L’immigré est-il mon prochain ? Charité personnelle et charité politique |
Choses lues et entendues, hier et aujourd’hui, à propos des étrangers :
« La fréquentation des étrangers corrompt fortement les moeurs des citoyens, parce qu’il doit nécessairement arriver que des étrangers élevés sous des lois et des coutumes différentes agissent en bien des cas autrement que l’exigent les moeurs des citoyens, de telle sorte que, tandis que les citoyens sont poussés à agir de façon semblable, la vie sociale est perturbée » (Aristote, Politique).[1]
« Il y a trop d’étrangers ! »
« On ne se sent plus chez soi : au lieu de s’adapter à notre mode de vie, les étrangers se comportent comme s’ils étaient chez eux ! »
« Je ne me sens plus en sécurité dans les rues. »
« Ils vivent à nos crochets, qu’ils retournent dans leur pays ! »
« Si encore ils étaient chrétiens, ils pourraient s’assimiler, comme les Polonais et les Italiens, par exemple, mais avec les musulmans c’est impossible ! »
Face à une opinion publique de plus en plus réticente, voire hostile (quand elle ose l’avouer), à la présence permanente d’étrangers (qu’ils soient en situation légale ou illégale), comment doit réagir un chrétien ?
Quel comportement adopter face aux vagues d’immigration successives qui rendent « l’autre » visible et palpable ?
Quand le « lointain » devient le « prochain », cesse-t-il d’être un frère ou le devient-il davantage ? Est-il une menace ? une chance ? Qu’en disent les Saintes Ecritures ? Quelle est la position de l’Église ?
Aimer l’étranger...
Dans l’Écriture - qui est Parole de Dieu - la question du rapport des croyants envers les étrangers est d’une limpidité exemplaire : « Vous traiterez l'étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte. Je suis l'Éternel, votre Dieu. » (Lv. 19, 34).
Le Deutéronome, dernier livre de la Torah, reprend le même commandement d’amour : « Vous aimerez l'étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte ». (Dt 10, 19) Et plus loin dans le même livre, Dieu jette une malédiction sur ceux qui résistent à sa volonté : « Maudit soit celui qui porte atteinte au droit de l'étranger, de l'orphelin et de la veuve ! Et tout le peuple dira : Amen ! » (Dt 27, 19). La volonté divine est claire : le croyant ne doit pas seulement accueillir l’étranger, il doit l’aimer !
Beaucoup de ses disciples qui avaient entendu s’écrièrent : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter ! » (Jn 6, 60).
Et nous, que faisons-nous ? Allons-nous l’écouter ou nous révolter ?
Comment l’Église interprète-t-elle ces paroles de Dieu, si peu adaptées en apparence aux réalités de la modernité ? Cette modernité qui permet de faire transiter massivement des populations, en quelques heures ou en quelques jours, d’un bout du monde à l’autre... Était-il plus facile d’être accueillant durant les temps pastoraux, quand le migrant était un nomade qui ne tarderait pas à poursuivre son chemin pour s’éloigner définitivement... ?
Que dit l’Église ?
Le pape Paul VI, sous le pontificat duquel les flux migratoires sud/nord se sont intensifiés, a pris des positions très claires sur les relations entre chrétiens et migrants (qu’ils soient réfugiés, voyageurs ou errants) : « Il est urgent que l'on sache dépasser à leur égard une attitude étroitement nationaliste pour leur créer un statut qui reconnaisse un droit à l'émigration, favorise leur intégration [...]. Il est du devoir de tous - et spécialement des chrétiens - de travailler avec énergie à instaurer la fraternité universelle, base indispensable d'une justice authentique et condition d'une paix durable » (Paul VI, Encyclique Octogesima adveniens, n. 17).
Le pape Jean-Paul II, dans un message pour la journée mondiale des migrants (le 21 nov. 1999), a développé cette position traditionnelle de l’Eglise en des termes mesurés mais fermes :
« A la lumière de la Révélation, l’Eglise, Mère et Maîtresse, oeuvre afin que la dignité de chaque personne soit respectée, que l’immigré soit accueilli comme un frère et que toute l’humanité forme une famille unie, qui sache valoriser avec un esprit de discernement les diverses cultures qui la composent. En Jésus, Dieu est venu demander l’hospitalité aux hommes. Pour cela, Il établit comme vertu caractéristique du croyant la disponibilité à accueillir l’autre dans l’amour. Il a voulu naître dans une famille qui n’a pas trouvé de logement à Bethléem (cf. Lc 2, 7) et qui a vécu l’expérience de l’exil en Égypte (cf. Mt 2, 14). Jésus, qui n'avait pas "où reposer la tête" (Mt 8, 20), a demandé l’hospitalité à ceux qu’il rencontrait. A Zachée, il a dit "il me faut aujourd'hui demeurer chez toi" (Lc 19, 5). Il est arrivé à s’assimiler à l’étranger qui avait besoin d'un abri : "J'étais étranger et vous m'avez accueilli" (Mt 25, 35). En envoyant ses disciples en mission, il fait de l’hospitalité dont ils bénéficieront, un geste qui le concerne personnellement : "Qui vous accueille m'accueille, et qui m’accueille accueille Celui qui m'a envoyé" (Mt 10, 40). »
Face à l’importance des enjeux, sur le plan de la foi et de la civilisation, le même Jean-Paul II a établi en 1988 un nouveau dicastère de la curie romaine dédié au bien-être des migrants et des itinérants, le Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement (constitution apostolique Pastor Bonus). Avant cette initiative, du XVIIe au XIXe siècle, les dossiers correspondants étaient confiés à la Congrégation pour l'évangélisation des peuples.
Benoît XVI, notre pape émérite, ne souligne pas seulement les devoirs réciproques envers tous les membres de la « famille humaine », il fonde ces exigences de l’amour dans la réalité du Corps mystique : « ... la solidarité se nourrit de la «réserve» d’amour qui naît du fait de se considérer comme une seule famille humaine et, pour les fidèles catholiques, membres du Corps mystique du Christ : nous dépendons en effet tous les uns des autres, nous sommes tous responsables de nos frères et sœurs en humanité, et, pour ceux qui croient, dans la foi. »[2]
L’Église va-t-elle trop loin ? Nos sociétés ne risquent-elles pas de subir un basculement démographique, voire un changement de civilisation, sous la poussée des étrangers ?
L’Église, qui est « experte en humanité », comme le disait Paul VI, ne tombe pas dans l’irénisme ; sa doctrine sur l’accueil et l’amour des migrants ne relève pas d’une générosité naïve et insouciante, mais d’un souci permanent de vérité : elle ne considère pas les phénomènes migratoires comme une norme d’organisation du monde, car « personne ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa terre natale, s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable » (Léon XIII, Rerum Novarum, 1891). En 1985, Jean-Paul II rappelait au congrès mondial de la pastorale de l’immigration « qu’on ne peut donc pas a priori considérer toute immigration comme un fait positif à rechercher ou à promouvoir ».
Charité ou Bien commun ?
Comment dès lors concilier l’accueil des déshérités et l’équilibre de la société qui les accueille ? Pour y voir plus clair, il faut opérer une distinction fondamentale entre ce qui relève de la morale (le comportement personnel) et de la politique (le comportement collectif). On ne peut pas raisonner de la même manière du point de vue de l’individu et du point de vue de la collectivité - dont la politique doit assurer le bien commun. Imagine-t-on, par exemple, une nation agressée réagir comme un individu, en prenant à la lettre le commandement du Christ de tendre la joue droite quand la gauche est giflée (Mt 5, 39) ? La défense du bien commun, ici la sécurité, permet à cette nation de se défendre, fut-ce militairement, sous certaines conditions que l’Église a dégagées au fil des siècles : cause juste, intention droite, autorité légitime, dernier recours, chance raisonnable de succès. Il existe donc un domaine de la charité, peu pratiqué mais essentiel : la charité politique ! Pie XI, s’adressant aux étudiants catholiques italiens, le 18 déc. 1927, disait ceci : « Tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui sous ce rapport est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion ».
S’agissant de l’organisation collective de l’accueil ou du refoulement des migrants, le bien commun doit être le critère fondamental de discernement. Qu’est-ce que le bien commun ? Le Catéchisme de l’Eglise catholique le précise (CEC n° 1905-1912). Il comporte trois éléments essentiels (qui, en l’occurrence, peuvent servir de guide en matière de gestion des flux migratoires) : le respect de la personne ; le bien-être social et le développement du groupe ; la paix et la sécurité : « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et de ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective » (§ 1909).
En admettant que la proportion de migrants soit jugée dangereuse pour le maintien de la cohésion sociale et l’identité de la nation, les responsables qui exercent la charge de l’autorité ont le droit et le devoir de réguler par les voies du droit, l’accueil ou le refoulement des étrangers, sans porter atteinte à la « charité politique ». C’est ce que précise le Catéchisme de l’Eglise catholique (§ 2241) : « Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont elles ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges ». En résumé, l’accueil des migrants doit être subordonné au bien commun de la nation.
Qu’est-ce qu’un étranger
La nation ! Le patriotisme ! Voilà bien des concepts qui ont soulevé des controverses depuis la fin de la dernière guerre mondiale et les folies meurtrières du national-socialisme ! Le bien commun de la nation peut-il prévaloir sur les exigences de la charité, en particulier l’accueil de l’étranger ? La réponse est oui, si l’on prend soin de distinguer, comme nous l’avons vu, l’ordre de la charité individuelle de l’ordre de la charité politique.
Dans Mémoire et identité, publié l’année de sa mort, Jean-Paul II ouvre des perspectives intéressantes. « Patriotisme signifie amour pour tout ce qui fait partie de la patrie : son histoire, ses traditions, sa conformation naturelle elle-même. C’est un amour qui s’étend aussi aux actions des citoyens et aux fruits de leur génie. Tout danger qui menace le grand bien de la patrie devient une occasion pour vérifier cet amour » [3]. Il appartient au pouvoir politique, garant du bien commun, d’estimer la notion de « danger », de mesurer en quoi et comment un nombre déséquilibré d’étrangers pourrait mettre en péril la paix sociale et la cohésion de la nation. Ainsi l’on voit que la menace n’est pas l’étranger en tant que tel, qui mérite notre respect et le don de notre fraternité ; l’étranger est aussi celui qui peut recevoir la Bonne nouvelle de l’Evangile si notre charité est assez vive (les nombreuses conversions de frères musulmans en témoignent) ; l’étranger est également celui qui peut réveiller notre foi assoupie (la présence de chrétiens africains et sud-américains peut être une bénédiction pour nos communautés léthargiques) ; mais l’étranger peut être aussi celui qui refuse de s’intégrer dans son pays d’adoption, qui se pose en rival voire en ennemi du peuple qui l’accueille...
Théologie de la nation
Le chrétien sait qu’il est un passant ici-bas, qu’il est un migrant, que son royaume n’est pas de ce monde et que sa vraie patrie est au Ciel, ce qui ne doit pas l’empêcher d’honorer son père et sa mère, c’est-à-dire respecter et mettre à leur juste place ses racines terrestres, car « la patrie est digne, non seulement d’amour, mais de prédilection » (Saint Pie X, Allocution Nous vous remercions, 19 avril 1909).
Le chrétien sait aussi que « le mystère de l’Incarnation, fondement de l’Eglise, appartient à la théologie de la nation »[4] ; ce mystère signifie que tous les hommes sont appelés à s’agréger au nouveau Peuple de Dieu préfiguré par Israël ; ainsi ceux qui renaissent dans l’Esprit échappent en grande partie aux déterminismes pesants de l’engendrement par le sang et la volonté charnelle (Jn 1, 13) : nationalisme borné, idolâtrie de la différence, cosmopolitisme idéologique... Celui qui (re)naît de Dieu devient citoyen de la nation divine par naturalisation mystique. La seule véritable république est la communion des saints, là où le souverain Bien commun est éternel, à tous et pour chacun, per ipsum et cum ispo et in ipso.
Pierre René Mélon
[1] Cité par S. Thomas d’Aquin dans De Regno (De la Royauté), livre II, chap. VII, 35-40.
[2] Message du pape Benoît XVI pour la 97ème Journée mondiale du migrant et du réfugié (27 sept. 2010).
[3] Jean-Paul II, Mémoire et identité, Flammarion, 2005, p. 83.
[4] Ouvrage cité, p. 89.