L’évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien
|
Consacré le 14 juillet 2013 en la cathédrale Saint-Paul à Liège, le nouvel évêque de Liège, Mgr Jean-Pierre Delville est licencié en histoire de l’université de Liège, théologien diplômé en sciences bibliques de l’université grégorienne à Rome et de l’université catholique de Louvain (U.C.L.), où il fut professeur ordinaire chargé du cours de l’histoire de l’Eglise et du christianisme ; il aussi obtenu un prix d’orgue au conservatoire royal de Liège. Jacques Zeegers l’a interviewé sur la place des mélodies grégoriennes dans les rites latins de la liturgie catholique : Monseigneur a bien voulu accepté que nous reproduisions ici le texte de cette entrevue destinée au bulletin de liaison de l’académie de chant grégorien (n° 71, décembre 2014) : la section liégeoise de l’académie œuvre depuis plus de dix ans l’église du Saint-Sacrement, au boulevard d’avroy.
- Jacques Zeegers : Que représente pour vous le chant grégorien ? Comme prêtre et évêque tout d’abord ?
- Mgr Jean-Pierre Delville : Comme prêtre et évêque, c'est-à-dire comme homme d’Eglise, je considère le chant grégorien comme le chant fondamental de l’Eglise. Dans des célébrations plurilingues, par exemple, c’est le chant grégorien qui peut faire l’unité. C’est évidemment le cas dans les liturgies du Vatican, mais aussi en d’autres occasions, dans de grandes rencontres internationales, par exemple. Cela postule bien sûr qu’on ait appris le répertoire par ailleurs car on ne peut avoir la maîtrise du chant uniquement pour ces occasions-là. Mais comme ces occasions sont médiatisées, elles sont aussi porteuses de formation. Cela, c’est l’aspect pratique du chant grégorien, à savoir la référence commune. Mais il y a aussi un aspect plus fondamental lié à son style : c’est un chant méditatif qui porte à la contemplation et qui est donc bien adapté à l’objectif de la liturgie. Il a donc une qualité importante au niveau spirituel.
- Et comme historien ?
- Comme historien, je pense que le chant grégorien constitue un patrimoine extraordinaire, tant au niveau des paroles qu’au niveau des mélodies. Il déborde d’ailleurs de la liturgie actuelle car pas mal de pièces n’y sont plus chantées aujourd’hui, par exemple celles qui faisaient partie des rites locaux. J’y vois le témoignage de la créativité de notre Eglise. Je pense aussi au Dies irae qui est l’expression d’une vision de foi, d’une vision dramatique. Tant les paroles que les mélodies reflètent l’histoire de l’Eglise. Sans doute le Dies irae ne correspond-il plus à notre mentalité contemporaine. C’est en tout cas le sentiment qu’on a eu en le supprimant de la liturgie dans la mesure où il insistait plus sur la condamnation (le jour de colère) que sur la miséricorde qui y est pourtant présente. Mais quand on parle du jugement, on ne peut s’exprimer que par métaphores et ce n’est pas parce que les métaphores ont un côté violent qu’elles n’ont pas une signification pour la vie spirituelle ; elles ne sont pas une photographie des réalités spirituelles mais des images qui doivent être interprétées et éveiller la vie spirituelle.
Pas mal de pièces du répertoire ne sont plus utilisées, mais il est important de les redécouvrir par d’autres biais, que ce soit par la recherche musicale ou par des enregistrements de caractère plus historique. Il est aussi intéressant de voir comment, à certaines époques, on a ajouté de nouveaux textes, par exemple les intercessions à l’intérieur du kyrie (les tropes dont on retrouve la trace dans les titres du Kyriale) qui permettent d’apprécier la créativité de chaque époque.
Nous avons ici un missel de 1483, le plus ancien du diocèse de Liège, un incunable. On y trouve un Gloria in honorem Beatae Mariae Virginis. Après chaque phrase, on trouve un verset en l’honneur de la Vierge Marie. Après cela, il y eut des périodes où on est revenu à plus de simplicité. Le concile de Trente (1545-1563) a notamment demandé qu’on se moule sur l’Office de Rome plutôt que sur les Offices des Eglises locales, excepté ceux qui avaient plus de 400 ans d’histoire. Il a donc émondé la liturgie par rapport à l’efflorescence locale un peu incontrôlée. Le concile Vatican II a opéré à son tour un second émondage.
- Et enfin, comme musicien ?
Ci dessus: Chorales au Festival grégorien de Watou et à la Fête-Dieu à Liège 2015 (église du saint-sacrement)
Ci-dessus, les Bénédictines de l'Annonciation (Le Barroux) chantent le trait "commovisti" de la messe du dimanche de la Septuagésime
Comme musicien, je vois le chant grégorien comme une musique contemplative, mais aussi expressive. Elle a un côté contemplatif, un peu parce qu’elle nous dépayse par rapport à nos moyens habituels d’expression. Elle a un côté expressif , mais dont l’expression est plus contenue. On pense parfois que pour s’exprimer en musique aujourd’hui il faut faire du rock et crever les tympans avec les décibels. Mais à l’époque de la composition du chant grégorien, même si on voulait exprimer quelque chose de violent ou de martial dans la musique, on utilisait des moyens beaucoup plus contrôlés, ce qui n’empêchait pas la musique d’être très expressive. Si on le replace dans le cadre culturel de sa composition, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une musique éthérée pour des gens qui sont dans le nirvana. C’est une musique expressive qui sait rendre les sentiments du texte et évoquer ses symboles : il en est par exemple ainsi quand le mot ascendit est accompagné d’une mélodie qui monte à l’aigu. C’est non seulement une musique expressive mais aussi une musique qui stimule la voix. Nous avons souvent tendance à être trop intellectuels et cérébraux dans nos liturgies ou dans d’autres prestations. Le chant grégorien donne un large espace à la voix, au physique, à l’ouïe et à l’audition. C’est une musique qui demande à la voix un exercice important, car la voix c’est la respiration et la respiration c’est la vie. Pratiquer le chant grégorien, c’est donc une école de vie.
- Peut-on prier sur n’importe quelle musique ?
- N’importe quelle musique, certainement pas ! A chaque époque, le chant grégorien a subi la concurrence d’autres types musicaux. Dans le haut moyen âge, il devait exister une musique populaire avec des instruments très divers. A partir du 13e siècle c’est encore plus évident avec l’apparition de la polyphonie. Même si, au début, celle-ci était basée sur le chant grégorien, elle est devenue petit à petit autonome. À partir de la fin du XVIe siècle est apparue la musique concertante. Prenons les vêpres de Monteverdi : c’est tout autre chose que du grégorien et pourtant c’est fantastique ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique plus extravertie. Invite-t-elle à la prière ? Oui, sans doute, mais elle vous accroche avec des moyens plus sensuels. Et avec le Requiem ou les messes de Mozart, ou encore celles de Beethoven, on trouve une musique spirituelle très expressive au niveau de l’orchestration. Prier sur le Requiem de Berlioz ? Pourquoi pas ? On ne peut pas dire tout de suite non ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique qui a un côté plus démonstratif, proche de l’opéra. Jusqu’où peut-on prier avec une musique qui est beaucoup plus éloignée du chant grégorien dans sa manière d’être ? Je constate que le chant grégorien connaît à chaque époque une concurrence avec d’autres modèles musicaux, mais il y a toujours un retour au fondamental parce que l’autre modèle musical arrive à un certain épuisement ou en tout cas à une exaspération des moyens. On ressent alors la nécessité d’une plus grande simplicité, d’une sorte de pauvreté des mélodies, qui sont au contraire d’une très grande richesse.
- Comment interprétez-vous l’article 116 de la Constitution sur la liturgie du concile Vatican II (Sacrosanctum concilium) qui précise que « l’Eglise reconnait dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place » ?
- Il est très difficile de respecter cette invitation qui est en tension, pour ne pas dire en contradiction avec l’autre affirmation du concile demandant de célébrer la liturgie dans les langues locales et d’avoir un chant d’ensemble pour les fidèles (1) . On a donc deux prescriptions juxtaposées qui sont concurrentielles. C’est d’ailleurs vrai pour pas mal de textes conciliaires pour lesquels on a voulu équilibrer des tendances différentes. Ici, c’est particulièrement clair. Nous sommes devant une tension qui n’a pas été résolue. Car comment donner une première place au chant grégorien alors qu’en même temps on vous demande de célébrer dans les langues locales et, qui plus est, de manière à ce que l’assemblée puisse chanter ? Une grande partie du répertoire grégorien n’est accessible qu’à des chantres très exercés et ne peut être chantée par l’assemblée. La question de la langue fait aussi difficulté. On a parfois transposé dans d’autres langues les mélodies grégoriennes, mais on a souvent hésité à le faire parce que cela ne correspond pas aux accents toniques de la langue. Je connais cependant des exemples qui, à mes yeux, ne sont pas du tout décevants, notamment à Orval. On a peut-être trop peu exploité cette possibilité. J’ai aussi entendu des adaptations dans des langues africaines, et cela ne semblait pas mal du tout. Je crois en tout cas qu’il faut des pionniers dans la revitalisation du chant grégorien qui contribuent à en donner le goût. Il ne faut pas assimiler purement et simplement le grégorien au rit ancien de la liturgie ni à une forme d’interprétation du chant. Il faut retravailler l’interprétation. Pour cela nous avons besoin de pionniers qui le font revivre d’une manière renouvelée, de sanctuaires, de chorales spécialisées qui en donnent le goût, et pas seulement à travers des survivances de ce qu’on faisait dans le passé.
- Comment se fait-il que, malgré cette déclaration du concile, le chant grégorien ait été délaissé dans la plupart des paroisses ? Croyez-vous que c’est une évolution irréversible ? Si non, que faire pour qu’on en redécouvre toute la richesse et qu’on le chante davantage dans la liturgie, à côté d’autres formes musicales ?
- Je constate que, même au Congo, on continue dans certaines églises à chanter la messe en grégorien. Cela veut dire qu’il n’y a pas nécessairement un lien entre telle culture et le chant grégorien. Il peut aussi séduire et intéresser des communautés chrétiennes qui ne sont pas de culture latine, ni même de culture occidentale. Je trouve cela très intéressant. Que faire pour en redécouvrir la richesse ? Comme déjà dit, il faut retravailler l’interprétation pour en renouveler le genre. Dans mes souvenirs de jeunesse, lorsque des chorales de village pratiquaient le chant grégorien , c’était souvent larmoyant, peu dynamique , avec des voix chevrotantes et peu accordées entre elles. Comme ce chant n’est pas si facile à pratiquer, le pratiquer mal le dévalorise très fort. On pâtit de ces mauvais exemples anciens. Une veine s’ouvre donc de ce côté-là : renouveler l’interprétation. Il importe aussi d’avoir des lieux de culte où le grégorien est explicitement travaillé et pratiqué de manière à ce qu’il y ait une régularité, que ce ne soit pas trop livré à l’improvisation du moment. Sinon, il est compliqué d’introduire subitement une petite pièce en grégorien alors qu’on a pris d’autres habitudes. On le voit bien dans les paroisses. C’est franchement difficile. Il y a aussi peut-être un problème de formation dans les séminaires. Cela mériterait d’être approfondi.
- On dit souvent que le latin constitue un obstacle. Qu’en pensez-vous ?
- Il est certain que c’est un obstacle. Mais ce n’est pas un obstacle absolu. En Egypte, par exemple, les chrétiens coptes sont arabophones et ne comprennent pas la langue copte. C’est une langue égyptienne ancienne qui n’a rien à voir avec l’arabe. Les Coptes chantent en copte pour être Coptes, mais ils ne comprennent pas ce qu’ils chantent, mis à part le clergé et quelques spécialistes qui ont appris la langue. Un jour, le taximan qui me transportait a glissé une cassette dans son lecteur pour apprendre et répéter les pièces qu’il devait chanter le dimanche suivant. Il ne comprenait pas les paroles, on lui en expliquait le contenu par après. C’est assez extraordinaire de voir les Coptes chanter dans une langue qu’ils ne connaissent pas pour conserver un patrimoine auquel ils sont très attachés. Le latin n’est donc pas un obstacle absolu, d’autant plus qu’il y a partout, y compris sur Internet, des traductions des pièces grégoriennes. On ne doit pas non plus favoriser la disparition du latin parce que cela impliquerait qu’on se coupe des racines littéraires, théologiques et spirituelles des trois quarts de la production de notre Eglise et la rendrait inaccessible dans le texte original. Ce serait dramatique. Il est donc important que le latin soit pratiqué, y compris dans le chant, pour ne pas faire de la langue latine une langue inconnue. Ce ne serait pas seulement la perte d’une langue, mais aussi la perte d’une accessibilité à un patrimoine énorme. Le grégorien contribue ainsi à maintenir ouverte la porte de l’accès au patrimoine théologique et spirituel rédigé en latin dans l’Eglise d’Occident.
Le latin, langue morte? ci-dessous, l'expérience de la "schola nova", école internationale d'humanités classiques (Belgique):
- On constate que de nombreuses pièces du commun de la messe sont aujourd’hui chantées en latin sur des mélodies modernes, mais il est rare qu’on entende du grégorien alors qu’il s’agit de pièces relativement simples, comme s’il y avait une sorte d’exclusion.
- On a peut-être eu le sentiment qu’il fallait prendre ses distances. Il reste un sentiment d’antagonisme ; on pâtit d’un a priori négatif. Lors de la réforme liturgique, on a eu l’impression, à tort, qu’il fallait tout supprimer.
- Percevez-vous une évolution dans la manière d’interpréter le chant grégorien, notamment avec l’apport des études sémiologiques ?
- Oui, je le perçois clairement. J’ai pu le remarquer notamment au Sacré-Cœur de Linthout où j’ai célébré régulièrement la messe à Bruxelles. Avec Paul-Augustin Deproost, les pièces du propre de la messe sont chantées a capella avec une interprétation dynamique basée notamment sur les accents toniques de la langue latine. L’effet est magnifique. En comparaison avec les petites chorales d’amateurs que l’on pouvait trouver ailleurs dans le passé, c’est incroyablement différent. Je trouve que c’est un exemple parmi d’autres de chorales dynamiques qui font redécouvrir le chant grégorien.
- Le chant grégorien devrait-il se limiter au rite extraordinaire ?
- Il n’y a évidemment aucune contradiction entre le grégorien et le rit ordinaire issu du concile. Un certain nombre de paroisses pratiquent le grégorien dans la forme ordinaire du rit romain. Le rit ordinaire existe d’ailleurs aussi en latin comme on le célèbre à Solesmes ou à Clervaux. C’est une veine importante à travailler.
Je trouve important que la forme extraordinaire du rit romain soit pratiquée parce qu’elle donne au chant grégorien la totalité de ce que les exégètes appellent un Sitz im Leben, c'est-à-dire un lieu de vie. Il n’y a pas seulement les pièces musicales, il y a aussi les gestes du prêtre et les textes des prières qui ne sont pas toujours les mêmes que dans le rit ordinaire. Il y a un certain nombre d’éléments qui permettent au chant grégorien de se situer dans la totalité de l’action liturgique au sein de laquelle il est né, en tout cas pour le monde latin. C’est là que le chant grégorien trouve son milieu complet d’insertion avec, et le chant et les textes, et les odeurs, et les couleurs. C’est un patrimoine spirituel, liturgique et théologique qui, sans cela serait purement et simplement rangé dans les placards. C’est comme si on imaginait que la messe en si de Jean-Sébastien Bach ne soit plus qu’un livre avec des portées musicales mais jamais plus exécutée. Mgr Roger Gryson rappelle souvent que le canon romain plonge ses racines jusqu’au 4e siècle. La liturgie et les oraisons qui l’accompagnent datent aussi en partie de cette époque –là.
- Quelles sont vos pièces préférées dans le répertoire grégorien ?
- J’ai noté le Victimae paschali laudes, l’Alleluia de la messe du jour de Pâques, le Salve Regina, tant dans sa version solennelle que dans la version courte. Je pense aussi au Credo I
Cela me fait penser que sélectionner quelques pièces représentatives et accessibles du répertoire grégorien pour mieux les faire connaître partout serait un atout. Je le vois déjà avec le Salve Regina. C’est la pièce la plus connue du répertoire. Quand on va dans une église avec un groupe composite de touristes, c’est souvent sur le Salve Regina qu’on tombe lorsqu’il s’agit de chanter une prière. Et alors tout le monde suit. On pourrait donc travailler cette pièce un peu plus, y compris dans la catéchèse, sachant qu’il s’agit d’un lieu de convergence, de réunion de tout le monde dans la prière. On pourrait ainsi valoriser certaines pièces du répertoire grégorien, en les rendant plus populaires et mieux connues et comprises qu’elles ne sont. Ainsi, on pourrait ouvrir une porte.
+ Jean-Pierre Delville, évêque de Liège
Ci-dessus, le "Salve Regina" des Templiers