillon.
On n’exagère pas en postulant un intervalle d’au moins un an depuis le retour à Cornillon ; les investigations de Jean de Lausanne n’ont donc débuté que vers le milieu de 1242.
Combien de temps lui a-t-il fallu pour mener à bien son enquête ? La liste des théologiens consultés ne permet pas de l’évaluer ; elle illustre simplement le sérieux de son travail. Quelle portée accorder à la conclusion de l’hagiographe « et il consulta beaucoup d’autres personnes, par leur vie et leur science brillantes comme des étoiles » ? Comme les détails sur les démarches de Jean, alors décédé, ont dû être fournis par Eve et qu’elle en a certainement contrôlé l’usage, cette extension du cercle des consultés doit avoir un fondement. Nous devons chercher ce supplément parmi le gradués en sciences sacrées qui, à l’époque de l’enquête (1242-1244 ?), ont manifesté de la sympathie pour le projet de Fête ou du moins sont censés avoir pu le faire.
Ceux dont les convictions sont connues et qui ont joui d’une réputation incontestable ne sont plus de ce monde : Jean de Liroth († 1216) ; Baudouin le Brabançon († 1239) ; Jacques de Vitry († 1240).
Parmi les vivants, sont susceptibles d’avoir rendu un avis favorable : Gérard de Liège († 1270) ; le dominicain Thomas de Cantimpré († entre 1263 et 1280), l’ancien évêque de Cambrai, Guyard († 1248) et Gauthier de Lierre, doyen de Saint-Martin († 1246) ; peut-être Arnould de Louvain, abbé de Villers et Jean de Nivelles. Notre liste s’arrête là. Godefroid de Fontaines, qui conservera un plaidoyer anonyme en faveur de la Fête, était encore aux études (Paris, vers 1270). Les 16 universitaires repérés, qui résidaient dans le diocèse de Liège à l’époque et que leurs fonctions rendaient susceptibles d’avoir été consultés, nous restent inconnus, du moins comme théologiens.
Parmi les Maîtres étrangers pourraient figurer Albert le Grand et Guillaume d’Auvergne, professeur à l’Université, puis évêque de Paris (1225, 1228 ; † 1249). Avouons notre ignorance.
Par ailleurs, Jean de Lausanne étant astreint à des prestations quotidiennes à la collégiale, n’a pu accomplir sa mission qu’à l’occasion de visites, ou par correspondance. Etant donné la dispersion des témoins certains ou possibles, nous croyons qu’une telle enquête a duré au moins un an, ce qui reporte sa conclusion et, par conséquent, le recours de Julienne aux services de son jeune prieur, au milieu de 1243
b. Date extrême (terminus ad quem)
L’Office était disponible à Fosses lors du décès du prince-évêque, le 16 octobre 1246. Déjà au début du mois de mai de cette année, l’institution de la Fête avait fait l’objet d’un mandement épiscopal.
Cette initiative suppose, évidemment, que les théologiens naguère consultés sur l’opportunité de la Fête ont approuvé le texte proposé. Sauf les dominicains résidant à Liège, ceux-ci étaient dispersés ; ils ont chacun disposé d’une copie et leurs avis n’ont pu être rassemblés à l’Evêché que vers la fin de 1245. Plus de vingt exemplaires en avaient alors été réalisés et distribués dans le diocèse. On peut donc raisonnablement fixer le moment où le texte avait entamé ce périple avant juin 1245, c’est-à-dire avant le départ de Robert pour le concile de Lyon qui débutait le 26 juin. Sa composition, entamée, selon toute vraisemblance, dans la seconde moitié de 1243, aurait au maximum duré vingt mois. En y consacrant le temps disponible après les devoirs journaliers, Jean, aidé par Julienne, a-t-il pu achever en moins de deux ans la construction d’un tel monument littéraire ?
c. La part de Julienne dans la composition de l’Office
La réponse se trouve implicitement dans la confrontation de l’histoire de la composition de l’Office avec les deux récits de l’injonction du Christ à Julienne aux environs de ses vingt ans. Dans la Vita, ces récits précèdent celui des circonstances qui amenèrent Julienne à demander la collaboration de Jean.
La mention des deux récits à bref intervalle est l’indice de l’intérêt que le biographe leur accorde ; ils commandent l’interprétation de son récit de la collaboration. Les voici dans l’ordre :
— « Il faut que la Fête soit commencée par elle-même et aussi qu’en suite elle soit propagée par des gens du commun ».
— « Il lui ordonna de commencer elle-même à célébrer la Fête et que cette célébration devait se faire avant qu’elle l’annonce au monde ».
Ainsi Julienne, une fois consentante avait, de l’aveu même du biographe, mis l’Office sur chantier bien avant qu’une collaboration avec Jean puisse être envisagée. Puisqu’elle devait célébrer la Fête sans délai, elle devait déjà en avoir composé l’essentiel. Rien n’empêche, mais non plus n’impose qu’elle en ait rédigé le texte, car sa mémoire exceptionnelle pouvait l’en dispenser.
Cette déduction, basée sur des confidences dont Eve est garante, soulève des problèmes.
D’une part, pourquoi Julienne, puisqu’elle pouvait s’en passer, a-t-elle néanmoins eu recours aux services de Jean ?
D’autre part, pourquoi le biographe s’est-il, dans la suite de l’histoire, évertué à accréditer l’idée que Jean était l’auteur de l’Office, tout en affirmant qu’il en était incapable ?
Trois raisons expliquent que Julienne ait sollicité la collaboration de Jean.
La première, toute subjective, était de disposer éventuellement d’un paravent pour la présentation de l’Office, comme elle se servait des visions de Marie d’Oignies et d’Isabelle pour étayer sa mission.
La deuxième, très plausible au vu de la prudence dont elle fait preuve en d’autres occasions, est qu’elle désirait se soumettre au contrôle d’un clerc sur la discrétion duquel elle pouvait compter et dont la collaboration, vu sa grande piété, n’était pas négligeable.
La troisième est qu’elle pouvait craindre que si l’Office était présenté comme l’œuvre d’une femme, il ne fût a priori discrédité auprès du clergé.
Cette dernière raison explique aussi la manière dont le biographe présente la composition de l’Office. Il était au courant de sa genèse : pourquoi Eve, qui la connaissait par les confidences de Julienne, la lui aurait-elle cachée ? Mais il a pu juger préférable de la taire, malgré tout son désir de glorifier la Sainte : rédigeant la Vita avant les initiatives d’Urbain IV, il use de restrictions mentales. La vérité se devine par la façon dont il agence son récit. Il insiste lourdement sur la jeunesse et l’incompétence de Jean pour établir – ce qui est de toute façon exact – que l’Office était l’œuvre du Saint-Esprit. Loin de réduire à des prières le rôle de Julienne, il ajoutera qu’elle a contrôlé l’orthodoxie du texte et corrigé elle-même des expressions moins heureuses. N’était-ce pas insinuer qu’elle aurait été capable de l’avoir entièrement composé ? Pour rester logique avec lui-même, il lui attribue une « science infuse ».
Nous considérons que Julienne mérite, au sens plénier du terme, le titre d’auteur.
Rien ne contrariait la réalisation de son projet ; elle disposait d’une documentation suffisante — à peu d’exceptions près, tous les textes patristiques qu’elle utilise se retrouvent dans le Décret de Gratien, compilation canonique du XIIe s. qui a servi de manuel scolaire — et elle y a consacré une vingtaine d’années. Du même coup, quant au déroulement des faits, un cadre cohérent permet d’agencer, avec les dates certaines, les conjectures les plus plausibles.
Nous sommes donc en mesure de répondre à l’objection posée. Puisqu’il n’est plus question d’une composition ab ovo, mais d’un parachèvement à une époque où la vie à Cornillon était redevenue normale, la collaboration du jeune prieur peut avoir duré moins de deux ans.
Jean et Julienne, d’après l’Office
Poursuivant le même idéal que Julienne, Jean a été plus qu’un secrétaire consciencieux. S’il n’a pas droit au titre de co-auteur, il a fait plus que de mettre au net une copie destinée aux responsables.
Sur les instances de Julienne et par affection pour elle, il avait naguère assumé la charge de prieur, malgré le danger qu’en l’occurrence cette fonction comportait. En acceptant de laisser croire qu’il était l’auteur de l’Office, il fit paradoxalement preuve de la même abnégation.
Quand il apprit l’enthousiasme des censeurs, il s’en est certes réjoui, mais en éprouva aussi ce que tout homme d’honneur aurait ressenti à sa place : l’amer sentiment de profiter, au détriment d’un ami, d’éloges qu’il ne méritait pas. A la léproserie, pouvait-on ne pas être au courant de la vérité ? Il courait le risque que tous ne comprennent pas la raison de son silence.
En ce qui concerne Julienne, nous ne sommes plus contraints de rêver. Le texte suppose chez elle un sens aigu de la synthèse, un souci d’ordonnance au niveau du plan comme pour le détail, la préoccupation de relier les différentes sections par des transitions apparentes, bref une démarche méthodique et une recherche de clarté qui révèlent une tournure d’esprit pétrie de logique.
On est dès lors surpris de n’y rencontrer, au sujet de la Présence sacramentelle, aucune des réflexions relevant de la théologie spécifiquement scolastique : mode de présence, distinction entre substance et accidents, etc. Dans la Messe de l’Office romain, devenu traditionnel, ces problèmes occupent un quart de la séquence. Ici, seule l’identité du corps eucharistique avec le corps reçu de la Vierge est soulignée (cf. IIes Vêpres, hymne reprise à Complies.) Cette équivalence, objet de polémiques depuis le Xe s., est ici présentée selon Alger de Liège, De sacramentis, libri III : 1, 16.
Le rapport entre le culte eucharistique et la dévotion à la Sainte Trinité n’apparaît, en dehors des doxologies, que deux fois, et sous forme d’allusion (hymne des Laudes : « entrée dans la joie de la Trinité déifiante » et séquence : « l’hostie est le temple de la souveraine Trinité »), alors qu’il constitue un thème essentiel dans la mystique des Hadewijch et est abondamment développé dans la Vita.
Ce ne sont pas les seuls indices d’une autre orientation que chez les mystiques contemporaines du Nord. Leurs œuvres ne présentent la Messe et la communion que comme occasions privilégiées d’une fusion miraculeuse avec le Christ dans l’extase, tandis que, pour l’Office, la communion sacramentelle constitue une fin en soi. C’est intégralement que le Christ, aliment des âmes, s’offre à nous au cours d’un repas (Ires V, ant. 3) ; mangé « avec notre bouche corporelle », il nous fusionne avec son corps mystique (IIes V, ant. 4). La restauration « selon la Divinité », c’est goûter par le cœur (Ires V, ant. 3). Par la « bouche spirituelle », on entend, à l’occasion de la communion, la méditation de la Passion et la mortification (IIes V, ant. 5). Le thème de l’illumination n’intervient pas : la lumière divine est celle de la foi (Sexte, verset ; None, hymne). Cette absence de préoccupation métaphysique dans l’expression de la piété est caractéristique : manifestement, Julienne n’appartient pas au mouvement qui donnera naissance à la devotio moderna, née et développée chez les femmes pieuses du Nord du pays et systématisée par Jean Ruysbroeck (1293-1380).
Alors que ce mouvement, né de spéculations platonicisantes est essentiellement individualiste, elle ramène tout à la Messe, acte communautaire par excellence : « C’est à la Messe que nous devons tous ces bienfaits » (séquence). Elle y fait allusion tout au long de l’Office, des Premières aux Secondes Vêpres, en sorte qu’on peut considérer que le mémorial de la Passion est pour elle le fondement du culte de la Présence. Il est proposé tantôt comme un sacrifice, tantôt comme un banquet. Dans les textes romains, malgré de nombreuses allusions au sacrifice, le terme même n’apparaît que dans la secrète de la Messe.
Un autre indice d’une différence de mentalité se révèle dans la façon d’évoquer la royauté du Christ. L’invitatoire liégeois « Adorons le roi des rois, le Christ Seigneur » devient dans l’Office romain : « Adorons le Christ roi, maître souverain des peuples ». L’expression « roi des rois » à l’adresse du Christ est attestée comme telle dans l’Ecriture (Ap 19, 16, cf. Is 33, 22), tandis que la romaine n’y figure que d’une manière approximative (Ps 21, 29). Si le titre de « Seigneur » est employé en nombre pratiquement égal, le titre de roi (à l’exclusion de l’invitatoire) est appliqué deux fois dans l’Office romain, six fois dans l’Office liégeois.
Dans la séquence de la Messe romaine, le titre de roi apparaît deux fois mais cette séquence est dédiée au Sauveur « guide et pasteur ». Dans la Messe liégeoise, elle s’adresse au Roi de gloire et précise qu’il se donne à nous quotidiennement alors qu’il règne dans les cieux. On y exprime aussi l’espoir de régner avec les saints. Aucune allusion à la royauté n’apparaît dans la suite de la Messe romaine, tandis qu’elle est rappelée dans la postcommunion liégeoise.
En somme, l’Office liégeois attache beaucoup d’importance au titre de roi, et, malgré une transposition dans le transcendant, lui garde son sens obvie : les rois (et par extension, les seigneurs) doivent obéissance et respect au Christ comme leurs sujets doivent les respecter et leur obéir. Dans l’Office romain, moins préoccupé d’affirmer la royauté du Christ, le terme de roi concerne l’extension du pouvoir ; il prend alors un sens métaphorique : tous les peuples doivent au Christ une obéissance et un respect analogues à ceux d’un sujet pour son roi.
J.B.T.
Quelques illustrations sonores
par la schola de la Chapelle Saint-Lambert (Verviers). Source: long playing 33 tt. édité par Alpha MBM 38 (1980) sous le titre « Plain-Chant Liégeois pour le Millénaire de Liège.
Office Liégeois de la Fête-Dieu
Extraits des Premières Vêpres
1ère antienne
Animarum cibus Dei sapientia nobis carnem assumpta proposuit in edulium, ut per cibum humanitatis invitaret ad gustum divinitatis : nourriture des âmes, la sagesse de Dieu nous a servi comme mets de choix la chair qu’elle avait assumée, pour nous inviter par l’aliment de son humanité , à goûter celui de sa divinité.
Psaume 109 : Dixit Dominus Domino meo.
2e antienne
Discipulis competentem conscribens hereditatem, sui memoriam commendavit inquiens : hoc facite in meam commemorationem : Composant au profit de ses disciples un héritage approprié à leur situation, elle leur a confié le soin d’évoquer son souvenir en disant : faites ceci en mémoire de moi.
Psaume 110 : Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo.
3e antienne
Totum Christus se nobis exhibet in cibum ut sicut divinitus nos reficit quem corde gustamus , ita nos humanitatus reficiat quem nos ore manducamus : c’est intégralement que le Christ s’offre à nous en nourriture, si bien qu’il répare nos forces grâce à son humanité quand nous l’absorbons par la bouche , comme il nous restaure par sa divinité quand nous le goûtons par le cœur.
Psaume 117 : Confitemini Domino quoniam bonus.
4e antienne
Et sic de visibilibus ad invisibilia, de temporalibus ad aeterna, de terrenis ad caelestia, de humanis ad divina nos transferat : et c’est ainsi qu’il nous fait passer du visible à l’invisible, du temporel à l’éternel, des choses terrestres aux choses célestes, des réalités humaines aux réalités divines.
5e antienne
Panem angelorum manducavit homo, ut qui secundum animam cibum divinitatis accipimus, secundum carnem cibum humanitatis sumamus quia sicut anima rationalis et caro, unus est homo, ita Deus et homo unus est Christus : l’homme a mangé le pain des anges de sorte que nous qui, selon l’âme, avons reçu l’aliment de la divinité, nous prenons également selon un mode sensible l’aliment de son humanité ; car de même que l’âme raisonnable et la chair ne constituent qu’un seul homme , le Christ est un seul Dieu et homme.
Psaume 147 : Lauda Jerusalem Dominum.
Repons
Sacerdos summus et verus pontifex Jesus Christus unitatis signum, caritatis vinculum et pietatis sacramentum per inaffabilem dilectionis caritatem nobis largiri dignatus est quod nostrae sciebat saluti congruere. V. Laeta laudum munia immolet Ecclesia didei mysterio. Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto : grand-prêtre et vrai pontife, Jésus-Christ a daigné, dans l’ineffable tendresse de son amour, nous donner un signe de notre unité avec lui, un lien de charité et un gage mystérieux de sa sollicitude qu’il savait convenir à notre salut. V. Que l’Eglise immole à ce mystère de foi des tributs de louange.
Plusieurs extraits de l’office liégeois primitif de la Fête-Dieu seront chantés lors de la messe solennelle qui sera célébrée par Mgr Delville, évêque de Liège, le dimanche 3 juin 2018 à 10h00, en l’église du Saint-Sacrement au Bd d’Avroy, 132. Pour plus de détails cliquez ici : la Fête-Dieu 2018 à Liège : dimanche 3 juin à l’église du Saint-Sacrement, de 10h00 à 18h00
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(*) Texte publié dans le magazine trimestriel « Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle » n° 107, juin 2018 de l’association « Sursum Corda », Vinâve d’île, 20 bte 64, B-4000 Liège.
quand une paroisse se met au chant grégorien (ici, Saint-Georges, de Lyon)…
Vocem jucunditatis annuntiate et audiatur alleluia : nuntiate usque ad extremum terrae : liberavit Dominus populum suum alleluia, alleluia. Ps. Jubilate Deo omnis terra. Psalmum dicite nomini ejus, date gloriam nomini ejus. Gloria Patri…
Avec des cris de joie, annoncez-le et qu’on l’entende, alleluia. Publiez jusqu’aux extrémités de la terre que le Seigneur a délivré son peuple. Ps. Acclamez Dieu, vous, toute la terre : célébrez la gloire de son nom, donnez de l’éclat à sa louange. Gloire au Père…
Au programme de l’Ensemble instrumental Darius: Vivaldi, Haendel, Piazzola
L’antienne mariale « Regina Caeli » pour conclure les chants de la messe
Le Quatuor Darius, le Choeur de Chambre Praeludium et Patrick Wilwerth (orgue et direction) vous feront visiter le monde de Jean-Sébastien Bach, ses maîtres et ses disciples. Au programme, Bach, Krebs, Kuhnau, Zelenka, Buxtehude,Graupner…
Le magazine trimestriel « Vérité & Espérance – Pâque Nouvelle » édité par l’association « Sursum Corda » (responsable de l'église du Saint-Sacrement à Liège) a publié sa livraison du printemps 2018. Tiré à 4.000 exemplaires, ce magazine abondamment illustré parcourt pour vous l’actualité religieuse et vous livre quelques sujets de méditation.Les articles mentionnés en bleu sont disponibles sur le blog de l'église du Saint-Sacrement (cliquez sur les titres ci-dessous pour y accéder).
Au sommaire de ce numéro n° 106 (printemps 2018) :
Nous donnons ici, sans son appareil de notes, un chapitre de l'introduction à notre édition du « Missel selon l'ancien rit liégeois prétridentin », qui sera disponible sous peu. (Pour être tenu au courant de la parution, envoyer un simple courriel à : nexuslatin@yahoo.fr.)
QUELQUES REPÈRES
DANS L’HISTOIRE DU RIT LIÉGEOIS
Les origines
Héritière à sa naissance, dès l’aube du viiie siècle, de la liturgie célébrée depuis le ive siècle dans l’antique cité de Tongres, l’Eglise de Liège conserva et développa pendant un millénaire environ son rit propre.
On cite comme premier évêque de Tongres saint Materne ; il semble que cela doive s’entendre au sens que Tongres relevait de lui en sa qualité d’évêque de toute la Germanie seconde.
Ce n’est probablement pas avant sa mort que la cité fut érigée en évêché, et saint Servais est le premier pontife dont il soit historiquement bien établi qu’il ait occupé ce siège, aux environs de 340. Sans doute est-ce à lui que le diocèse, dont le centre passera de Tongres à Maastricht puis à Liège, est redevable de sa première organisation et de l’ordonnance de sa tradition liturgique, semée un peu plus tôt, au cours de l’évangélisation par Materne. En dehors de son rôle dans la résistance à l’arianisme, on n’a toutefois guère plus de renseignements sur cet évêque, sinon que son nom, Serbatios, indique une origine orientale.
Cette maigre information s’inscrit parfaitement dans la ligne de ce que l’on sait par ailleurs des plus anciens vestiges liturgiques des Eglises transalpines : ils révèlent qu’elles ont en commun de s’apparenter à « un type d’inspiration et de forme orientales, introduit en Occident vers le milieu du ive siècle » (H. Leclercq).
Le souvenir du premier substrat du Missel liégeois s’est vraisemblablement perpétué dans l’appellation « usage de Saint-Materne » dont fut qualifié autrefois le rit primitif de l’ancien diocèse
La touche carolingienne
Dans la mouvance de la « renaissance » carolingienne, sous le règne de Pépin le Bref, de Charlemagne et de ses successeurs, la liturgie liégeoise s’imprègne d’éléments romains. Il semble que l’intérêt porté au chant de la chapelle pontificale ait engagé le processus.
Originaire de la Hesbaye au pays de Liège où il fit ses études, sans doute à l’abbaye de Saint-Trond, le fondateur de l’école messine, saint Chrodegang (évêque de Metz de 742 à 766, conseiller et homme de confiance de Pépin le Bref), est impressionné par la qualité des mélodies de la tradition romaine : il les introduit d’abord dans son diocèse ; et comme il procède à l’ordination de fort nombreux évêques et clercs, les usages romains qu’il entend propager pénètrent aussi dans plusieurs autres sièges épiscopaux (civitates).
Un capitulaire ecclésiastique édicté par Charlemagne en 789 impose aux clercs l’étude du chant romain et mentionne que Pépin avait abrogé le chant gallican. La mesure de son père avait donc rencontré des résistances ; lui-même insiste en octobre 802 sur l’obligation pour le clergé de pouvoir célébrer selon le cursus romain, et prescrit, comme condition d’admission au sacerdoce, un examen de chant selon le rit romain. En décembre 805, il revient encore sur l’obligation d’enseigner le chant et de l’exécuter d’après l’usage romain, tant pour l’ordo que pour la manière.
Charles demeure néanmoins ouvert à d’autres formes de tradition, comme l’atteste fort bien, par exemple, l’anecdote que voici : « Au jour octave de l’Epiphanie, comme des Grecs psalmodiaient à l’écart en leur langue, et que, restant inaperçu à proximité, il était charmé par la douceur de leurs chants, il ordonna à ses clercs de lui procurer ces mêmes antiennes traduites en latin » (Gesta Caroli Magni).
On ne sera pas surpris, à la lecture de ce trait, que la liturgie romaine n’ait pas purement et simplement éliminé les rites et chants en usage au Nord des Alpes, mais se soit plutôt fondue avec eux pour aboutir aux diverses liturgies gallo-romaines, qui enrichirent réciproquement la liturgie de Rome elle-même. « Les personnes que les rois francs, Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux, chargèrent d’assurer l’exécution de la réforme liturgique, ne se crurent pas interdits de compléter les livres romains et même de les combiner avec ce qui, dans la liturgie gallicane, leur parut bon à conserver. De là naquit une liturgie quelque peu composite, qui, propagée par la chapelle impériale dans toutes les églises de l’empire franc, trouva le chemin de Rome et y supplanta peu à peu l’ancien usage » (L. Duchesne).
Ainsi fut alors constitué ce que les liturgistes appellent aujourd’hui le « Grégorien de type III », au départ du Grégorien de type I, purement romain ― qu’Adrien Ier avait fait parvenir à Charlemagne vers 791 ―, complété grâce à diverses versions du Gélasien du viiie siècle, et intégrant de nombreux apports gaulois anciens.
En ces apports assimilés par les livres romains, et en d’autres vestiges, on aperçoit que, moins sobre sans doute que la liturgie romaine, celle des Gaules pouvait être tout autant admirable, et splendide son chant. « Au témoignage d’Amalaire, [...] les chantres francs auraient conservé plus fidèlement que les romains le répertoire intégral des cantilènes » (A. Auda). Aussi bien le motif allégué par les sources pour justifier l’adoption générale du rit romain, ou plus exactement romano-gaulois, est-il seulement celui du souci d’unité.
Ce rit mixte prévalut également à Liège, car il est hors de doute que les dispositions prises par Charlemagne y furent d’application. Comme il célébrait fréquemment les plus grandes fêtes liturgiques près du tombeau de saint Lambert, on imagine mal le clergé liégeois contrevenant à ses volontés ! Sa résidence d’Aix-la-Chapelle faisait d’ailleurs partie du diocèse.
Une fois consommé le partage de son Empire, les papes n’en continuent pas moins de veiller à l’unité liturgique, et leurs directives ne restent pas lettre morte : en 835, par exemple, à la demande du pape Grégoire IV, Pirard (/Eirard) est le premier évêque du diocèse à célébrer la Toussaint.
La touche insulaire
La liturgie liégeoise est tributaire aussi des apports hiberno-saxons : en effet, nombreux furent les Scoti à émigrer par vagues sur le continent, dans l’espoir de se mettre à l’abri des incursions scandinaves. Ils y ramenaient une riche et antique tradition, qui s’était perpétuée sur leurs îles, épargnées au cours des précédents siècles par les grandes invasions barbares. Ces réfugiés ne seront donc aucunement perçus comme des novateurs, mais bien au contraire comme les dépositaires d’un mos genuinus, auquel on s’appliquait toujours de se conformer pour le mieux. Leur présence dans le diocèse de Liège est bien attestée, notamment par la fondation des monastères de Waulsort et de Fosses.
La romanisation liturgique aiguillonnée par le Palais impérial est l’œuvre, principalement, d’un Anglo-Saxon formé à l’école d’York : Alcuin.
Le Missel liégeois garde trace de son intervention, particulièrement dans les messes votives attribuées aux jours de la semaine, qui s’apparentent à celles de son supplément, et aussi dans la mention au canon de « et Antistite nostro » inconnu de l’Hadrianum, et de « et omnibus orthodoxis, etc. » qui ne figurait ni dans le Grégorien, ni dans le Gélasien, mais seulement dans les manuscrits irlandais.
Sedulius Scotus (mort après 874, dit aussi « Sedulius le Jeune »), surnommé le « Virgile de Liège », fin lettré qui connaissait le grec, s’établit à la cour de l’évêque Hartgar vers 845 avec plusieurs de ses compatriotes. Une lettre de l’un d’eux, Otveus, adressée à un certain Amud, témoigne de la préoccupation que l’on avait alors à Liège de disposer de manuscrits liturgiques fiables : « Je demande à votre cœur charitable de bien vouloir nous procurer un antiphonaire nocturnal corrigé et expurgé de toute erreur ».
A cette même époque, entre 841 et 855, était réalisé à Liège le manuscrit aujourd’hui répertorié sous l’intitulé de « codex de Padoue D 47 », qui conserve le plus ancien état actuellement connu du sacramentaire grégorien.
Etienne de Liège
Un nom surtout se détache au xe siècle à Liège en matière de liturgie : celui de l’évêque Etienne (901-920). Ce pontife, qui fut parmi les plus distingués à occuper le siège de saint Lambert, reçut à Metz son éducation. Il la paracheva à l’école du Palais, vers 864, en compagnie de Radbod, sous la direction de Mannon.
Etienne composa de nombreux ouvrages se rapportant à la liturgie, aux lettres et à la musique. Outre un « très remarquable » Traité sur la Musique, que l’anonyme de Melk, moine de Prüfnung au xiie siècle, lui attribue, on lui doit un Liber capitularis, un Missel, une Vie de saint Lambert, un Office de l’Invention de saint Etienne, un Office de la Sainte Trinité et un Office de saint Lambert.
La production d’Etienne ne nous éclaire pas sur le Missel liégeos. Le Liber capitularispréfigurait ce qui deviendra plus tard le bréviaire ; il ne reste hélas aucune trace du Missale Stephani, répertorié dans le catalogue de la bibliothèque de l’abbaye de Stavelot ; quant à ses trois Offices, ils ne comportent pas d’indication sur la messe. C’est au viiie siècle, en effet, que les formulaires de la messe atteignent leur pleine maturité : la règle prévalut dès lors de s’en tenir au corpus existant, en y puisant les pièces convenant aux célébrations nouvelles.
Une célébration nouvelle : la Fête-Dieu
En 1246, à la suite d’une révélation reçue par sainte Julienne du Mont-Cornillon, l’évêque de Liège, Robert de Thourotte, instaurait dans son diocèse une fête en l’honneur du saint sacrement ; le cardinal-légat Hugues de Saint-Cher la promulgua, avec octave, dans toute l’étendue de sa légation, le 29 décembre 1252 ; peu après, le pape Urbain IV, qui avait été archidiacre de Campine à Liège de 1243 à 1248, l’adopta pour l’Eglise universelle, par la bulle Transiturus, datée du 11 août 1264.
L’Office primitif de la Fête-Dieu avait été composé, à la demande de l’évêque Robert, par un simple clerc, Jean du Mont-Cornillon Il semble assez établi que sainte Julienne, qui maîtrisait bien le latin, y ait mis elle-même la main. D’une grande beauté, il fut néanmoins assez vite supplanté par l’Office romain, à peine plus récent et tout aussi remarquable. Ce dernier fut commandé par le Pape, pour l’insertion de la fête au calendrier universel. L’attribution à saint Thomas d’Aquin est discutée.
Depuis les statuts de Jean de Flandre jusqu’à nos incunables
Transféré par le pape Martin IV du siège de Metz à celui de Liège, l’évêque Jean de Flandre (1282-1292) ne pouvait qu’y prolonger les traditions messines. Docteur ès décrets de l’Université de Paris, il dota en 1288 son diocèse de statuts qui restèrent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Ils constituent comme un abrégé représentatif des lois de l’Eglise universelle et des dispositions proprement liégeoises. Jean de Heinsberg (1419-1455) les renouvela, après quelques retouches, au synode de 1445.
On peut y relever notamment, en ce qui concerne la liturgie, que l’Office était chanté en entier, matines comprises, dans toutes les églises du diocèse. Les statuts énumèrent en outre, sans compter les dimanches, quarante-huit fêtes chômées et quinze vigiles : l’examen des incunables liégeois montre qu’ils sont, à très peu de chose près, conformes à cette disposition des statuts. En 1532, Erard de la Marck réduira le nombre des fêtes chômées à vingt-sept.
En 1311, la bulle Transiturus fut confirmée au concile de Vienne, et nous savons par un témoignage ancien que la procession du saint Sacrement était déjà organisée dans le diocèse de Liège en 1318, l’année même où elle fut prescrite par Jean XXII.
De nouveaux Offices continuent d’apparaître : après avoir recommandé pour rappel la fête de l’Immaculée Conception déjà obligatoire dans le diocèse, Englebert de la Marck (1345-1363) introduit la fête de la sainte Lance et des saints Clous, le vendredi après l’octave de Pâques ; son successeur, Jean d’Arckel, approuve en 1365 un Office de sainte Barbe, composé (texte et plain-chant) par Louis de Montenacken ; en 1425, le concile de Cologne (métropole de Liège) établit la fête de la Compassion de la Vierge en la fixant au vendredi après le dimanche Iubilate.
La majeure partie du patrimoine de Liège périt dans la mise à sac et l’incendie de la ville par Charles le Téméraire, en novembre 1468 ; le duc avait certes interdit d’incendier les églises et les abbayes, mais elles furent néanmoins pillées. La perte est énorme pour notre connaissance du passé liégeois et en particulier de sa liturgie.
Parmi les livres liturgiques conservés (xe-xive s.)
Quelques livres nous ont toutefois été conservés, qui servirent aux célébrations dans le pays de Liège, avant les incunables : ils proviennent des abbayes de Stavelot-Malmédy, de Saint-Hubert (Andage), de Saint-Laurent à Liège, de Saint-Trond, de Tongerloo ; du Val-Sainte-Marie lez Huy ; de la collégiale Sainte-Croix à Liège et de Notre-Dame de Tongres ainsi que de Saint-Odulphe de Looz.
Les notations musicales représentées dans ces manuscrits sont extrêmement variées : la française, l’aquitaine, la messine, l’anglo-saxonne, la romaine et la gothique.
Vers l’adoption du rit romain post-tridentin
En promulguant le bréviaire (1568) puis le missel (1570) de rit romain restaurés d’après les meilleurs manuscrits, en application des volontés du concile de Trente (XXVe et dernière session), le pape saint Pie V n’entendait pas abroger les rits qui pouvaient se prévaloir d’au moins deux siècles d’ancienneté. Le rit liégeois remplissait très largement cette condition : il pouvait donc être conservé.
Bréviaire — On observe alors quelques flottements parmi le clergé. Reconnaissant de bons mérites à la révision effectuée, ou simplement dans l’intention de favoriser l’uniformité liturgique, un certain nombre d’ecclésiastiques adoptèrent assez rapidement, tel quel, le bréviaire romain, qui avait été imprimé à Liège en 1572.
Le 27 février 1604, le Chapitre cathédral opta pour une voie moyenne et décida de se contenter de rendre son bréviaire plus conforme au bréviaire romain. En 1608, Daniel Raymondi et Lambert Scronx, chanoines de Saint-Materne, furent chargés de ce travail, dont ils soumirent le résultat au Chapitre, en séance du 6 mars 1615.
L’examen ne fut pas de simple formalité : on institua une commission ; elle formula des observations entraînant des retouches. La version remaniée fut présentée le 20 février 1619 et approuvée le 25 septembre. La promulgation suscita au Chapitre de nouvelles objections : certains proposaient d’adopter tout simplement le bréviaire romain, mais la majorité résolut, le 23 juin 1620, d’adopter le bréviaire liégeois retouché, ou, si cela ne pouvait se faire, de réimprimer l’ancien bréviaire liégeois. La décision fut prise finalement, le 15 juillet, de faire imprimer le bréviaire liégeois romanisé, qui parut en 1622. Il fut adopté par toutes les églises collégiales en 1623 et par le clergé paroissial en 1624.
Le 9 août 1661, le nonce Marc Gallio fit pression sur le Chapitre pour le pousser à adopter le bréviaire et le missel romains. Les chanoines cédèrent le 19 septembre, après un vote qui n’obtint qu’une faible majorité, mais ils revinrent bientôt sur cette décision pour la rejeter définitivement le 6 mars 1662.
En 1687, l’évêque voulut déplacer la fête du Saint Nom de Jésus à la date où elle se célébrait au calendrier romain, pour y donner l’indulgence plénière que le pape lui avait concédée. Le Chapitre n’accepta, après un premier refus, qu’à la condition de la célébrer selon le rit liégeois « plus beau, avec des chants plus suaves et plus pieux »...
Le bréviaire liégeois fut encore imprimé à Liège par Christian Bourguignon en 1815 (Bohatta, 2343).
Missel —Le Missel romain ne fut introduit que tardivement à Liège. La tentative du nonce Gallio en vue de l’imposer aux chanoines resta sans lendemain et, vingt-cinq ans plus tard, l’affaire du déplacement la fête du Saint Nom de Jésus témoigne assez de la détermination du Chapitre à défendre fermement le maintien du rit liégeois, renâclant même à adopter une harmonisation ponctuelle dans le calendrier.
On pense d’ordinaire que c’est peu après les troubles révolutionnaires, vers 1805, que le rit romain fut adopté à Liège. Sans doute convient-il d’apporter quelque nuance, au moins quant au caractère contraignant du changement : une édition liégeoise du plain-chant de la messe pour les défunts datée de 1834 (et munie de l’approbation ecclésiastique) porte en effet cette mention significative : « ad usum omnium ecclesiarum, tam urbium quam pagorum, in quibus officium celebratur iuxta ritum Ecclesiæ Romanæ » [à l’usage de toutes les églises, tant des villes que des villages, où l’on célèbre l’Office selon le rit de l’Eglise romaine]... La relative limitative laisse entendre que ce n’était pas encore le cas partout, même à cette époque.
Le Rituel liégeois resta en usage jusqu’en 1862 : il fut alors abrogé par Théodore Alexis de Montpellier.
Conclusion
Sans prétendre « faire croire à l’immutabilité absolue du rite liégeois qui serait demeuré par exemple complètement indifférent aux divers mouvements réformistes des Alcuin et des Amalaire », Antoine Auda affirme qu’il « se trouvait, par suite de la conservation de ses usages antiques, plus conforme à l’ancienne liturgie romaine qu’à celle suivie alors [au xvie s.] à Rome même. » Car, poursuit-il, « [lorsque] la chapelle papale et, à son exemple, bon nombre d’églises modifièrent leurs rites, Liège [...] resta fidèle à ses traditions séculaires, acceptant seulement les modifications nécessitées par les besoins nouveaux. »
Force est de reconnaître qu’à défaut de témoignages suffisamment explicites et par manque surtout de livres liturgiques permettant de retracer exactement pour chaque époque l’état des liturgies particulières, il est parfois malaisé d’en cerner l’évolution avec la précision que l’on souhaiterait. A Liège, cette évolution semble en tout cas n’avoir obéi à d’autre souci que d’unité et d’authenticité : on n’y décèle rien qui ressemble aux aventures néo-gallicanes.
Dans un mémoire rédigé à la fin du xviiie siècle, l’abbé De Vaux, doyen du chapitre de Saint-Pierre à Liège, donne l’information suivante : « Tongres eut sa liturgie propre et un bréviaire particulier, qu’il nommait usage de Saint-Materne ― usage commun alors à tout le diocèse de Liège. Cette ville, au contraire, se soumit à l’usage introduit par le prince et qu’on nomme aujourd’hui l’ancien romain. Tongres a depuis cinquante ou soixante ans abandonné l’usage de Saint-Materne et pris l’usage de Liège ».
L’auteur distingue donc bien. Une liturgie primitive se répand depuis Tongres, le siège premier, partout dans le diocèse : c’est l’usage dit de « Saint-Materne ». Le prince ― Pépin ou Charlemagne ― introduit ensuite l’usage « ancien romain », dont De Vaux dit qu’il fut adopté à Liège, mais seulement dans la ville, qu’il a soin de mentionner à part du diocèse (« au contraire »). Tongres au moins, selon son témoignage [peut-être mis à mal par le Liber ordinarius Tungrensis ecclesiæ (xve siècle)...], aurait conservé l’usage de Saint-Materne jusqu’aux débuts du xviiie siècle, en raison sans doute de l’attachement particulier qu’elle avait pour le patronage de son évangélisateur ; rien n’est dit du reste du diocèse, mais on peut raisonnablement supposer qu’ailleurs la transition se fit peu à peu, non sans mélange, sans doute, entre les deux usages. L’« usage de Liège » représente ainsi cet « ancien romain » qui est plutôt, comme nous l’avons vu plus haut, un « gallo-romain » voire, sur les terres de saint Lambert, un « materno-romain ».
Voilà pourquoi il semble approprié d’affecter l’appellation d’« ancien rit liégeois » au Missel que reproduisent les incunables liégeois : de cette façon, on le distingue à la fois du pur usage de Saint-Materne, qu’on désignerait sous le nom d’« antique rit liégeois » (suivi à Liège jusqu’à la fin du viiie siècle environ, et à Tongres peut-être jusqu’aux débuts du xviiie), et aussi des usages de l’« ancien rit [gallo-]romain », pratiqués ailleurs dans les Eglises transalpines jusqu’à l’adoption du Missale Romanum de 1570.
Jean-Baptiste Thibaux.
Publié dans:
Vérité et Espérance - Pâque Nouvelle, n° 106, printemps 2018
Depuis les réformes liturgiques opérées dans le sillage du second concile du Vatican (1962-65), et les dissensions qu’elles ont engendrées, le mode de réception de l’Eucharistie est devenu peu à peu un marqueur de la sensibilité du communiant. Communie-t-on debout, en file indienne et sur la main ? Nous voici dans l’air du temps, moderniste voire réformateur. Reçoit-on l’eucharistie au banc de communion, à genoux et sur la langue ? Nous voilà nostalgique, « tradi » voire réactionnaire !
Un regard sur les pratiques anciennes[1] permettra sans doute d’élargir les perspectives et de distinguer l’essentiel de l’accessoire : toutes les traditions humaines ne doivent-elles pas s’incliner devant Celui qui est et qui daigne s’abaisser humblement jusqu’à nous ?
Dans la main et sous les deux Espèces
Dans les premiers siècles de l’Église, le baptême, la confirmation et l’eucharistie étaient reçus le même jour et successivement. Telle est encore la pratique dans les Églises orientales et dans la tradition orthodoxe.
La communion « sous les deux Espèces » a été longtemps la seule manière de communier dans toute la chrétienté. En effet, Jésus n’avait pas seulement dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps », mais aussi, selon le récit de S. Matthieu : Puis, prenant une coupe et rendant grâce, il la leur donna en disant : « Prenez et buvez-en tous, car ceci est mon sang… »[2]. Sous l’épiscopat de Grégoire de Tours (+ 594), on sait que les fidèles communiaient dans un calice spécial, différent de celui du prêtre, un calice à anses, afin que les fidèles pussent le maintenir fermement entre leurs mains ; la patène destinée aux fidèles était également plus grande et creusée comme un saladier. Cette familiarité avec les vases sacrés n’allait pas sans un profond respect du mystère approché de si près.
Avant la communion, un diacre proclamait : « Sancta sanctis !Que ceux qui ne sont pas saints se gardent d’approcher de ces saints mystères ». En tendant l’hostie, le prêtre disait : Corpus Christi. Amen, répondait le fidèle. C’est le diacre qui donnait le calice en disant : « Le sang du Christ, breuvage de salut ». Le fidèle répondait encore : Amen. Cet Amen exprimait l’adhésion intime et publique du communiant aux mystères sacrés. Il ne fallait pas le prononcer par simple habitude, avec distraction ou légèreté. Tertullien (+ 220), dans son ouvrage Des Spectacles, critique ceux qui « de la même bouche acclament les gladiateurs et disent Amen à l’eucharistie ».
Plus tard, du temps de S. Grégoire le Grand (+ 604), la formule de réception de l’eucharistie s’est développée : Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ conserve ton âme. Alcuin, au VIIIe s., rapporte cette formule : Que le corps et le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ te conserve pour la vie éternelle. Autre variante : Que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ soit pour toi le salut du corps et de l’âme. Cette formule est quasiment identique à celle qui est prononcée dans toute l’Église jusqu’en 1965 et encore aujourd’hui dans les messes en latin selon le rite dit extraordinaire.
L’ordre de préséance pour la réception de la communion est resté pratiquement inchangé depuis les origines : d’abord le célébrant se communie lui-même, ensuite les évêques, s’il y en a, puis les prêtres concélébrants selon l’ordre d’ancienneté, enfin les diacres, sous-diacres, clercs, moines, diaconesses, vierges consacrées, enfin le peuple, en commençant par les hommes et en finissant par les femmes. Le même ordre est observé dans la communion au Précieux Sang.
Pourtant, Jean Moschus (+ 619) dans le Pré spirituel relate une coutume en usage dans l’Église d’orient : on donnait la communion aux petits garçons aussitôt après les clercs ; pour éviter les déplacements, on plaçait ces privilégiés dans l’église à côté de la sacristie, au plus près de l’autel. Cette coutume est attestée à Constantinople au temps de l’empereur Justinien (+ 565). Nicéphore, patriarche de Constantinople (+ 828) raconte qu’étant enfant, il a souvent mangé les restes de l’Eucharistie…[3]
En France, à la même époque, existait une pratique semblable, puisque le second concile de Mâcon tenu en 585 ordonne que les mercredi et vendredi, on fera venir des enfants innocents, et qu’après les avoir fait jeûner on leur donnera les restes du sacrifice, arrosés de vin. Cet usage a subsisté jusqu’au temps de Charlemagne : en effet, le troisième concile de Tours (813) défend de distribuer indiscrètement l’Eucharistie aux enfants et aux autres personnes (can. 19), ce qui suppose qu’il était permis de leur distribuer avec discrétion et discernement.
C’est autour des IXe et Xe siècles que ces pratiques – comme beaucoup d’autres – vont être abandonnées. Eudes de Sully, évêque de Paris défend en 1196 aux prêtres de son diocèse de donner des hosties aux enfants, même non consacrées. Les synodes du Mans et de Bayeux (1300) interdisent aux prêtres de donner aucune hostie consacrée aux enfants en-dessous de 7 ans.
Les documents écrits qui nous sont parvenus montrent toutefois que les usages étaient très variés selon les pays et les régions ; l’autonomie des évêques n’était pas un vain mot… Ainsi, au XIIe siècle, on communiait encore les enfants au moment du baptême, sous l’espèce du vin seule, en quelques endroits (lettre de Gilbert de la Porrée (+ 1154), évêque de Poitiers à Matthieu abbé de St Florent).
Comment s’organisait la procession de communion ?
Les fidèles communiaient généralement derrière la balustrade qui sépare le chœur de la nef (l’empereur seul pouvait communier à l’autel, comme il pouvait aussi y faire son offrande personnelle…).
Par contre, dans les églises de Rome, durant les premiers siècles, les fidèles communiaient à leur place, ce qui évitait les longs mouvements dans l’assemblée : le prêtre donnait le pain, le diacre le vin. En revanche, sous S. Augustin, en Afrique du Nord, les fidèles se déplaçaient jusqu’à la balustrade, comme ils le font de nos jours.
Il semble que les usages étaient encore différents en Gaule et que les fidèles communiaient… à l’autel. On le sait par 4e canon du 2e concile de Tours, en 567 : Les laïcs (hommes et femmes) doivent entendre l’office dans la partie de l’église qui est séparée du chœur des chantres par un balustre ; mais ils pourront entrer dans le Saint des saints pour y prier en particulier et pour communier suivant l’ancienne coutume.
Pendant la communion, on chantait les psaumes. À la fin de la communion du peuple le prêtre faisait signe aux chantres et ils entamaient le Gloria Patri.
Dans quelle attitude communiait-on ?
Debout, en orient, comme en témoignage manifeste de la résurrection du Christ, qui s’est levé du séjour des morts. On baissait un peu la tête et les yeux en attitude de dévotion et l’on tendait les mains. Denys, évêque d’Alexandrie vers 245, raconte dans une lettre au pape Xyste le témoignage d’un homme qui explique comment il a communié : « Il avait entendu les paroles de l’Eucharistie, il avait répondu l’Amen avec l’assemblée, il s’était tenu debout devant la table et avait tendu les mains pour recevoir cette sainte nourriture… ».[4]
Pendant mille ans environ, en orient comme en occident, le Corps du Christ se recevait donc dans la main : les témoignages sont nombreux (Tertullien, S. Cyprien, etc.). Entre autres, S. Ambroise, évêque de Milan (+ 397), pour obliger Théodose à faire pénitence du meurtre de Thessalonique, lui écrit : « Comment étendrez-vous vos mains qui dégouttent encore du sang que vous avez injustement répandu ? Comment avec de telles mains recevrez-vous le corps du Seigneur ? »
En orient, en témoignent aussi S. Basile, S. Jean Chrysostome ; S. Cyrille de Jérusalem (+ 387), dans ses Catéchèses, instruit précisément les fidèles : « Quand vous approchez pour communier, il ne faut pas y venir les mains étendues ni les doigts ouverts, mais soutenant de la main gauche votre main droite qui doit contenir un si grand Roi, recevez le corps de Jésus-Christ dans le creux de votre main en disant Amen ; alors, après avoir eu soin de sanctifier vos yeux par l’attouchement d’un corps si sain et si vénérable, vous y communierez en le mangeant. Mais prenez bien garde qu’il n’en tombe rien, considérant la perte que vous feriez de la moindre miette, comme si vous perdiez quelqu’un de vos membres. Si l’on vous donnait de l’or, quel soin n’apporteriez-vous pas pour le bien garder et n’en rien perdre ? Quelle précaution ne devez-vous donc pas avoir pour qu’il ne tombe pas la moindre partie d’une chose infiniment plus précieuse que l’or et les diamants. »
Jean Damascène (+ 749) précise qu’il faut disposer les mains en forme de croix pour recevoir le corps du Crucifié.[5]
Bède le Vénérable (+ 735) témoigne de la même pratique en occident. Décrivant la mort d’un moine, il dit que sentant sa fin venir, celui-ci demanda à ses frères qu’on lui apportât l’Eucharistie et que l’ayant prise entre ses mains, il demanda aux assistants si personne ne gardait de rancune contre lui, et que s’étant ainsi fortifié par ce viatique, il se prépara à entrer dans l’autre vie.[6
Les hommes lavaient leurs mains avec grand soin avant de communier ; il est établi qu’en France et en Afrique, les femmes se recouvraient la main d’un linge blanc. On appelait ce linge dominicale. Le concile d’Auxerre (can. 36) interdit aux femmes de recevoir l’Eucharistie dans la main nue ; et au canon 42 : Que chaque femme quand elle communie, ait son dominicale, que si quelqu’une ne l’a point, qu’elle ne communie point jusqu’au dimanche suivant.
Augustin en profite pour exhorter les femmes à la chasteté : « Comme les femmes ont soin d’avoir un linge propre pour y recevoir le corps du Seigneur, qu’elles aient aussi le corps chaste et le cœur pur. ».
St Odon de Cluny (+ 942) enseigne dans ses conférences que les anciens, pour marquer plus de respect envers le mystère de l’Eucharistie, n’en approchaient qu’à pieds nus.
Communion dans la bouche
Peu à peu, à partir du IXe siècle, suite à des abus (détournements d’hosties, vols, communions sacrilèges…), les prélats de l’Église ont commencé à recommander aux prêtres de ne plus donner l’eucharistie dans la main mais directement dans la bouche des fidèles. La première trace écrite de ce changement est datée d’un concile qui se tint à Rouen sous Louis le Pieux (+ 840). Cependant, les coutumes anciennes ont persisté longtemps, par exemple en Bohême, au milieu du XVe siècle, selon le témoignage du cardinal Nicolas de Cues (+1464) dans la septième de ses lettres au clergé de son diocèse.
Les orientaux ont aussi changé l’usage ancien et ont commencé à recevoir la communion, non plus dans la main, mais dans une petite cuillère où le Corps du Seigneur était mêlé au Précieux Sang (le pain consacré est levé et non azyme).
Quant à la communion au Saint Sang, elle est restée en usage aussi bien en orient qu’en occident. Avec des audaces qui nous étonneraient aujourd’hui : S. Cyrille de Jérusalem, déjà cité plus haut, en témoigne en détail dans ses Catéchèses mystagogiques : « Après avoir ainsi communié au corps de Jésus-Christ, approchez-vous du calice du sang, non pas en étendant les mains, mais en vous inclinant comme pour l’adorer et lui rendre hommage, en disant Amen ; puis sanctifiez-vous par l’attouchement de ce sang de Jésus-Christ que vous recevez : en pendant que vos lèvres en sont encore trempées, essuyez-les avec la main, et portez-la aussitôt à vos yeux, à votre front et aux autres organes de vos sens pour les consacrer. Enfin, attendant la dernière prière du prêtre, remerciez Dieu de ce qu’il vous a rendu dignes de participer à des mystères si grands et si élevés. »
Les fidèles étaient donc invités à utiliser le Saint Sang comme un moyen thérapeutique : le Christ n’avait-il pas guéri les hommes de son temps en les touchant de ses mains et même de sa salive (Mc 8, 23) ?
À Rome, s’est introduite l’habitude de prendre la communion du Sang Précieux par aspiration, avec un… chalumeau : un bout trempait dans le calice et l’autre était dans la bouche du communiant. Les paroles du cérémonial sont les suivantes : Le pape ayant pris le corps de Jésus-Christ, l’évêque cardinal assistant lui présente un chalumeau d’or avec lequel il prend une partie du sang, laissant le reste pour le diacre et le sous-diacre.[7] Le peuple communiait de la même manière après les prêtres. Il s’agissait sans doute d’empêcher que le sang précieux tombe ou se perde ; pour parer à cette éventualité, en plusieurs endroits, le prêtre mettait le pain consacré dans la bouche des communiants, trempé dans le Sang précieux. Dans l’Église latine, on ne communiait pas au Saint Sang le Vendredi-Saint.
Par contre, le 3e concile de Braga au Portugal (en 675) défend expressément aux prêtres de donner l’Eucharistie trempée dans du vin pour complément de communion.
Les papes cependant voulaient conserver l’ancien usage de communier sous les deux espèces, car plus conforme au récit évangélique. Les opposants rétorquèrent que c’est ainsi que Judas a communié et donc qu’il faut l’éviter !
À partir du XIIe siècle on se désaccoutume insensiblement et sans bruit de donner la communion sous les deux espèces. Pour deux raisons : 1. La crainte de répandre le précieux Sang. 2. La rareté du vin dans les pays du Nord qui se convertirent assez tard. On avait parfois même de la peine à trouver du vin pour le prêtre seul.
Thomas d’Aquin (+ 1274) justifie cette nouvelle manière de communier au seul Corps-hostie en précisant que la perfection du sacrement ne consiste pas dans l’usage qu’en font les fidèles, mais dans la consécration de ce qui en fait la matière ; ainsi, on ne déroge en rien à sa perfection quand le peuple prend le corps sans le sang, pourvu que le prêtre qui consacre prenne l’un et l’autre[8].
Un siècle avant Thomas, Hugues de Saint Victor (+ 1141) avait résumé la doctrine en quelques mots prudents : « Sous chaque espèce, on prend le corps et le sang et l’espèce du vin ne se peut réserver sûrement ».[9]
On ne trouve par ailleurs aucun acte authentique qui interdise la coupe aux fidèles avant le concile de Constance (1414-1418). Mais les Bohémiens se singularisent une nouvelle fois en s’opposant à cette disposition. Sous la pression des fidèles, le pape Pie IV (+ 1565) déroge à la règle et accorde de communier au calice aux Églises d’Allemagne. Cette décision sera révoquée par son successeur Pie V. En quoi l’on constate que dans les questions de discipline et de pastorale, un pape peut défaire ce qu’un prédécesseur a fait.
Le lieu privilégié de la communion était évidemment l’église, mais aux premiers siècles, durant les persécutions, elle pouvait aussi être donnée dans les maisons particulières (Ac 2, 46). Après les persécutions, l’usage s’est gardé de porter la communion aux absents, c’était la tâche des diacres (comme en témoigne S. Justin dans son apologie au sénat).
On fournissait aussi en hosties les moines d’Égypte, reclus au désert, les anachorètes dans les montagnes, etc. Première restriction connue : en Espagne, le premier concile de Tolède (en 400) oblige les fidèles à communier seulement dans les églises pour empêcher des abus faits à l’extérieur (can. 14).
Autre usage peu connu : jusqu’au XIIe siècle, il était de coutume de donner aux vierges consacrées, le jour de leur consécration, une hostie entière de laquelle elles se communiaient elles-mêmes pendant les huit jours suivants.
Le jeûne eucharistique
Les premiers chrétiens recevaient l’eucharistie après un repas en commun (appelé aussi agapes), comme lors de la dernière Cène. Déjà des abus liturgiques sont constatés et dénoncés par S. Paul.[10] Les communiants n’étaient donc pas à jeun, mais faisaient leur possible pour se rendre digne de participer à la nourriture céleste.
Le jeûne eucharistique s’introduit peu à peu dans les usages à partir de l’Afrique. Au concile de Carthage (en 397), les évêques réunis décident ceci : « Nous avons ordonné que les sacrements de l’autel ne seraient célébrés qu’à jeun, excepté le jour anniversaire de la Cène du Seigneur. Que s’il faut faire la recommandation de quelque défunt après le dîner, qu’on la fasse par les seules prières, si ceux qui la font, ont pris leur repas (can. 29) ».
En orient comme en occident, il était aussi recommandé aux couples mariés de s’abstenir de l’union conjugale la veille voire quelques jours avant de communier. S. Isidore en parle comme d’une chose généralement pratiquée de son temps[11].
Autres usages de l’Eucharistie
Les évêques des premiers siècles s’envoyaient l’Eucharistie les uns aux autres en signe d’union, non seulement dans leur voisinage mais aussi dans des pays éloignés. S. Irénée en témoigne dans une lettre écrite au pape Victor[12]. Le concile de Laodicée (début du 4e s.) finit par interdire cette pratique. On lui substitua l’usage de s’envoyer réciproquement, en signe d’union et d’amitié, des pains ordinaires qu’on avait bénis et qui exprimaient l’union des chrétiens les uns avec les autres. On appelait ces pains eulogies, en raison de la bénédiction que l’on y joignait par la prière. S. Grégoire de Naziance (+ 390) parle des pains blancs marqués d’un signe de croix qu’il avait coutume de bénir. S. Paulin de Nole (+ 431) envoya ainsi un pain à S. Augustin et un autre à S. Alipe, évêque de Tagaste, en lui écrivant qu’en le recevant en esprit de charité il en ferait une eulogie.
Jusqu’au Moyen Âge, les évêques s’envoyaient mutuellement des eulogies à Noël et à Pâques.
Le fondement théologique de cette pratique était qu’on désignait Jésus-Christ comme le levain, qui est le principe d’union des parties de la farine avec laquelle il est mêlé, principe d’union des membres de l’Église entre eux. Bien que l’occident n’employait que du pain azyme pour l’eucharistie, on désignait souvent l’eucharistie sous le nom de ferment, symbole de l’union des évêques avec leur troupeau.
Une autre pratique très ancienne consistait à porter l’Eucharistie sur soi à l’occasion des longs voyages, en guise de défense ou de sauvegarde contre les dangers de la route. En Allemagne, S. Boniface recommande aux moines de ne jamais voyager sans porter avec eux l’huile des infirmes, le chrême et l’Eucharistie. Les disciples de S. Colomban (+ 615), venus d’Irlande, établissent les mêmes coutumes en France.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Reprenons la question du début : faut-il communier debout dans la main ou à genoux dans la bouche ? Faut-il en revenir à des pratiques anciennes collectives et relativement codifiées ou bien se laisser guider par le ressenti personnel ? Ou bien faut-il s’adapter à la communauté où l’on communie : ici sur la bouche, là dans la main…
À la fin des années 1960, au nom d’un retour au passé (forcément authentique), beaucoup ont souhaité favoriser un retour à la communion dans la main ; il s’agissait aussi plus globalement de renforcer la participation active des fidèles dans le déroulement de la liturgie. Plus de vingt ans avant les autorisations post-conciliaires allant dans ce sens, Pie XII dénonçait déjà ce qu’il appelait « l’archéologisme liturgique » dans l’encyclique Mediator Dei (20 novembre 1947) : « Quand il s’agit de liturgie sacrée, quiconque voudrait revenir aux antiques rites et coutumes, en rejetant les normes introduites sous l’action de la Providence, à raison du changement des circonstances, celui-là évidemment, ne serait point mû par une sollicitude sage et juste ».
Quinze ans plus tard s’ouvrait le concile Vatican II dont la réception allait s’avérer à la longue plus problématique que prévu… Concrètement, qu’on dit les pères conciliaires concernant la réception de l’Eucharistie ? La réponse est simple : rien. En effet, le dernier concile ne s’est pas prononcé sur la manière de recevoir l’Eucharistie. Par contre, la Constitution sur la liturgie (4 décembre 1963) a entraîné la création d’une commission chargée de la mise en pratique de « la restauration et du progrès de la liturgie ». Le président de cette commission a clairement demandé aux évêques de rite latin du monde entier (lettre du 29 octobre 1968), s’il fallait garder la communion à genoux et sur les lèvres, ou bien adopter la communion debout dans les mains. Près des deux tiers des évêques latins du monde s’opposèrent à l’introduction de cette manière de communier abandonnée depuis plus de mille ans. La question qui suit est évidente : comment dès lors une minorité agissante a-t-elle pu imposer un tel changement dans la pratique ? En fait, la réforme s’est imposée dans les textes de manière sinueuse et sous les apparences du bien.
Le 29 mai 1969, la Congrégation pour le Culte Divin publie l’Instruction Memoriale Domini qui énumère les avantages de la communion sur la langue ; et elle conclut comme suit : « Compte tenu de la situation actuelle de l’Église dans le monde entier, cette façon de distribuer la sainte communion [sur la langue] doit être conservée, non seulement parce qu’elle a derrière elle une tradition multiséculaire, mais surtout parce qu’elle exprime le respect des fidèles envers l’Eucharistie. [...] De plus, cette façon de faire, qui doit déjà être considérée comme traditionnelle, assure plus efficacement que la sainte communion soit distribuée avec le respect, le décorum et la dignité qui lui conviennent [...]. C’est pourquoi, le Souverain Pontife n’a pas pensé devoir changer la façon traditionnelle de distribuer la sainte communion aux fidèles. Aussi, le Saint-Siège exhorte-t-il vivement les évêques, les prêtres et les fidèles à respecter attentivement la loi toujours en vigueur et qui se trouve confirmée de nouveau ».
C’est ici qu’il faut constater combien les pratiques ont précédé les textes, car dans la majorité des paroisses, dès la fin du concile (1965, 66, 67), dans l’euphorie générale, le curé avait déjà pris les devants et autorisé, voire imposé, la communion dans la main et dans le même mouvement révolutionnaire, retourné l’autel et renvoyé le latin aux amateurs de Cicéron dans le texte.
Or, tout en maintenant et encourageant la pratique de l’antique tradition de la communion dans la bouche, ce même document donnait aux évêques la possibilité de demander un indult, c’est-à-dire une dérogation au droit commun (même racine qu’« indulgence ») pour que dans leur diocèse la communion fût autorisée dans la main, ce que se sont empressés de faire les évêques européens… L’exception devint ainsi la règle et la concession charitable un droit inaliénable.
L’argument de fond pour introduire la nouvelle manière de communier avait été avancé dans cette fameuse lettre du 29 octobre 1968 aux évêques du monde entier : « La manière traditionnelle de recevoir la communion sur la langue apparaît de plus en plus à nos contemporains comme un geste infantile ; il rappelle trop la manière de nourrir les petits enfants incapables de manger seuls. Beaucoup d’adultes ressentent de la gêne à faire en public un acte qui n’a aucune beauté extérieure et qui les rabaisse à la petite enfance. » En d’autres termes : le chrétien moderne est un chrétien adulte qui se tient debout face à son Seigneur et qui se communie lui-même !
On perçoit bien le renversement anthropologique à l’œuvre : l’homme moderne refuse d’être comme un petit enfant que son Seigneur nourrit, il répugne à se trouver dans la position de l’oisillon recevant sa becquée ! Cet homme-là ne veut plus recevoir, il veut prendre !
Cinquante ans après ce bouleversement, a-t-on constaté dans l’Église un plus grand respect pour la sainte Eucharistie ? une dévotion renouvelée pour le Saint-Sacrement ? une croissance de la pratique religieuse ?... Poser ces questions, c’est y répondre.
Abus et dérives
Les abus liturgiques concernant la distribution et la réception de l’Eucharistie se sont multipliés à un point tel que la Sacrée Congrégation pour les sacrements et le culte divin a publié en 1980 une sévère Instruction sur les normes relatives au culte du mystère eucharistique. Y sont notamment dénoncées la distribution abusive de l’eucharistie par des laïcs et la réception indigne de ce sacrement.
En voici quelques extraits toujours utiles à lire aujourd’hui, alors que ces abus sont devenus permanents et normatifs dans la majorité des lieux de culte.
La communion est un don du Seigneur, qui est donné aux fidèles par l’intermédiaire du ministre qui a été délégué pour cela. Il n’est pas permis aux fidèles de prendre eux-mêmes le pain consacré et le calice ; et encore moins de se les transmettre les uns aux autres (n° 9).
Le fidèle, religieux ou laïc, autorisé pour être ministre extraordinaire de l’Eucharistie, pourra distribuer la communion seulement lorsque font défaut le prêtre, le diacre ou l’acolyte, lorsque le prêtre est empêché de le faire à cause d’une infirmité ou de son âge avancé, ou lorsque le nombre des fidèles qui s’approchent de la communion est si grand qu’il prolongerait vraiment trop longtemps la célébration de la messe. Il faut donc réprouver l’attitude des prêtres qui, tout en étant présents à la célébration, s’abstiennent de distribuer la communion et laissent cette tâche aux laïcs (n° 10).
Quant à la manière de s’approcher de la communion, les fidèles peuvent la recevoir à genoux ou debout, selon les règles établies par les conférences épiscopales. […] Mais lorsqu’ils communient debout, il est vivement recommandé que, s’avançant en procession, ils fassent un acte de révérence avant la réception du sacrement […] (n° 11).
Il est donc permis de communier debout et dans la main, et chacun est libre devant sa conscience et devant Dieu, mais en l’absence visible des fruits de cette pratique, on peut aussi ajouter, comme l’écrit S. Paul aux Corinthiens, « ce qui est permis n’est pas forcément profitable »[13].
« Nous nous prosternons… »
Nous conclurons par un extrait d’une homélie du pape Benoît XVI ; il invite le croyant à redécouvrir le sens de l’adoration et l’humilité devant le Tout-Puissant et le Verbe qui s’est fait chair[14] :
« Adorer le Dieu de Jésus Christ, qui s’est fait pain rompu par amour, est le remède le plus valable et radical contre les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui. S’agenouiller devant l’Eucharistie est une profession de liberté : celui qui s’incline devant Jésus ne peut et ne doit se prosterner devant aucun pouvoir terrestre, aussi fort soit-il. Nous les chrétiens nous ne nous agenouillons que devant Dieu, devant le Très Saint Sacrement, parce qu’en lui nous savons et nous croyons qu’est présent le seul Dieu véritable, qui a créé le monde et l’a tant aimé au point de lui donner son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Nous nous prosternons devant un Dieu qui s’est d’abord penché vers l’homme, comme un Bon Samaritain, pour le secourir et lui redonner vie, et il s’est agenouillé devant nous pour laver nos pieds sales. Adorer le Corps du Christ veut dire croire que là, dans ce morceau de pain, se trouve réellement le Christ, qui donne son vrai sens à la vie, à l’univers immense comme à la plus petite créature, à toute l’histoire humaine comme à l’existence la plus courte. L’adoration est une prière qui prolonge la célébration et la communion eucharistique et dans laquelle l’âme continue à se nourrir : elle se nourrit d’amour, de vérité, de paix ; elle se nourrit d’espérance, parce que Celui devant lequel nous nous prosternons ne nous juge pas, ne nous écrase pas, mais nous libère et nous transforme. »
Pierre René Mélon
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[1] Source : Charles-Mathias Chardon, Histoire des Sacrements, Drouin, 1841.
[9] Hugues de Saint Victor, Traité de la communion sous les deux espèces.
[10] 1 Cor 11, 17-34. Ces sévères admonestations de S. Paul, réduisent à néant l’argumentation de ceux qui bannissent la communion dans la main en avançant que les anciens chrétiens étaient plus pieux qu’aujourd’hui et donc plus dignes de recevoir l’eucharistie de cette manière.
Dans le cadre des conférences qu’ils organisent à l’Université de Liège, l’Union des étudiants catholiques liégeois et le Groupe de réflexion sur l’éthique sociale avaient invité, voici quelque temps, le philosophe Rémi Brague, professeur ordinaire à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Membre de l’Institut, celui-ci a reçu le Prix 2012 de la Fondation Ratzinger-Benoît XVI. Voici une synthèse de son exposé, dont la transcription intégrale est disponible gratuitement sur simple demande, en s’adressant à notre rédaction.
Mort de Dieu, mort de l’homme
Le titre de cette conférence est une métaphore empruntée à l’œuvre du philosophe juif Martin Buber (Vienne 1878-Jérusalem 1965) illustrant le thème de la mort de Dieu que l’on rencontre aussi chez Max Weber (Le désenchantement du monde, 1917) et, bien sûr, Friedrich Nietzche (le Gai Savoir, 1882) : plus que de triomphe, c’est un cri d’inquiétude auquel répond celui de la mort de l’homme que l’on trouve chez Léon Bloy, Nicolas Berdiaev ou André Malraux. Il a été repris et rendu célèbre par Michel Foucauld (Les mots et les choses, 1966) ramenant cette idée à la critique d’une incohérence logique : si le prototype disparaît, alors la copie doit aussi s’effacer. La thèse de Rémi Brague est moins innocente : selon lui, la disparition de Dieu à l’horizon de l’humanité pourrait entraîner de fait celle de l’humanité elle-même, une disparition sinon physique en tout cas ontologique: la disparition de ce qui fait l’humanité de l’homme.
Echec de l’athéisme ?
Pour Rémi Brague, l’athéisme est un échec. Sa faveur croissante dans l’opinion publique n’est pas une objection pertinente. Pour un philosophe, la quantité de gens qui défendent une opinion déterminée n’est pas un argument en soi : ni pour, ni contre. Mais d’autres succès spectaculaires sont à mettre au crédit de l’athéisme :
Au niveau théorique d’abord, la science moderne de la nature n’a plus besoin d’une religion « bouche-trou » lorsqu’on cherche une explication du monde. Mais, on peut ici se demander si une religion a vraiment jamais prétendu expliquer comment le monde fonctionne. Quoi qu’il en soit, le Dieu horloger de Voltaire a vécu. Cette victoire théorique se complète d’une victoire dans la pratique politique, laquelle montre que les sociétés d’aujourd’hui peuvent s’organiser sans avoir besoin d’un principe supra humain de légitimité. Reste que toutes les religions ne cherchent pas à réglementer la société : on oublie trop à cet égard que le christianisme n’édicte pas de règles de conduite fondamentalement distinctes de celles que la raison naturelle a ou pourrait trouver par ses propres forces. De fait, le Décalogue qui est ce qu’il a retenu de la Torah des juifs n’est jamais que le « kit » de survie de l’humanité : un minimum.
Quoi qu’il en soit, les deux « victoires » de l’athéisme sont énormes dans l’histoire de l’humanité. Mais elles appellent tout de même deux observations :
D’une part, l’athéisme n’est pas nécessairement l’affirmation militante de convictions agressives. Ce peut être d’abord un principe de méthode : une mise entre parenthèses du divin. C’est pourquoi on a inventé des termes comme « agnosticisme », « sécularisme » ou « humanisme » (un parti politique belge d’origine chrétienne a même adopté ce qualificatif). D’autre part, cet agnosticisme lui-même ne concerne pas que les questions religieuses : le positivisme philosophique se contente de connaissances « positives » sur le monde, sans chercher les causes dernières des phénomènes qu’il appréhende.
Est-il légitime que l’homme existe ?
Malgré tout cela, l’athéisme contient un défaut mortel, même sous sa forme atténuée de l’ agnosticisme. Il y a, en effet, une question sur laquelle l’athéisme n’a rien à dire dès lors que la racine de l’homme serait l’homme lui-même : s’il n’existe aucune instance supérieure à l’homme, comment celui-ci pourrait-il affirmer sa propre valeur? Si c’est l’homme lui-même qui se juge, comme dirait Chesterton, c’est le signe du fou, dont l’histoire politique nous montre maints exemples.
Au tournant des XVIIIe-XIXe siècles, Fichte, radicalisant la philosophie de Kant, croit avoir trouvé la solution : le divin est donné dans la loi morale qui est présente en nous et dont nous aurions tous conscience. Donc, il n’y a pas besoin de foi en Dieu mais, en revanche, il y a quelqu’un en qui nous avons besoin de croire : c’est l’homme.
Croire en l’homme, malgré ce théâtre de grand guignol que représente l’histoire ? Nous avons eu, au XXe siècle, deux régimes explicitement athées : l’un anti-chrétien parce qu’anti-juif, l’autre anti-juif parce qu’anti-chrétien. « J’ai honte d’être un être humain » disait alors la philosophe allemande d’origine juive Hanna Arendt. Et aujourd’hui la question de la légitimité de l’être humain se fait encore plus concrète parce que nous avons, à grande échelle, les possibilités techniques d’en finir avec l’humanité. Or, comme disait Leibniz, les possibles ont une tendance à exister.
Mais, à supposer même que l’athéisme ne tue personne, est-il capable de donner des raisons de vivre ? L’homme n’est peut-être pas le gentil du film hollywoodien, c’est peut-être le méchant ou, comme disait le philosophe angliciste allemand Hartmann, la « sale bête » universellement prédatrice, universellement envahissante ne se contentant pas de sa niche écologique mais faisant irruption partout : si l’homme disparaissait, alors tout de même la nature serait libre.
Que faire avec ce genre d’argument ? Une réponse serait de dire qu’il y a un instinct de survie et que l’homme peut bien continuer à exister sans s’occuper de sa propre légitimité. Mais alors, le seul animal qui se pose la question des raisons de ce qu’il fait renoncerait à la raison à propos d’un problème qui met en jeu son existence.
Cette impasse rationnelle n’appelle qu’une issue raisonnable : c’est de trouver un point de référence extérieur qui puisse dire qu’il est bon qu’il existe des hommes, un levier d’Archimède qui soit en droit de dire, justement parce qu’il n’est pas homme, que celui-ci, malgré tout, doit être sauvegardé et, conclut Rémi Brague, pour nommer ce point de référence extérieur, si vous trouvez un meilleur terme que Dieu, vous me faites signe.
Dans son célèbre « Drame de l’humanisme athée » publié à la fin de la seconde guerre mondiale, le Père Henri de Lubac estimait que si l’on peut construire une société sans Dieu, elle serait inhumaine. Moins optimiste, Rémi Brague ajoute qu’une telle société serait séculaire au sens propre du terme, c’est-à-dire que raisonnablement, elle ne pourrait donner que la vie d’un individu humain en sa longévité maximale.
Jean-Paul Schyns
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Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 106, printemps 2018
Dans « La Croix » du 8 février, Isabelle de Gaulmyn commente le récent ouvrage « Comment notre monde a cessé d’être chrétien » (Seuil, 288 p., 21 €) que Guillaume Cuchet a consacré à la rupture ouverte au sein du catholicisme depuis Vatican II . L’auteur montre que la mise en œuvre du Concile a été l’élément déclencheur du décrochage du catholicisme en France (comme ailleurs en Occident), une évolution qui - à son sens- aurait de toute façon eu lieu. Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est:
« Comment le catholicisme français est-il devenu si rapidement une religion minoritaire, avec une chute de la pratique dominicale de près d’un tiers entre 1955 et 1975? La question n’est pas nouvelle. Depuis plus de trente ans, deux types de réponses sont avancés: pour les uns, plutôt à droite de l’Église, c’est la faute à Mai68; pour d’autres, c’est à cause de l’encyclique Humanae vitae, qui, en interdisant la contraception, aurait découragé une génération de croyants. C’est en historien que Guillaume Cuchet cherche à répondre à cette même question, en exploitant les fameuses enquêtes du chanoine Boulard. Grâce à l’appui de l’épiscopat de l’époque, ce prêtre audacieux, féru de sociologie, a réalisé une photographie de la pratique du catholicisme dans tous les diocèses de la France des années 1955-1965. Et s’il a lui-même perçu le décrochage du catholicisme en France, il n’en a pas mesuré l’ampleur, notamment en ce qui concerne la chute massive de la pratique des plus jeunes, entre 12 et 24 ans. En exploitant ces données, et en les confrontant à d’autres enquêtes faites dans les années 1970, Guillaume Cuchet peut affirmer que cette rupture a eu lieu exactement juste après Vatican II en 1965. Donc avant 1968.
La question est de savoir ce qui, dans le Concile, a pu provoquer la rupture. « A priori, le Concile lui-même n’y est pas pour beaucoup, quoi qu’en ait dit la polémique intégriste ou traditionaliste », écrit Guillaume Cuchet. En revanche, l’historien met en cause une pastorale post-conciliaire, en France, souvent « élitiste », peu adaptée à une pratique plus culturelle. Les prêtres de l’époque ont sans doute un peu vite considéré que le cadre qui permettait de tenir cette pratique (obligation dominicale, piété populaire, communion solennelle…) n’était que sociologique, et n’avait, au fond, pas de valeur. Tout un discours pastoral, qui n’est en rien écrit dans les documents conciliaires, va mettre en place une nouvelle hiérarchie des obligations du fidèle, où l’assiduité à la messe n’a plus la même importance que l’engagement dans la vie sociale ou associative, le respect aussi de la liberté de conscience. Cette « sortie collective de la pratique obligatoire sous peine de péché mortel », ainsi que la désigne Guillaume Cuchet, eut un effet désastreux sur la fréquentation des églises, effet d’autant plus important que ce mouvement s’inscrit dans une mutation plus générale des formes de l’autorité, que ce soit dans le domaine familial ou scolaire. Pour appuyer son propos, Guillaume Cuchet analyse le sacrement de la confession, qui baisse de manière spectaculaire autour de 1965, et l’évolution de la prédication autour des fins dernières et du Salut.
Pour autant, ce livre n’est pas un réquisitoire contre Vatican II. Au contraire, refusant d’en faire un tabou, il permet de replacer cet événement dans un contexte plus général d’une histoire longue, commencée avec la Révolution française, et que toute l’évolution de notre société, à partir de 1968, a amplifié et démultiplié. Comme le remarque l’historien, la crise était inévitable. Le Concile n’a pas provoqué la rupture, qui aurait de toute façon eu lieu, mais il l’a déclenchée, en lui donnant une intensité particulière. Ce n’est pas tant l’évolution que la manière dont elle a été accompagnée pastoralement qui est ici en cause. Et sans doute la quasi-disparition du catholicisme populaire dans notre pays peut-elle aujourd’hui en partie s’expliquer par cette mise en œuvre d’une pastorale réservée à une élite ultra-formée, ultra-consciente, laissant sur le côté des pratiquants moins investis, qui tenaient à la religion à travers un cadre dressé par des sacrements plus accessibles. Des pratiquants dont on n’aurait pas suffisamment pris en compte les besoins. Voilà un travail qu’il aurait été difficile de mener plus tôt en raison de « la sanctuarisation du concile Vatican II », par crainte de donner des arguments aux intégristes. Il marquera sans aucun doute l’historiographie du catholicisme dans notre pays et devrait susciter des discussions passionnées ».
Lire dans le n° 106 (Printemps 2018) du magazine Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle.