Eglise du Saint-Sacrement à Liège - Page 41
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Du 24 au 29 mai 2016 : la Fête-Dieu à Liège
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Magazine "Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle": n° 98, printemps 2016
Le magazine trimestriel « Vérité & Espérance – Pâque Nouvelle » édité par l’association « Sursum Corda » (responsable de l'église du Saint-Sacrement à Liège) a publié sa livraison de printemps. Tiré à 4.000 exemplaires, ce magazine abondamment illustré parcourt pour vous l’actualité religieuse et vous livre quelques sujets de méditation (les articles mentionnés en bleu sont disponibles en ligne sur le blog de l’église du Saint-Sacrement: cliquez sur le titre de l’article).
Au sommaire de ce numéro n° 98 (1er trimestre 2016) :
Relire le testament de saint Jean-Paul II : « Mémoire et identité »
Rome et le monde :
Qu’est-ce que la « Miséricorde »
Réforme liturgique : Mgr Bugnini se justifie, post mortem
Le cardinal Müller fait le point
Belgique
Inscrire la laïcité dans la constitution belge, pour quoi faire ?
Les Belges francophones plus religieux qu’on ne le croit
Secrétaires de Rédaction : Jean-Paul Schyns et Ghislain Lahaye
Editeur responsable: SURSUM CORDA a.s.b.l. ,
Vinâve d’île, 20 bte 64 à B- 4000 LIEGE.
La revue est disponible gratuitement sur simple demande :
Tél. 04.344.10.89 e-mail : sursumcorda@skynet.be
Les dons de soutien à la revue sont reçus avec gratitude au compte IBAN:
BE58 0016 3718 3679 BIC: GEBABEBB de Vérité et Espérance 3000, B-4000 Liège
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Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): "Un passant, Simon de Cyrène"
UN PASSANT, SIMON DE CYRENE
(Mc 15, 21 ; cf. Mt 27, 32 et Lc 23, 26)
« Et ils réquisitionnent, pour porter sa croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs » (Mc 15, 21).
Heureux passant que celui-là ! A-t-il pris conscience du bonheur qu’il recevait en partage ? Peut-être pas sur le moment.
Car il « revenait des champs », et le paysan ne revient pas des champs, qu’il n’ait d’abord épuisé toute la force qu’il sait devoir à sa dure journée de labeur. Il était encore tôt ; ne se sentait-il donc pas bien ce jour-là ? allez savoir...
On le réquisitionne manu militari : sans doute aura-t-il pesté d’être passé par là.
◊
A moins qu’il fût justement revenu plus tôt des champs pour être là et voir passer Jésus, comme autrefois Zachée ? Là non plus, nous ne savons pas.
Qu’il ait au moins entendu parler, comme tout le monde, de cet homme à l’étonnante audience, et de tant de miracles accomplis, c’est probable ; qu’il ait déjà pour lors été de ses disciples l’est beaucoup moins : les évangélistes n’en auraient pas fait mystère, et le ton même du verset ne laisse rien entendre de tel. Il revenait des champs, c’est tout.
◊
Il passe, regarde curieux ou avec compassion, il ne nous appartient pas d’en connaître, et le voilà réquisitionné. Réquisitionné par qui ? Par l’officier de la troupe, qui voyait bien que l’homme dont il avait la garde, épuisé par la flagellation subie, allait mourir avant même d’arriver au lieu du Calvaire.
Par l’officier, vraiment ? Il n’est rien dans la Passion du Fils qui n’ait accompli le dessein du Père (cf. Jn 19, 28-30), et si chaque acteur y participe avec ses choix, sa volonté et sa responsabilité, la vraie signification de sa contribution au Sacrifice du Christ le dépasse entièrement, comme l’évangéliste le souligne explicitement, par exemple, dans le cas de la prophétie énoncée en aveugle par Caïphe : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. » (Jn 11, 50 ; cf. 49-52).
C’était pur hasard pour l’officier de choisir ce Simon : tout au plus aura-t-il jaugé d’un coup d’œil à sa carrure que le bonhomme ferait l’affaire. S’il avait pu savoir, il se serait réservé à lui-même cette grâce. Seulement voilà, on ne décide pas de sa grâce. Il assurait son service, mais il ne savait pas lequel.
Simon n’avait aucune idée, non plus, qu’il était né, lui, pour cette heure : il serait le premier après le Christ, et à sa suite, à embrasser la Croix, en notre nom à tous. Mais de cela, il n’avait nulle conscience : il n’était alors qu’un pauvre homme, obéissant, et l’on ne sait dans quelles dispositions, à l’ordre qu’on lui intimait.
◊
Nous nous imaginons volontiers qu’il est plus méritoire d’offrir de notre propre mouvement à Dieu un sacrifice librement choisi, que d’accepter simplement, mais de bon cœur, une épreuve qui s’impose à nous, sans qu’il nous soit possible d’y échapper. C’est bien à tort : les saints enseignent en effet tout le contraire. L’amour que nous portons à Dieu se traduit avant tout dans l’obéissance, qui suppose l’amoureuse acceptation de tout ce qu’il permet qu’il nous arrive ; les initiatives personnelles, fussent-elles héroïques, sont quant à elles souvent entachées d’amour-propre.
Saint Jérôme à ce propos n’omet pas de rattacher le nom de Simon à la racine hébraïque qui signifie « obéir ». Nous ne savons qu’une chose de sa conduite : c’est qu’il a obéi. Il n’avait pas le choix ? ... Et alors ? Là n’est pas la question, mais qu’il l’ait fait, et s’il l’a fait amoureusement.
◊
Au-delà de l’officier en service commandé, c’est donc le Père qui réquisitionna Simon pour nous représenter en devenant un autre Christ à la suite du Christ. « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24).
« Sa » croix. Car, ainsi que le remarque justement saint Ambroise, la croix sur laquelle le Christ est monté n’est pas sienne, mais bien nôtre (cf. Exp. év. selon s. Luc, 10, 107). Isaïe l’avait prophétisé : « En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé » (Is 53, 4).
Le Christ nous sauve, mais vient toujours pour cela le moment où il nous invite à nous conformer à lui, car c’est ainsi que nous deviendrons agréables au Père. Pour la dernière portion du chemin vers le Calvaire, la croix, qui avait été assumée par Jésus, est remise sur les épaules de Simon. L’homme ne peut être sauvé s’il n’est incorporé à la Personne du Christ.
Les Pères (s. Hilaire, s. Ambroise, s. Jérôme, s. Augustin, s. Léon...) confirment en effet ce qui ressort du sens obvie des Synoptiques : ils s’accordent à considérer que Simon était seul à porter alors la croix, derrière le Christ, qui en fut à ce moment entièrement déchargé. « O admirable échange ! » Non pas, comme on le voit représenté sur la plupart de nos chemins de croix, un Simon portant l’extrémité de la poutre, mais un Simon fait Christ, totalement, à la suite du Christ.
◊
Il est dit de Simon, qu’il était père d’Alexandre et de Rufus. Comme dans l’écriteau placé par Pilate sur la croix, « rédigé en hébreu, en grec et en latin » (Jn 19, 20), on peut y voir un signe de l’universalité du Salut qui, des Juifs, s’étend au monde entier, alors gréco-romain. La coïncidence est à tout le moins frappante, que ce Juif au nom juif ait donné à l’un de ses fils un nom grec, à l’autre, un nom latin.
Nous avons reconnu ne rien savoir des dispositions intérieures de Simon au moment où il fut chargé de la croix du Sauveur. Mais, que l’évangéliste Marc le désigne à ses lecteurs par ces simples mots « le père d'Alexandre et de Rufus » donne à penser que ses deux fils étaient bien connus de la communauté chrétienne, et, qui plus est, probablement à Rome (on admet généralement, avec la tradition, que le deuxième évangile y aurait été écrit.)
Sans permettre bien sûr de les identifier aux deux personnages cités respectivement dans les Actes (19, 33-34) et dans l’Epître aux Romains (16, 13), cela semble tout au moins indiquer qu’ils ont pu être de ceux qui portèrent la Bonne Nouvelle au loin. Et par où leur serait venue cette grâce, sinon par leur bienheureux père, qui n’était pas homme à philosopher à la manière des gens de l’Aréopage (cf. Ac 17, 16-32), lui qui a tout simplement « pris ‘sa’ croix » et suivi Jésus. Le Sauveur aura fait le reste. C’est là tout le secret du Salut et de la transmission de l’Evangile.
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Le Seigneur est le premier à porter la croix. Il nous montre l’exemple, puis il nous la remet, comme il fit à Simon.
On en trouve l’explication chez saint Paul : « Ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Eglise » (Col 1, 24).
La Traduction officielle liturgique de la Bible rend là avec finesse et justesse ce que la plupart des traductions françaises antérieures proposent, il faut bien le dire, d’assez maladroit : « Ce qui manque aux épreuves du Christ... »
Elles s’empressent heureusement de rectifier en note l’expression défectueuse. Ainsi la Bible de Jérusalem : « ... Paul ne prétend certes pas ajouter quoi que ce soit à la valeur proprement rédemptrice de la Croix, à laquelle rien ne saurait manquer [ah !] ; mais il s’associe aux ‘épreuves’ de Jésus, c’est-à-dire à ses tribulations apostoliques. » Cette note de l’édition de 1961 est remaniée (diluée ?) dans l’édition de 2000, qui remplace aussi dans le texte le mot « épreuves » par « tribulations » : « Col ne dit pas que [le] Christ n’a pas accompli tout ce qu’il avait à accomplir (1 19-20, 22 ; 2 9-10, 13-14 ; 3 1) ni qu’il n’a pas assez souffert, pour que l’Apôtre doive porter à leur achèvement les souffrances rédemptrices pour l’Eglise : car alors la médiation du Christ ne serait pas parfaite, et l’épître ne cesse de dire le contraire. Ce que Paul doit mener à terme, c’est son propre itinéraire apostolique, qu’il nomme « tribulations du Christ en ma chair » et qui reproduit celui du Christ, dans sa manière de vivre et de souffrir par et pour l’annonce de l’Evangile et pour l’Eglise. »
Les traducteurs-annotateurs font bien de rappeler que la rédemption est parfaite dans le Christ ; la suite de la justification sent plutôt son casuiste, et ne rend pas compte, à notre avis, de ce que dit clairement saint Paul : combien plus limpide et préférable comme explication nous semble la note que voici, commentant Ph 1, 20 (éd. 1961) : « Le chrétien, uni physiquement au Christ par le baptême et l’eucharistie, lui appartient par son corps même, cf. 1 Co 6 15 ; 10 17, 12 12s, 27 ; Ga 2 20 ; Ep 5 30. C’est pourquoi la vie de ce corps, ses souffrances, et jusqu’à sa mort, deviennent mystiquement celles du Christ habitant en lui. » Plus aucune trace hélas de cette note, pourtant si éclairante, dans l’édition du millénaire !
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Voilà ce dont Simon de Cyrène était la préfiguration, voilà ce dont il a pu recueillir la grâce, non point encore « par le baptême et l’eucharistie », mais par la désignation voulue du Père, qui fit de lui l’homme qu’était physiquement l’instant d’avant le Sauveur, ployant sous le poids de la croix.
Non certes, il ne manque rien à la Passion du Christ. Mais c’est bien réellement, et pas par métaphore, que le Christ a fait de l’Eglise, et de chacun de ses membres, son véritable corps mystique. Si la Passion du Christ est parfaite, elle l’est, inséparablement, à la fois dans le chef et dans les membres : lui et eux ne font qu’un, dès lors que ceux-ci agissent bien « par lui, avec lui et en lui » (Canon de la Messe).
« Ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair », ce ne sont pas « mes » épreuves que je viendrais ajouter à celles du Christ ; l’Apôtre le dit expressément : ce sont « les épreuves du Christ » « dans ma propre chair ».
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Nous ne sommes chrétiens, nous ne sommes sauvés que pour autant que nous ne formions qu’un avec le Christ, Jésus crucifié : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) ; « A vos yeux, Jésus-Christ a été présenté crucifié » (Ga 3, 1) ; « Je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus-Christ, et celui-ci crucifié » (1 Co 2, 2).
Alors, même s’il nous en coûte (et c’est bien naturel ― « que ce calice passe loin de moi ! » ―), ne voyons pas d’un œil chagrin (« ... cependant, non pas comme moi je veux... ») d’être crucifiés par les malveillances, les épreuves, la maladie, la sénescence, la mort. Nous le savons et nous le croyons : c’est « par sa Passion et par la Croix que nous serons conduits jusqu’à la gloire de la Résurrection » (oraison de l’Angélus). Sa Passion et la nôtre n’en sont qu’une, sa Croix est la nôtre : et l’aboutissement de ce chemin, c’est la Résurrection.
« Si nous sommes morts avec lui,
avec lui nous vivrons.
Si nous supportons l’épreuve,
avec lui nous régnerons. »
(2 Tm 2, 11-12)
◊
Prions toutefois que la motivation profonde de notre cœur soit l’amour de Jésus, plus encore que cette promesse d’accéder à sa Résurrection ; le désir d’être avec lui, là où il est, dans l’état où il est, pour répondre à l’appel de son Cœur : « Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi » (Jn 17, 24). Car le désir même de ressusciter ne consiste-t-il pas justement à vouloir demeurer avec lui à jamais, auprès du Père, dans leur Esprit commun ? D’où la fin du verset : « ...que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Ibid.)
L’Apôtre le chante admirablement :
« Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ?
la détresse ? l’angoisse ? la persécution ?
la faim ? le dénuement ?
le danger ? le glaive ?
...
En effet, il est écrit :
C’est pour toi qu’on nous massacre sans arrêt,
qu’on nous traite en brebis d’abattoir.
Mais, en tout cela
nous sommes les grands vainqueurs
grâce à celui qui nous a aimés.
J’en ai la certitude :
ni la mort ni la vie,
ni les anges ni les Principautés,
ni le présent ni l’avenir,
ni les Puissances,
ni les hauteurs, ni les abîmes,
ni aucune autre créature,
rien ne pourra
nous séparer de l'amour de Dieu
qui est
dans le Christ Jésus notre Seigneur. »
(Rm 8, 35-39)
◊
Etre avec lui, là où il est, dans l’état où il est, tel est aussi le désir de la bien-aimée du Cantique des Cantiques :
« Raconte-moi, bien-aimé de mon âme,
où tu mènes paître tes brebis,
où tu reposes aux heures de midi,
que je n’aille plus m’égarer
vers les troupeaux de tes compagnons. »
(Ct 1, 6 [Vulgate])
Aux heures de midi, le Bien-aimé de mon âme « reposait » sur la Croix. De midi à trois heures. C’est là qu’il me mène paître, sa brebis, sur le midi, lui que je contemple, mon Sauveur sur la Croix (cf. s. Bernard, Serm. sur le Cant., 43, 4) ; là où il repose du vrai repos, puisque ses souffrances engloutissent souverainement le péché qui est la seule inquiétude décisive.
C’est là qu’il me prend sur son cœur.
(Cf. Is 40, 11).
Il y a donc tout lieu de porter une sainte envie à ce Simon, quelles que soient pourtant les répugnances de notre nature à partager son sort. Si nous avons à souffrir, demandons la grâce de nous réjouir de recevoir, en cela même, ce privilège d’être, comme lui, désignés volontaires pour porter la Croix. Car nous sommes bien sûrs à ce moment, si nous l’acceptons de tout cœur, d’agir in persona Christi, et de voir se réaliser ainsi en nous le plein et fructueux achèvement des prémices notre baptême.
Jean-Baptiste Thibaux
augversfr@yahoo.fr
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Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016):"Un océan de lumière"
UN OCEAN DE LUMIERE
Trop longtemps, pour des raisons politiques et culturelles, la théologie des Pères grecs a été méconnue et négligée par l’Eglise latine. Il faut attendre 1942 (!) pour que soient exhumés du grenier catholique les trésors de la patrologie grecque. C’est à l’initiative des pères jésuites français (Henri de Lubac, Jean Daniélou et Claude Mondésert) que paraît le premier volume de la série Sources chrétiennes ; chaque ouvrage propose en vis-à-vis le texte original et sa traduction française, accompagnée d’un appareil critique imposant. Signe du déficit accumulé : dix-neuf des vingt premiers titres publiés puisent dans les trésors de la patrologie grecque. Ce retard se confirme dans la durée, puisque que sur les cent premiers ouvrages parus, 80 % ont un père grec pour auteur.
Mais il ne suffit pas de publier les pères grecs, il faut encore les lire, les commenter, les transmettre d’une culture à l’autre. Ce fut le rôle de Vladimir Lossky. Né en 1903 en Allemagne, il passe sa jeunesse à Saint-Pétersbourg. Poussé à l’exil en 1922, il séjourne deux ans à Prague, puis s’installe à Paris en 1924. Il y passera le reste de sa vie.
À la Sorbonne, il se familiarise avec la philosophie thomiste et l’histoire du Moyen Âge sous l’égide des maîtres de l’époque (Etienne Gilson, Ferdinand Lot). Il entreprend une thèse sur Maître Eckhart (Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, 1ère éd., Vrin, Paris, 1960 ; 3e éd., 1998). Ses œuvres majeures restent son admirable Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient (1944, réédité au Cerf en 2005, malheureusement épuisé), À l’image et à la ressemblance de Dieu (rééd. Cerf, 2006) et Théologie dogmatique (rééd. Cerf, 2006). Ce dernier ouvrage est composé de notes des cours que Vladimir Lossky dispensa à Paris entre 1954 et sa mort prématurée en 1958.
Extraites de ce dernier ouvrage (pp. 147 à 157), nous proposons ici quelques méditations d’une grande profondeur et d’une singulière fraîcheur sur la Rédemption et la fête de Pâques.
Pierre-René Mélon
L’amour divin poursuit toujours le même accomplissement : la déification des hommes et, par eux, de tout l’univers. Mais la chute [originelle] exige un changement, non dans le but de Dieu, mais dans ses moyens, dans la « pédagogie » divine. Le péché a détruit le plan primitif, celui d’une montée directe de l’homme vers Dieu. Une cassure catastrophique s’est ouverte dans le cosmos ; il faut guérir cette blessure et récapituler l’histoire manquée de l’homme pour un nouveau commencement : telles sont les fins de la rédemption. [...]
Le Béni est devenu malédiction
« Il nous a fallu que Dieu s’incarne et meure pour que nous revivions[1] », écrit saint Grégoire de Nazianze. Et saint Athanase souligne que ce n’est pas parce que Dieu est né qu’Il est mort, mais c’est pour mourir qu’Il est né[2]. La fatalité de la mort, en effet, ne s’enracinait pas dans la nature humaine du Christ ; mais sa naissance humaine elle-même introduisait déjà dans sa personne divine un élément qui pouvait devenir mortel. L’Incarnation suscite comme un « espacement » entre le Père et le Fils, un vide qui permet la libre soumission du Verbe fait chair, le lieu spirituel de la rédemption. Par la déréliction, par la malédiction, une personne innocente assume tout le péché, se « substitue » à ceux qui sont justement condamnés et subit pour eux la mort. « Voici l’Agneau de Dieu qui prend sur lui le péché du monde » (Jn 1, 29), dit saint Jean Baptiste, répétant Isaïe[3]. Toute la tradition sacrificielle d’Israël, depuis le sacrifice d’Isaac remplacé par un bélier, culmine ici. Et toute la typologie de la captivité, toute l’attente de la libération d’un « reste » s’accomplit aussi. Saint Paul peut écrire : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi en devenant Lui-même malédiction pour nous » (Ga 3, 13) [...]
L’hameçon divin
La malédiction de la mort n’a jamais été vindicte de Dieu. C’était la punition d’un Père aimant, non l’obtuse colère d’un tyran. Son caractère était éducatif et réparateur. Elle empêchait la parpétuation d’une vie dissociée, l’installation insouciante dans une condition contre-nature. Non seulement elle mettait une limite à la décomposition de notre nature, mais, par l’angoisse de la finitude, aidait l’homme à prendre conscience de sa condition pour se tourner vers Dieu. De même, la volonté injuste de Satan ne pouvait-elle s’exercer que par la permission juste de Dieu. L’arbitraire de Satan était non seulement limité par la volonté divine, mais aussi utilisé par elle, comme nous le voyons dans le cas de Job.
Ainsi, ni la mort ni la domination de Satan n’ont-elles jamais été purement négatives. Elles étaient déjà signes et moyens de l’amour divin.
Mais, au moment de la rédemption, les puissances démoniaques sont dépossédées et un changement intervient dans les relations entre l’homme et Dieu. Dieu, pourrait-on dire, modifie sa pédagogie : Il enlève à Satan le droit de dominer l’humanité ; le péché est évacué, la domination du Malin s’effondre. Le mot « rachat » acquiert donc ici un autre sens : celui d’une dette remboursée au démon, comme le souligne la littérature patristique des premiers siècles. Dieu a donné un pouvoir au démon, puis le lui retire, pour avoir transgressé ses droits en assaillant un innocent. Irénée, Origène, Grégoire de Nysse montrent comment Satan, voulant mettre en son pouvoir le seul être sur lequel il n’en avait aucun, est justement dépossédé. Certains Pères, Grégoire de Nysse surtout, proposent le symbole d’une ruse divine : sur l’hameçon de sa divinité, l’humanité du Christ est l’appât ; le diable se jette sur la proie, mais l’hameçon le transperce : il ne peut avaler Dieu et meurt[4].
Le cosmos réconcilié
Dette payée à Dieu, dette payée au diable : deux images qui n’ont de valeur qu’ensemble, pour cerner l’acte, en son fond incompréhensible, par lequel le Christ nous a rendu la dignité des fils de Dieu. Une théologie appauvrie par le rationalisme, et qui recule devant ces images des Pères, perd nécessairement la perspective cosmologique de l’œuvre du Christ. Au contraire, nous devons élargir notre sens de la rédemption. Car ce ne sont pas seulement les démons mais aussi les anges qui sont relativement dépossédés : dans le Second Adam, Dieu lui-même s’unit directement à l’humanité, la faisant participer à son infinie supériorité sur les anges. La rédemption est une réalité grandiose qui s’étend à l’ensemble du cosmos, visible ou non. « Le jugement du jugement » réconcilie le cosmos déchu avec Dieu : Dieu sur la croix tend les bras à l’humanité. Comme l’écrit saint Grégoire de Nazianze : « Quelques gouttes de sang reconstituent l’univers entier[5]. » [...]
« Cur Deus homo ? »[6] Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Non seulement à cause de nos péchés, mais pour notre sanctification, pour introduire tous les moments de notre vie déchue dans la vraie vie, celle qui ne connaît jamais la mort. Par la résurrection du Christ, la vie totale est insérée pour le vivifier dans l’arbre sec de l’humanité.
L’œuvre du Christ représente donc une réalité physique, on doit même dire biologique. Sur la croix, la mort s’est engloutie dans la vie. En Christ, la mort entre dans la dignité et s’y consume, car « elle n’y trouve pas de place ». La rédemption signifie donc la lutte de la vie contre la mort et le triomphe de la vie. L’humanité du Christ constitue les prémices de la création nouvelle ; par elle une force de vie s’introduit dans le cosmos pour le ressusciter et le transfigurer dans la destruction finale de la mort. Depuis l’Incarnation et la Résurrection, la mort est énervée, n’est plus absolue. Tout converge vers la restauration intégrale de tout ce qui est détruit par la mort, vers l’embrasement de tout le cosmos par la gloire de Dieu devenant tout en tous, sans exclure de cette plénitude la liberté de chaque personne devant la conscience plénière de sa misère que lui communiquera la lumière divine.
La mort sanctifiée
Il faut donc compléter l’image juridique de la rédemption par une image sacrificielle. La rédemption est aussi le sacrifice où le Christ, suivant l’épître aux Hébreux, apparaît comme le sacrificateur éternel, le grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech qui achève au ciel ce qu’il a commencé sur la terre. La mort sur la croix est la Pâque de la Nouvelle Alliance, accomplissant en une réalité tout ce que symbolisait la pâque hébraïque. Car la libération de la mort et l’introduction de la nature humaine dans le royaume de Dieu réalisent le seul Exode véritable. Ce sacrifice représente certes une expiation, cet abandon de la volonté propre qu’Adam n’avait pas su consentir. Mais il représente surtout un sacrement, le sacrement par excellence, le libre don à Dieu, par le Christ, avec son humanité, des prémices de la création, l’accomplissement que devra compléter l’humanité nouvelle, de l’immense action sacramentelle dévolue d’abord à Adam : l’offrande du cosmos comme réceptacle à la grâce. La Résurrection opère un changement dans la nature déchue, ouvre une possibilité prodigieuse : celle de sanctifier la mort même ; désormais, la mort n’est plus une impasse, mais une porte sur le Royaume. La grâce nous est rendue, et, si nous la portons comme des « vases d’argile », comme des réceptacles encore mortels, notre fragilité recèle maintenant une force qui vainc la mort. La paisible assurance des martyrs, insensibles non seulement à la crainte mais à la douleur physique elle-même, prouve qu’une efficace conscience de la Résurrection est désormais possible au chrétien. [...]
L’humanité, les bêtes, les plantes, les pierres...
Depuis la victoire du Christ sur la mort, la Résurrection est devenue loi universelle pour la création ; et non seulement pour l’humanité, mais pour les bêtes, les plantes et les pierres, pour le cosmos entier dont chacun de nous est la tête. Nous sommes baptisés dans la mort du Christ, ensevelis dans l’eau pour ressusciter avec Lui. Et pour l’âme lustrée dans l’eau baptismale des larmes et qu’embrase le feu du Saint-Esprit, la Résurrection n’est pas seulement espérance mais présente réalité ; la parousie commence dans les âmes des saints et saint Syméon le Nouveau Théologien peut écrire : « Sur ceux qui sont devenus enfants de cette lumière et fils du jour à venir, et qui peuvent marcher décemment dans la lumière, le Jour du Seigneur ne viendra jamais, car ils y sont déjà sans cesse et pour toujours[7]. » Un océan infini de lumière découle du corps ressuscité du Seigneur.
Vladimir LOSSKY
[1] Grégoire de Nazianze, Discours 45, 28 (PG 36, 661C).
[2] Athanase d’Alexandrie, Sur l’incarnation du Verbe, Sources chrétiennes 199, 1973, p. 295-299.
[3] Is, 53, 7.12.
[4] Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, XXIV (éd. R. Winling, SC 453, 2000, p. 254).
[5] Grégoire de Nazianze, Discours 45, 29 (PG 36, 664A).
[6] Titre d’un traité de saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109).
[7] Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), Traité éthique, X, 132-135 (éd. J. Darrouzès, SC 129, 1967, p. 268).
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Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): "Le Ciel pour quoi faire?"
LE CIEL POUR QUOI FAIRE ?
Les gens disent
« Je suis sûr qu’il est au ciel ! » entend-on dire pour consoler ceux qui ont « perdu » un être cher. Et l’on chante aux funérailles : « In paradisum deducant te Angeli… » Que les anges te conduisent au paradis. Oui, la perspective ultime du chrétien, c’est le ciel, le paradis. Mais qu’est-ce que ces notions recouvrent au juste ? Il nous faut un peu les dépoussiérer, pour les faire reluire de tous leurs feux.
Quelle poussière ! On n’en voit plus l’au-delà; on n’entend plus prêcher sur l’au-delà, sur les fins dernières. Ce serait désuet, suranné, passé de mode, pas très raisonnable. A vrai dire, un au-delà d’où on ne voit personne revenir, c’est vraiment peu engageant, à se demander si c’est bien vrai qu’il y a quelque chose « de l’autre côté ». Ou est-ce que tout simplement tous les plombs ne sauteraient-ils pas et que l’on en serait réduit à retourner à la poussière, brûlés ou dans une bière ou un sarcophage (litt. un « mange-chair »). « Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris », disait-on jadis en imposant les cendres le mercredi des Cendres : Souviens-toi, homme, que tu es poussière et qu’en poussière tu retourneras… et pas plus ? « Oh ! mais nous continuerons à vivre dans la mémoire des autres, dans nos enfants, dans ce que nous avons réalisé …» croient certains. Oui, voire ! Et si nous mourons seuls au monde et que nous n’avons rien fait de durable, mais tout de même nous sommes usés, toujours à la tâche, une tâche éphémère… « Nous serons absorbés par le grand tout… », professent les panthéistes. Et où suis-je alors ? Si ce n’est pas qu’on veut nous faire croire que nous nous réincarnerons dans…euh ! vous avez le choix : plante, animal, autre homme, au moment même ou plus tard, selon les diverses doctrines… « En fait, nous n’en savons strictement rien ! » affirme-t-on, pour clore la discussion. Et la science ne m’éclaire en rien, là-dessus. Ni même le Dr. Moody (La vie après la vie), car justement les patients interrogés, qui avaient vécu une « décorporation », étaient bel et bien revenus à la vie normale, et ne pouvaient rien dire de ce qu’il y a plus loin, au-delà de leur expérience.
Ah ! Ces apparences, ce matérialisme ambiant et ce New Age nous jouent de vilains tours !
Et nous
Et puis il y a aussi notre imaginaire, nos associations d’idées qui ne plaident guère en faveur d’un au-delà attrayant. « Requiem aeternam… », chante-t-on. Je veux bien un peu me reposer, mais cela a des limites, tout de même, pour moi, qui suis un homme d’action. «R.I.P. » lit-on sur les tombes : cela doit devenir embêtant et triste, à la longue, car je suis un sportif et j’aime la confrontation… Nous sommes tellement habitués aux catégories de l’espace et du temps dans lesquelles nous vivons, qu’il nous est difficile d’en faire abstraction. Et si nous en faisons abstraction, cela devient vite de l’abstrait, de l’irréel, pour nous qui sommes des réalistes. Vraiment l’au-delà n’a pas la cote aujourd’hui, mais plutôt l’en deçà, notre monde ici, et cela c’est du concret.
Mais nous proclamons notre Credo et professons tout de même notre foi en un Créateur « invisibilium », de l’univers invisible. Cela nous dépasse, et nous avons besoin de la foi pour entrer dans une certaine compréhension de ces réalités-là.
Alors, où chercher des lumières pour notre foi? C’est bien simple, auprès de ceux qui ont reçu LA lumière, et pas chez les propagateurs de vagues croyances ou non-croyances.
Dieu se révèle
Lorsque Dieu nous a créés, le démon nous a volé le mode d’emploi de nous-mêmes. Alors Dieu, dans sa miséricorde, a amorcé la révélation de Lui-même, par des traditions et de bien patientes paroles de connaissance par la bouche les prophètes. Et des écrits ont circulé, car on ne voulait pas que se perde ce que l’on percevait bien venir de plus loin que de la personne des prophètes. Cette perception a conditionné l’acte de foi en Dieu, depuis un certain Abraham. Le Dieu de celui-ci est accepté comme digne de foi. Et de prophéties en prophéties, transmises de génération en génération, se reconstitue lentement le mode d’emploi de l’homme, y compris sa finalité.
L’Ancien Testament
Dans l’Ancien Testament, la pensée sur l’immortalité de l’homme est très progressive, et l’horizon d’Abraham se borne encore à la survie de son clan : « Mon Seigneur Yahvé, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfant. » Et après la mort, on écrivait « il fut réuni à ses pères » (Gn 25,8 ; 35,29 ; 49,29 ; Nb 31,2 ; Jg 2,10 ; 2R 22,20 ; Dn 14,1), ou il « repose » avec ses pères, pas plus. A nos yeux, la perspective est assez limitée et pas très réjouissante, ni porteuse d’espérance. Avec le livre de Job (5e s. av. J.-Chr.) l’horizon change déjà, mais reste ambigu : la conception reste encore celle du séjour des morts, du Shéol (Hadès, en grec), semblable à celui des mythologies grecques (10,21-22) ; mais Job déclare tout de même, et très solennellement, comme une belle éclaircie dans la brume : « Oh, je voudrais qu’on écrive mes paroles, qu’elles soient gavées en une inscription, avec le ciseau de fer et le stylet, sculptées dans le roc pour toujours ! Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon réveil, il me dressera près de lui, et de ma chair, je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger » (19,22-27). Il s’amorce donc là une vision de l’au-delà vraiment pleine d’espérance, une conviction qui mûrira dans la prière et la méditation juives, jusque dans le livre de la Sagesse (+/- 50 av. J.-Chr), où les termes d’ «immortalité » ou d’«incorruptibilité » apparaissent, comme destinée ultime pour l’homme. On remarquera qu’on n’a pas attendu cette époque-là pour entourer d’un culte ou d’un rite l’ensevelissement de la dépouille mortelle, car cela remonte à des temps immémoriaux. Mais il ne s’agit pas de la dépouille quand on évoque l’immortalité, mais de l’homme tout entier dans son âme, le corps physique, matériel, étant considéré comme l’enveloppe provisoire.
Le Nouveau Testament
Enfin, c’est dans le Nouveau Testament que resplendit pour de bon la doctrine de l’immortalité et du ciel, confirmée par les divers aspects des termes employés par le Christ lui-même et par les apôtres.
Déjà, quand le Seigneur annonce le royaume de Dieu, cela fleure déjà bon le ciel.
Le pauvre Lazare de la parabole est « emporté par les anges dans le sein d’Abraham », lieu où « il est consolé » après sa vie de misère (Lc 16,19-ss).
Dans sa controverse avec les Sadducéens (qui ne croyaient pas à la résurrection), où ceux-ci, par dérision, invoquent le cas de la femme aux sept maris (Mt 22,23-ss), Jésus déclare qu’ils sont dans l’erreur, et qu’à la résurrection on est « comme des anges dans le ciel », et que Dieu, « ce n’est pas de morts, mais de vivants qu’il est le Dieu ».
Dans la parabole des talents (Mt 25,14-ss), l’homme revenu de voyage déclare : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai, entre dans la joie de ton seigneur ». Quant au mauvais serviteur, il est jeté dans « les ténèbres, là seront les pleurs et les grincements de dents ». Ce sont les fins dernières, du ciel et de l’enfer.
L’évangile de saint Jean est rempli de « la vie éternelle ». Et ainsi de suite, jusque dans l’Apocalypse on retrouve la trace du ciel
Je vous laisse le plaisir, de dresser la liste des termes qui désignent le ciel : banquet de noces, Jérusalem céleste, le Jour, l’acquisition du salut, Christ nous emmène avec Lui, resplendir comme le soleil, les noces de l’Agneau, etc.
La vie de Dieu
Mais ce qui fait quelquefois obstacle à une réelle espérance, c’est encore une certaine conception de Dieu. Notre catéchisme nous a peut-être trop habitué à considérer Dieu seulement comme éternel, immuable (sans mouvement), impassible (sans passion), dans un ciel lointain et une lumière inaccessible, puisqu’Il est le Très-Haut, etc. Il est la cause première de tout, le « primum movens immobilis ». Cela nous semble passablement irréel, abstrait. Et cela peut engendrer chez nous un sentiment de déjà vu, déjà connu, qui ne nous touche plus guère. Théologiquement, tout cela peut être bien exact, mais cela n’épuise pas ce que l’on peut dire de Dieu. (On ne l’épuisera jamais !). N’oublions pas que, dans la Bible, Dieu s’y révèle comme proche de nous, son peuple, et plein de vie. Souvenons-nous du Cantique des Cantiques, ce poème inspiré où Dieu est le bien-aimé, follement amoureux de son peuple, de notre âme, et fait tout pour nous attirer à Lui, nous, la bien-aimée. Et dans le Prologue de l’évangile de Jean nous lisons : « En Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes et la lumière brille dans les ténèbres…». C’est comme si nous entendions un même cantique, toujours aussi passionnant à méditer
Et Lui, la Vie, nous communique notre vie dans toutes ses dimensions (corps, âme et esprit), pour Lui ressembler, et pour nous permettre de répondre à son Amour par notre amour. «Car c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, tout comme l’ont dit certains de vos poètes : car de sa race aussi nous sommes » (Ac 17,28), dit saint Paul aux Athéniens. Certains Grecs avaient en effet déjà une vague intuition de notre création à l’image et à la ressemblance de Dieu.
Pour nous, la vie équivaut à croissance, à évolution. De là le terme de « mouvement » utilisé par Paul. Mais notre être est limité, limites auxquelles nous nous heurtons quelquefois, tellement nous sommes avides de plus de vie, de mouvement et d’être.
En Dieu, par contre, la vie est entièrement accomplie, elle est débordement de vie, elle est plénitude, et infinie plénitude encore bien. En Lui, tout est infini ; en nous, tout est limité : temps, espace, perception, sentiment, imagination, volonté, intelligence, amour… Mais nous pouvons grandir, évoluer, mûrir.
Notre vraie vocation
Et dans son Amour infini, Dieu a conçu notre vocation : devenir comme Lui. Il veut nous diviniser. Ainsi s’expliquent la Création, la Révélation, la Rédemption qui nous concernent tous, quelle que soit notre condition humaine dans ce bas monde.
Pourrions-nous croire que, lors de notre mort, en sortant de l’espace et du temps auxquels nous sommes habitués jusqu’alors, nous serions comme figés dans l’état de notre dernière attitude, promis, bien sûr, après une purification au purgatoire, à la vision béatifique, mais passive, fixée une fois pour toutes ? Et notre élan vital, notre liberté, notre amour, resteraient-ils donc limités ?
Il nous faut, nous semble-t-il, nous élever d’une conception statique de notre état futur, à une vision dynamique de l’au-delà. L’Ecriture va dans ce sens, ainsi que l’expérience de tant de saints et mystiques. Un simple exemple : sainte Thérèse de Lisieux ne disait-elle pas qu’elle passerait son ciel à faire du bien sur la terre. Sa mission ne ferait que commencer, pressentait-elle. Et comment sa « pluie de roses » ne s’est-elle pas réalisée : avec des moyens et des ressources de délicatesse, d’amour et de générosité, inconcevables dans notre condition, mais décuplés, centuplés… ! (Là s’accomplit la parole «… sur beaucoup je t’établirai. », Mt 25,21.) Sans parler de la Vierge Marie, qui d’humble servante du Seigneur sur terre, devient médiatrice de toute grâce et continue à veiller sur ses enfants, pour qu’ils suivent fidèlement le bon chemin montant.
Notons que le purgatoire, si nous devons y passer, est pour nous une évolution, un progrès post mortem, sans les contraintes de l’espace et du temps, incompréhensible dans notre état actuel. Nous pouvons en comprendre la nécessité, car devant l’immensité des perfections d’Amour de Dieu, comment nous sentir « à la hauteur » pour entrer dans le monde de Dieu, nous, pleins de péchés, nous qui n’avions en vue que de sauver notre propre peau, et qui découvrons notre vraie vocation et qu’il faut donc nous décentrer totalement, en nous élançant vers cette plénitude de Vie, dans un amour, cette fois, vraiment total… Et cela ne se fait pas comme par un coup de baguette magique, mais par une, peut-être difficile, pénible et douloureuse, purification.
Et comme Dieu est infini, Il veut nous faire grandir, évoluer, progresser à l’infini pour Le rejoindre, dans nos nouvelles conditions de vie : notre vie éternelle et divine. Et pourquoi pas tout d’un coup ? Ce serait forcé, nous subirions comme une violence de la part de Dieu. Dieu a trop de respect et de délicatesse pour nous, Il ne force jamais rien, mais invite, sollicite notre assentiment, notre élan, en toute liberté. Et celle-ci devient d’autant plus grande qu’elle est plus illuminée par l’Esprit Saint, qui déjà nous habite ici-bas.
Pour nous aider à tirer de la pensée à l’au-delà, une plus grande espérance, pour nous-mêmes et pour ceux qui nous précèdent, et une plus grande joie de vivre, méditons lentement ce texte de saint Grégoire de Nysse (évêque et théologien mystique, + 395), sur une marche à l’infini vers un Dieu infini, dont il a l’intuition.
Sa pensée est la suivante : l’homme, adhérant par le Baptême au Corps du Christ et faisant croître sans cesse la présence en lui du Seigneur, dans son âme par les saintes vertus et dans son corps par les Sacrements, peut désormais progresser à l'infini dans une union sans confusion avec le Dieu infini, en entraînant avec lui le genre humain et l'univers entier, qu'il transforme en Eglise.
«Ainsi dans l'éternité du siècle sans fin, celui qui court vers Toi devient toujours plus grand et plus haut que lui-même, augmentant toujours par l'accroissement des grâces (...); mais comme ce qui est recherché ne comporte pas en soi de limite, le terme de ce qui est trouvé devient pour ceux qui montent le point de départ de la découverte de biens plus élevés. Et celui qui monte ne s'arrête jamais d'aller de commencement en commencement par des commencements qui n'ont jamais de fin.» (8e Homélie sur le Cantique des Cantiques).
Exultons donc ensemble, avec saint Paul :
« O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en fut jamais le conseiller ? Ou bien qui l’a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour ? Car tout est de lui et par lui et pour lui. A lui soit la gloire éternellement ! Amen. » (Rm 11,33-36).
J. Naedts
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Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): " Rome, le Cardinal Müller fait le point9
Rome: le Cardinal Müller fait le point
Le site web « Benoît et moi » a traduit la longue interview accordée par le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF) à l’hebdomadaire allemand Die Zeit du 30 décembre 2015. Extraits :
ZEIT: C'est le pape Benoît XVI qui vous a appelé à la charge de préfet de la CDF. Qu'est ce qui a changé pour vous sous le pape François ?Le cardinal Müller: Ma mission n'a pas changé. La Congrégation est au service du magistère universel de l’Église, une charge qu'elle reçoit du pape, selon des règles et des statuts approuvés. Chaque pape est le successeur de l'apôtre Pierre. Il représente « le principe et le fondement perpétuel et visible » de l’unité de l’Église dans la foi, comme l'a spécifié le Concile Vatican II. Mais de même que Jésus appela, en Pierre, une personne humaine particulière, avec ses forces et ses faiblesses, les papes eux aussi remplissent leur mission selon leurs personnalités. Ils ne sont pas des fonctionnaires interchangeables. Les deux papes pour lesquels je coordonne le travail de la Congrégation sont des personnalités différentes. Et cela enrichit l’Église.
ZEIT: Le pape François a entrepris de rénover son Eglise, et la Curie en particulier. Qu'est ce qui doit changer d'après vous ?
Le cardinal Müller: Le renouvellement de l'Eglise ne peut être le programme particulier d'un seul pape. Il constitue la mission permanente de tout chrétien, qui veut être un authentique disciple du Christ, par-delà un attachement purement extérieur au christianisme. Mais il y a aussi des défis spécifiques à une époque donnée que l’Église doit sans cesse relever.
ZEIT: Qu'appréciez-vous particulièrement dans le nouveau pape ?
Le cardinal Müller: Pour répondre à des questions aussi personnelles, je suis devenu de plus en plus prudent ces derniers temps. J'ai appris par l'expérience tout ce que l'on a pu inventer à ce propos. Son engagement pour les pauvres me réjouit. Comme son attachement inébranlable à la conviction que la périphérie, entendue théologiquement, n'est pas la marge, mais le centre. L'espérance de l'humanité est Jésus-Christ, – non pas la Bourse de New-York. La foi, fût-elle aussi petite qu'un grain de moutarde, a une portée éternelle. Et nous ne pouvons pas emporter l'argent avec nous, même dans les valises les plus grandes […]
ZEIT: La CDF définit, encore aujourd'hui, ce qui est vrai et donc catholique. Et elle sanctionne le cas échéant ce qui est non-catholique, parfois en retirant le droit d'enseigner.
Le cardinal Müller: Définir les expressions de la profession de foi de l’Église relève du magistère du pape et des évêques. Notre congrégation est à leur service. Ainsi nous protégeons aussi la foi contre les fausses doctrines ou les tendances schismatiques. Et nous devons élever la voix contre la sécularisation intérieure à l’Église. Jésus demande : « Qui dites-vous que je suis ? » Et Pierre répond, au nom de toute l’Église : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » – C'est là le cœur et le fondement de notre profession de foi. Cela ne peut pas être aplati.ZEIT: Que signifie « aplatir » ?
Le cardinal Müller: Quand on dit : « Après tout, le christianisme est un ensemble de valeurs humaines, quelque peu teintées de sentiment religieux », je dis : « Très bien ! Mais ce n'est pas la substance de la foi chrétienne ! »
ZEIT: Mais plutôt ?
Le cardinal Müller: Que Jésus de Nazareth est vrai Dieu et vrai homme, parole éternelle de Dieu, qui a pris « notre chair » – avec tous les abîmes, avec notre condition mortelle. Mais il est aussi la cause de notre libération du péché et de la mort. Il a ouvert la porte de la vie éternelle. La CDF doit garder la cohérence interne de cette profession de foi. Elle garantit, pourrait-on dire, la qualité d'une théologie qui repose sur les fondements de la foi catholique […].
ZEIT: Le pape François répète toujours qu'au centre de la vie chrétienne se trouvent, non pas la doctrine ni le dogme, mais Jésus et sa miséricorde. Êtes-vous d'accord avec lui ?
Le cardinal Müller: Le pape François a son propre style de prédication et de pastorale, qui convainc des millions de gens. Mais il souligne toujours que toutes ses paroles et tous ses gestes doivent être interprétés dans le cadre de la profession de foi catholique. La doctrine de la foi n'est pas une théorie construite par les hommes. Si importantes que puissent être la philosophie et la recherche scientifique pour la compréhension de la vérité révélée de Dieu, c'est Jésus qui est, dans sa personne, le maître et la doctrine du Royaume de Dieu. La doctrine de la foi ne signifie rien d'autre que la parole de Dieu – dans la profession de foi et dans la vie de l’Église […].ZEIT: la question de ce qu'est la vérité a toujours été débattue dans l'histoire de l’Église, même avec des armes. Dieu merci, ces temps sanguinaires sont révolus. Nous vivons maintenant avec un pape qui souligne sans cesse que la vérité doit être cherchée. Elle n'est pas comme un bien que l'on se contente de défendre. Mais qu'est-elle alors ?
Le cardinal Müller: Sans aucun doute, la vérité n'est pas un bien dont nous disposons mais un trésor confié à l’Église. L’Église n'est pas un club de philosophes qui tend vers la vérité, mais la révélation nous est donnée pour que nous la gardions et l'interprétions fidèlement. La vérité ne veut pas seulement être recherchée. Elle attend aussi qu'on se décide pour elle. Au cœur inquiet, ce n'est pas le fait de se tenir à distance, tout en finesse, qui donne la paix ; mais c'est la vérité seule qui me rend libre, si je me laisse saisir par elle.[…].
ZEIT: Et les changements de l’Église ? Le pape vient de le dire dans son allocution de Noël : "Ecclesia semper reformanda "!
Le cardinal Müller: Mais pas pour dire quelque chose de beau et de gentil et faire plaisir aux gens ; pas pour être applaudi comme l'homme de l'année, sur les pages glacées des magazines mais plutôt par fidélité à Jésus-Christ. La parole de Dieu demeure éternellement. Et l’Église n'annonce pas d'autre message que celui que lui a confié le Seigneur. Nous n'avons pas de théorie du développement du dogme, des sacrements et de la liturgie, qui relativiserait le contenu de la foi en en faisant un simple reflet de la conscience subjective changeante des personnes et des groupes. Dans l'histoire, la parole de Dieu demeure actuelle une fois pour toutes, cette parole s'empreint dans la vie de foi de l'Eglise et y déploie toute sa richesse. Dans cette mesure, nous avons une synthèse unique entre la permanence de l’Église dans la vérité et l'évolution de son expression. Nous devons proclamer la parole de Dieu, à temps et à contretemps. Nous mettons notre espérance dans le Dieu immortel, pas dans l'inconsistance des hommes.ZEIT: Les critiques du nouveau pape lui reprochent de faire peu de cas de la doctrine et de nuire à son Eglise. Il y a même des catholiques qui l'insultent en le traitant d'hérétique. Que leur répondez-vous ?
Le cardinal Müller: Je dois leur donner tort, non seulement en vertu de ma fonction, mais par conviction personnelle. Selon la définition théologique, l'hérétique est un catholique qui s'obstine à nier une vérité révélée et que l’Église prescrit de croire. C'est tout autre chose lorsque les docteurs de la foi officiellement désignés s'expriment d'une manière peut-être malheureuse, vague ou qui prête à des malentendus. Le magistère du pape et des évêques n'est pas au-dessus de la parole de Dieu mais il est à son service. Ainsi l'a déclaré le Concile Vatican II dans la Constitution dogmatique sur la révélation divine. Comme le pape et les évêques ne reçoivent pas de nouvelle révélation, ils doivent se consacrer avec soin et avec l'aide des sciences théologiques à « sa juste élucidation et à la présentation qu'elle requiert ». C'est là encore ce que dit le Concile Vatican II. L'histoire de l’Église contient plusieurs exemples qui montrent que cela ne s'est pas toujours passé paisiblement. Les déclarations pontificales ont du reste un caractère contraignant différent – selon une échelle qui va de la décision ex-cathedra la plus contraignante jusqu'à l'homélie qui sert plutôt à l'approfondissement spirituel […].
ZEIT: Où passe la frontière entre cette revendication de vérité et le fondamentalisme pur et dur ?
Le cardinal Müller: Le fondamentalisme était à l'origine une forme d'interprétation littérale de la Bible. Mais nous le savons: la parole de Dieu parvient jusqu'à nous en langage humain. Les deux ne sont pas identiques, même s'ils sont inséparables. C'est pourquoi, à la lumière de la foi globale en la révélation divine dans l'Ancien et le Nouveau Testament, on ne peut extraire quelques passages isolés, sans tenir compte de leur contexte historique, pour réduire la liberté de religion et de conscience fondée dans la morale naturelle. Nous n'attendons pas de l'Etat qu'il impose de force, avec les moyens dont il dispose, l'adhésion à une foi déterminée. C'est légitimement toutefois que tous les citoyens attendent de leur Etat la protection de leurs droits civiques, y compris la liberté religieuse individuelle et communautaire. Le fondamentalisme, au sens d'une violence perpétrée contre autrui au nom de Dieu, est foncièrement anti-chrétien et immoral. Car celui qui, au nom de Dieu, blesse un autre être humain, dans son corps ou dans son âme, agit contre la volonté de Dieu, qui est le créateur de chaque vie humaine.
ZEIT: Il n'empêche : on a tué et on tue au nom de Dieu.Le cardinal Müller: La « violence justifiée par la religion » est une contradiction en soi. Les actes de terrorisme et les attentats-suicides ne sont pas seulement un crime contre l'humanité mais ils sont un sacrilège commis envers le Dieu créateur. Cela vaut pour les trois religions: judaïsme, christianisme et islam. Je mentionne expressément l'islam, parce que Allah y est loué comme le créateur de la vie, le tout-miséricordieux et le très-miséricordieux. Et personne ne peut légitimer le fait de commettre le mal, parce que Dieu est l'auteur de tout bien. La religion est, comme vertu naturelle, culte rendu à Dieu. D'un point de vue chrétien, elle se concrétise dans l'amour de Dieu et du prochain. Et l'amour signifie toujours être pour et pas contre autrui.
ZEIT: La violence n'est donc pas inhérente à la prétention des religions à la vérité ?
Le cardinal Müller: Les laïcistes aimeraient bien cela. Ils veulent évincer violemment la religion, sous toutes ses formes, de l'espace public, conformément à leur propre dogme : « la religion est une affaire privée ». Cela contredit diamétralement le droit de l'homme qu'est le libre exercice de la religion. Celui qui prétend que la vérité mène à la violence, se rend lui-même coupable de violence envers la vérité. La vérité ne menace pas, mais offre un fondement à toute morale individuelle et à toute éthique sociale. Dans la compréhension chrétienne, la vérité révélée de Dieu demeure aussi un mystère incompréhensible. Elle reste un mystère qu'on ne peut maîtriser rationnellement et qui ne légitime aucune prétention à une domination absolue de certains hommes sur d'autres hommes au nom de Dieu […]
ZEIT: Que dites-vous à un combattant de l'« Etat islamique », qui soutient que combattre les incroyants est conforme à la volonté de Dieu ?Le cardinal Müller: Que la volonté de Dieu ne va jamais contre son être, qui est la bonté, et contre son attitude toujours miséricordieuse. Nous avons aussi dans ce que l'on appelle le « volontarisme » des représentations absurdes de la volonté absolue de Dieu, selon lesquelles le bien ne représente pas son être mais est l'expression de sa volonté arbitraire. Par exemple : ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que Dieu la veut, mais c'est parce que Dieu la veut qu'elle est bonne. Or cela aurait une conséquence qui défie toute description : si Dieu voulait que je tue ma mère, je devrais le faire. Le pape Benoît, dans son discours de Ratisbonne, a soutenu au contraire que Dieu est en même temps la vérité et la bonté, la justice et la miséricorde. C'est parce que Dieu est amour que la foi dans la liberté est possible.
ZEIT: Benoît XVI a été violemment critiqué pour ce discours.Le cardinal Müller: Mais il était prophétique ! Comme l'a expliqué le pape Benoît : nous pouvons seulement témoigner de la vérité, mais nous n'avons jamais le droit de l'imposer aux autres ou de les contraindre par des menaces. La foi comme communauté de vie avec Dieu ne peut s'épanouir que dans la liberté. Bref : foi et contrainte s'excluent l'une l'autre. Même si les chrétiens, les adeptes d'autres religions et les incroyants n'ont pas vu les choses ainsi à toutes les époques. La vérité absolutisée et imposée par la violence n'est pas la vérité, mais une idéologie, – comme la « terreur vertueuse » des jacobins ou les formes actuelles de lavage de cerveau et de rééducation médiatique. […]
ZEIT: De quoi vous réjouissez-vous dans cette année nouvelle, l'année de la miséricorde ?
Le cardinal Müller: Je me réjouis si les nombreuses portes saintes qui ont été ouvertes deviennent pour nous un signe, qu'il faut ouvrir la porte de notre cœur au Fils de Dieu, qui vient à nous dans l'humilité et le silence. J'espère que la porte de la miséricorde de Dieu s'ouvrira pour beaucoup de gens, car elle seule peut sauver notre monde déchiré par la haine et la violence. »Lien permanent Catégories : Réflexion faite -
Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016)
RELIRE LE TESTAMENT SPIRITUEL DE JEAN-PAUL II
"MEMOIRE ET IDENTITE"
Sur le site web « nouvelles de France », Laurent de Woillemont commente (mars 2016) cet ouvrage significatif d’un pape qui a marqué la vie de l’Eglise pendant plus d’un quart de siècle :un testament à lire et à relire
« Ce livre est le témoignage posthume, pour ne pas dire le testament de Jean Paul II, qu’il n’a pas publié de son vivant, de façon délibérée. Ces entretiens datent de 1993; ils se sont tenus à Castel Gandolfo, avec des amis philosophes polonais. La discussion est très libre et tourne autour de cinq thèmes ; la limite imposée au mal, liberté et responsabilité, quand je pense patrie, quand je pense Europe, la démocratie : possibilités et risques.
Il s’agit donc de thématiques à la fois morales et politiques sur lesquelles le pape donne son avis personnel ; bien que ces conversations restent privées, le livre est bien signé Jean Paul II, et non pas Karol Wojtilya. A ce titre, et au vu des références dont le pape se réclame, on peut difficilement contester le caractère autorisé de ce document, bien qu’il ne soit pas à proprement parler « magistériel ».
Or, le pape s’exprime sur des sujets on ne peut plus sensibles et d’actualité ; le titre à lui seul est révélateur ; l’identité et la mémoire sont des sujet brûlants aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’identité sexuelle ou de l’identité nationale, les débats font rage et les mémoires non plus ne sont pas traitées de manière égale ; certaines sont censées être plus nécessaires à la mémoire collective que d’autres…
Le pape assume parfaitement son patriotisme polonais ; il rappelle qu’à l’origine de ce terme, il y a le mot « père », et que le sentiment patriotique s’inscrit tout à fait dans la foi catholique puisqu’elle se rattache directement dans le quatrième commandement « Honore ton père et ta mère ». Nous devons vénérer nos parents car ils représentent pour nous le Dieu créateur. La famille, la nation et la patrie demeurent des réalités considérées par la doctrine sociale de l’Eglise comme des sociétés « naturelles ». « Elles ne sont pas le fruit d’une simple convention » et ne peuvent être remplacées par rien d’autre ! Les nations, de manière analogue aux individus, sont dotées d’une mémoire historique. Paroles prophétiques s’il en est. Paroles qui nous provoquent aujourd’hui et restent un guide sur pour nous diriger en ces périodes de troubles. Pour autant, si l’homme a une vocation eschatologique il n’en est pas de même des nations. Le pape observe aussi que la Pologne comme nation sort de la préhistoire au moment de son baptême et commence alors à exister dans l’histoire.
En bon Polonais, il nous rappelle la saga de « Jean III Sobieski qui sauva l’Europe du danger ottoman à Vienne en 1683 », « victoire qui éloigna ce danger de l’Europe pour une longue période » (p 168). Il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui le pape François, les évêques ainsi que toute la hiérarchie catholique et ses « bonnes œuvres » militent en faveur de l’arrivée massive de ces mêmes musulmans, qui transitent essentiellement par l’ancienne puissance ottomane…
La réflexion menée sur le juste usage de la liberté semble plus pertinente que jamais. Le pape insiste sur le fait que l’on détourne l’homme de sa responsabilité éthique lorsque l’on s’appuie sur la liberté seule. Il faut un critère régulateur pour l’usage de la liberté ; ce critère en saurait être le seul plaisir, ni même l’utile. Le saint pape nous invite à faire la distinction entre le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile), et le bien délectable (bonum delectabile). C’est la ligne de partage entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste d’une part et l’utilitarisme moderne d’autre part, que l’on peut résumer par l’expression « le maximum de plaisir pour le plus grand nombre d’hommes». (P 50).
Reprenant les actes du Magistère, depuis Léon XIII, Pie XI, Jean XXXIII qui synthétise les travaux de Pie XII, Paul VI et enfin sa propre trilogie Laborem exercens, Sollicitudo rei socialis et Centesimus annus, saint Jean-Paul II remarque qu’à la source de tous ces documents se trouve le thème de la liberté de l’homme; « la liberté est donnée à l’homme par le Créateur comme un don et comme une tache » p 57.
Apres avoir indiqué que c’est par un processus électoral légal que le chancelier Hitler est arrivé au pouvoir, Jean-Paul II rappelle que les parlements qui approuvent promulguent des lois sur l’interruption de grossesse par exemple « se mettent conflit manifeste avec la loi de Dieu et avec la loi naturelle » (p163) ; Ces deux lois sont donc supérieures à toute législation humaine.
Pour Jean-Paul II, l’histoire de l’Europe a une dimension verticale : « Le Règne de Dieu se greffe et se développe dans l’histoire de l’homme mais son but est bien la vie future ».
Ce livre très court traite des défis que les catholiques rencontrent aujourd’hui et la grande voix de ce géant reste pour nous un guide sur dans cette période de trouble et de désolation. C’est sans doute pour cela qu’il n’a pas été réédité et qu’il est urgent de la partager ou de l’acquérir. »
Mémoire et Identité, Jean-Paul II, Flammarion
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Vérité et Espérance/ Pâque Nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): Qu'est-ce que la miséricorde ?
Monseigneur de Monléon: qu'est-ce que la "miséricorde"?
La miséricorde n’est ni un vague sentiment de compassion à l’égard de la souffrance et de la misère des hommes, ni une fausse indulgence cherchant à faire table rase de l’injustice et du mal. La miséricorde est dans la volonté raisonnée et active de venir surmonter le mal physique et moral, d’imposer une limite au mal, le plus souvent en prenant sur soi, si possible, ce qui en est la cause, ou, à tout le moins, en écartant le mal, comme dans la parabole du Bon Samaritain. La miséricorde est, chez l’homme, la plus haute des vertus procédant de la charité ; elle est la clé de toutes les œuvres de Dieu.
Nous pouvons constater deux grands types de présence du mal dans le monde actuel.
C’est, d’une part, ce champ, malheureusement immense, du mal qui a pour origine la conduite humaine dévoyée, “ la perte des repères “ comme on dit, la conscience morale personnelle et collective qui n’exerce plus son rôle de poursuite du bien et laisse se déchaîner le mal.
Mais c’est, d’autre part, un mal plus difficile à déceler et à identifier qui est précisément l’incapacité ou l’obscurcissement de l’intelligence et de la volonté à identifier le mal, à le désigner comme mal. La miséricorde est, sur ce point, la recherche de la vérité et le témoignage, miséricordieux et ferme, de ce qu’elle est. Quant à la conduite humaine égarée, source de tant de maux, le remède ne peut être que dans la repentance et le désir de se tourner à nouveau vers le bien. Mais par lui-même, l’homme laissé à ses seules forces ne le peut pas : il a besoin du secours de Dieu qui l’appelle inlassablement et avec grande tendresse à revenir à Lui. Il a besoin de la Miséricorde divine.
La découverte de la miséricorde du Père, telle qu’elle se révèle dans la parabole de l’Enfant prodigue, permet de revenir vers lui avec confiance, de se repentir, de demander pardon dans la découverte et la reconnaissance de son amour patient et doux. (cf. 1 Co 13,4). La miséricorde est l’un des moteurs les plus forts pour aider les hommes à se détourner du mal, à lui imposer une limite, à réparer, à restaurer les injustices, les liens qui ont été bris Dans le pardon et la réconciliation, la miséricorde est une puissante limite au mal car elle l’empêche de proliférer, la haine appelant la haine, l’injustice, la violence la violence. Le pardon et la miséricorde brisent cet enchaînement en rétablissant la vérité, la justice, le droit et la bonté.
La miséricorde de Dieu n’est limitée par rien, ni par l’ampleur et l’abîme du mal, ni par le nombre et la multitude des maux et des miséreux, ni par l’espace et le temps : “ Sa miséricorde s’étend d’âge en âge ”. Elle n’est limitée que par le refus de l’accueillir.
Albert-Marie de Monléon, évêque ém. de Meaux (extrait du site « Eucharistie miséricordieuse »)
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Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016):
Réforme liturgique: Mgr Bugnini se justifie, post mortem
Les notes enfin publiées de Mgr Annibale Bugnini sur son rôle central dans la réforme de la liturgie catholique nous donnent l’occasion de réfléchir profondément sur une histoire dans laquelle nous sommes encore engagés. Lu sur le site « France Catholique » :
En juillet 1975 Mgr Annibale Bugnini, tout-puissant artisan de la réforme liturgique consécutive au Concile Vatican II, disparaissait soudain dans une trappe. Il n’en sortait, quelque temps plus tard, que pour aller occuper le poste peu envié de pro-nonce à Téhéran, pratiquement au moment où l’ayatollah Khomeiny prenait le pouvoir en Iran. Il n’allait pas tarder à succomber à la maladie, non sans s’être assuré que ses notes, déjà préparées pour l’édition, pourraient voir le jour en un livre qui le justifierait.
Paru en italien en 1997, puis en anglais, ce livre attendait son édition française. Celle-ci sort aujourd’hui, et on ne peut s’empêcher de voir une coïncidence, pas forcément fortuite, avec la publication également tardive des Mémoires de Louis Bouyer. L’oratorien français, connu surtout par son grand livre Le Mystère pascal travailla avec Bugnini au sein du Consilium pour l’application de la Constitution conciliaire sur la Liturgie sacrée et il a laissé de lui un portrait terrible, l’accusant d’avoir trompé la confiance de Paul VI et œuvré de façon toute personnelle pour aboutir à une réforme bâclée et incohérente.
Personnage controversé, par conséquent, et encore mal connu, il laisse une postérité mêlée : à côté d’admirateurs inconditionnels, il s’en trouve beaucoup pour l’accuser de tous les maux d’une réforme qui ne fait pas l’unanimité des catholiques. L’ouvrage que nous recensons ne constitue en aucune façon des Mémoires. Il se partage en deux : une partie historique intitulée « grandes étapes » qui donne une perspective cavalière sur les trente ans qui vont des premiers linéaments de l’idée de réforme liturgique (sous Pie XII) jusqu’à ce qu’il considère comme son aboutissement. Annibale Bugnini a été mêlé à toutes les phases de cette histoire, mais il lui manque le recul qui permettrait d’évaluer l’importance des différents tournants et de percevoir les faiblesses. Puis vient une partie plus descriptive où, pour chaque domaine de la réforme (missel, office divin, etc.), il récapitule les projets, délibérations et décisions prises. Puisé aux sources, cet ouvrage est évidemment un outil incomparable pour démêler l’écheveau des dix années intenses qui ont vu disparaître une cohérence séculaire et s’instaurer un rite en grande partie nouveau. On comprend mieux ce qui fit la force et la faiblesse du personnage. Sa force, c’est une puissance de travail impressionnante, capable de mettre en mouvement une formidable machine qui avança à marche forcée pendant ces années pour produire plus de textes que l’Église n’en avait jamais connus, c’est son entregent, sa capacité à s’entourer d’experts de compétence sans doute inégale, mais qui comptaient, malgré tout, parmi les plus capables de l’époque.
Sa faiblesse, c’est d’avoir été l’homme de son époque, c’est-à-dire d’avoir vu la réforme de l’Église comme un lifting destiné à assurer à celle-ci une crédibilité nouvelle dans le monde, sans voir que le problème n’était ni celui de la langue liturgique, ni de la compréhension des rites, mais celui de la vitalité spirituelle du peuple chrétien.
L’effondrement qui a suivi marque bien qu’on a pris le problème à l’envers. Il fallait sans doute des ajustements, mais en braquant l’attention sur des modifications, toutes discutables et perfectibles, on a transformé la prière de l’Église en un immense chantier, quand ce n’était pas un champ de bataille. Quand le temps des folies fut passé, il ne restait plus qu’un ordinaire assez médiocre qui, sauf exceptions, ne répondait pas à l’attente d’un monde qui reste affamé de Dieu et demande aux chrétiens un art de la prière.
Ce qu’il portait aussi, c’était une conception de la loi liturgique comme décision de l’autorité de l’Église qui publie des livres, fixe des normes et peut commander aujourd’hui ce qu’elle a interdit hier et réciproquement. à part quelques principes généraux, tout pouvait changer, selon les opportunités et, à partir du moment où c’était décidé, tout le monde devait suivre comme un seul homme. Paradoxalement cette perception de l’Église restait assez proche du Concile de Trente qui voyait l’Église comme une armée rangée en bataille. Mais la liturgie peut-elle changer au coup de sifflet ? Le label officiel ne transforme pas automatiquement des constructions élaborées par des commissions en véhicules autorisés de la prière de l’Église. L’histoire montre que les rites surgissent rarement ex nihilo, qu’ils ont été longtemps portés par une portion du Peuple de Dieu avant de devenir le bien de tous, le rôle de l’autorité étant de réguler le mouvement plus que de le précéder.
Annibale Bugnini, La Réforme liturgique (1948-1975), Artège, 1 036 pages, 39 e.
Ref. sur le site France catholique : « Mgr Bugnini se justifie » (12 février 2016)
Dans une interview publiée en 1977 par la revue « Communio » (Cahier n° 6) le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, estimait déjà que « malgré toutes ses qualités », le nouveau missel a été édité comme s’il était un ouvrage revu et corrigé par des professeurs, et non l’une des phases d’une évolution continue. Jamais, poursuit-il, chose semblable ne s’est produite : cela s’oppose à l’essence même de l’évolution de la liturgie. C’est ce seul fait qui a fait naître l’idée absurde que le concile de Trente et Pie V auraient eux-mêmes rédigé un missel il y a quatre cents ans » et Joseph Ratzinger de conclure : « la liturgie ne naît pas de décrets et l’une des faiblesses de la réforme liturgique postconciliaire réside sans aucun doute dans le zèle des professeurs qui, de leur bureau, mettent en oeuvre un travail qui nécessiterait une croissance vivante ». Dans cette critique transparaissent deux thèmes chers à Benoît XVI, trente ans plus tard : il faut promouvoir une « herméneutique » (du verbe grec"hermeneuein ", expliquer) de la continuité et une « réforme de la réforme » liturgique s’impose en ce sens. On l’attend toujours.
JPS
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Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): "Inscrire la laïcité dans la constitution belge, pour quoi faire?"
Inscrire la laïcité dans la constitution belge, pour quoi faire ?
LA LAÏCITE: UN CONCEPT EQUIVOQUE
L’irruption des violences islamistes jusqu’au sein même des sociétés occidentales sécularisées offre un prétexte aux descendants du siècle des « Lumières » pour ressortir leurs vieilles lunes. Au sein des parlements belges, de Laurette Onkelinx à Denis Ducarme, en passant par Olivier Maingain, Patrick Dewael et autres représentants de la « gauche » philosophique, on réclame l’inscription de la laïcité de l’Etat dans la Constitution de la Belgique. Et, pour dissiper toute espèce d’illusion, les libéraux-réformateurs ont déposé aussi 24 propositions législatives détaillant le sens de leur combat, qui est loin de se limiter à un réflexe sécuritaire contre les fous d’Allah. En même temps, la « libre-pensée » militante a lancé un buzz médiatique pour tester la capacité de résistance du nouvel archevêque de Malines-Bruxelles, Mgr De Kesel, réputé introverti et plutôt timide. Lors d’une interview publiée dans la presse néerlandophone, peu après son sacre, le prélat avait osé dire, à propos de l’euthanasie, que la clause de conscience compatible avec la législation permissive en matière éthique valait non seulement pour les personnes physiques mais aussi pour les personnes morales qu’elles génèrent : par exemple dans le réseau éducatif ou celui des soins de santé [1].Tollé dans les médias qui resservent aussitôt à leur public le « mantra » des faiseurs d’opinion : il faut inscrire la laïcité dans la constitution belge. En riposte, l’archevêque dénonce sur RTL une tentative de privatiser la religion. Mais de quoi s’agit-il, à la fin ?
La notion même de laïcité (le mot dérive de laïc, non clerc, qui est d’origine ecclésiale) n’est pas univoque, ni en termes de sociologie, ni en termes de droit positif. La question se pose alors de savoir si une notion aussi imprécise, voire confuse, présente une vraie utilité opérationnelle pour les sciences humaines.
L’article 1er de la constitution française de 1958 proclame que la France est un Etat laïc, sans définir ce qu’il entend par là.
Rien n’est simple. Ainsi, le concept de laïcité n’est pas forcément synonyme de séparation des Eglises et de l’Etat. De ce point de vue même, la célèbre loi de 1905 expulsant l’Eglise de la sphère publique française n’a pas empêché la République d’entretenir des liens avec elle : loi sur les édifices publics mis à la disposition du culte (1907), rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège (1921), applicabilité du concordat de 1801 en Alsace-Moselle (1925), loi Debré sur les rapports entre l’Etat et les établissements scolaires privés (1959), accord avec le Saint-Siège sur la reconnaissance des diplômes délivrés par l’enseignement supérieur catholique (2008) etc.
Ajoutant à la perplexité de l’observateur étranger, l’ancien président de la République française, Nicolas Sarkozy, lors de sa réception paradoxale (pour le Chef d’un Etat séparé de l’Eglise) comme chanoine honoraire de l’archi-basilique du Latran à Rome (2007), avait appelé de ses vœux l’avènement d’une laïcité positive reconnaissant que les religions constituent un atout sociétal ![2]
Les choses sont-elles plus claires en Belgique ? L’Etat belge n’est pas laïc en ce sens qu’il serait porteur de valeurs publiques transcendant les religions privées, ni obligatoirement agnostique devant le phénomène religieux : la laïcité est assimilée, par la loi, aux cultes reconnus, en tant que philosophie du « libre examen ».
Parler de séparation de l’Eglise et de l’Etat serait aussi inapproprié, si l’on entend par là qu’ils n’ont rien à voir ensemble. Les dispositions constitutionnelles et légales organisent plutôt une certaine indépendance dans le respect mutuel [3]. Et même un peu plus : à ce titre, on peut citer la rémunération par l’Etat des ministres des cultes reconnus et divers privilèges ou contraintes connexes ; la répression pénale propre aux désordres et outrages touchant à l’exercice ou aux objets du culte, à la personne de ses ministres ou à leur habit officiel ; l’organisation de préséances protocolaires ou diplomatiques; les honneurs civils et militaires rendus lors de certaines cérémonies religieuses officielles, comme le « Te Deum », mais aussi les poursuites pénales spécifiques contre les ministres du culte qui attaqueraient « directement » un acte de l’autorité publique ou célébreraient le mariage religieux des époux avant leur mariage civil.
On comprend ainsi pourquoi la neutralité des pouvoirs publics n’est pas mentionnée comme telle dans la constitution, même si certains la déduisent de l’interdiction des discriminations et du principe d’égalité qui y sont inscrits. Face à la pluralité des religions, cette neutralité est, pour le moins, toute relative puisque l’Etat belge (et à sa suite les autres pouvoirs publics) soutient le libre développement des activités religieuses et apporte son aide et sa protection aux sept cultes (laïcité comprise) qu’il reconnaît, parmi lesquels – primus inter pares – le catholicisme romain. Il faut donc, à tout le moins, parler d’une neutralité « positive ».
Les traités internationaux ou supranationaux auxquels souscrivent la France ou la Belgique n’imposent aucun modèle à leurs relations avec les cultes. En Europe, comme ailleurs, le statut de ceux-ci varie.
L’article 17 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne précise que :
- « L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres » ;
- « L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles » ;
- « Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Eglises et organisations ».
Il en résulte que :
- de la laïcité de l’Etat (France) aux religions d’Etat (Danemark, Grèce, Norvège, Royaume-Uni), en passant par les régimes concordataires (du type espagnol, italien, polonais, portugais, allemand, alsacien-mosellan) ou sui generis (comme en Belgique ou en Irlande), l’Union européenne respecte et s’accommode des divers statuts conférés aux cultes par les droits nationaux de ses Etats membres ;
- dans sa propre relation avec les cultes, l’Union est plus proche du modèle belge que de la laïcité républicaine à la française : celle-ci demeure une exception historiquement datée et sans doute appelée à évoluer.
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Quoi qu’il en soit des gloses sur la portée du concept de « laïcité » (considérée comme un postulat), l’enjeu fondamental demeure le même : l’Etat moderne doit-il demeurer sans religion, désormais agnostique, séparé, pluraliste ou neutre ? C’est la question du rapport de celui-ci à la Vérité. Quid est veritas ? demandait Pilate à Jésus.
A cet égard, la philosophie des « Lumières », au XVIIIe siècle, posait déjà le problème de la conciliation de deux principes qu’elle énonçait : la souveraineté absolue de l’homme sur lui-même, dans ses pensées comme dans sa volonté (Kant) et la nécessité pour l’Etat que chaque citoyen ait une religion « qui lui fasse aimer ses devoirs » (Rousseau).
Quels devoirs ? Eriger son jugement propre en loi universelle n’est possible que dans une société où nombre de valeurs sont partagées, sans quoi c’est l’anarchie. Il doit donc y avoir un « pacte moral », une profession de « foi » civile en quelque vérité inaltérable qui, en amont du droit positif, fonde le lien social sans lequel l’homme ne peut pas vivre. La question est alors de savoir comment et sur quelle base créer ce consensus éthique fondamental pour la vie en société.
Sur ce point, une controverse (au sens de la disputatio médiévale) fut organisée, au théâtre Quirino à Rome le 21 septembre 2000, entre le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, et un professeur à l’Université romaine de la Sapienza, le philosophe Paolo Flores d’Arcais, pour explorer des voies de convergence possibles [4]. Au moment décisif du dialogue, le modérateur – Gad Lerner, journaliste à la Repubblica – s’est demandé si des principes aussi fondamentaux que ceux du Décalogue ne pourraient pas être retenus comme base éthique commune, même par des athées (qui y souscriraient seulement « velut si [comme si] Deus daretur »). Mais cette proposition fut aussitôt rejetée par le philosophe laïc.
Ce dernier nia que certaines règles morales ou de droit naturel puissent constituer des postulats, ou des acquis irréversibles, pour l’humanité : le contrat social est toujours relatif, contingent, renégociable. Ainsi, certains revendiquent-ils maintenant à l’ONU l’insertion de nouveaux « droits » (à l’avortement, à l’euthanasie, au choix du « genre » etc.) dans une Déclaration universelle des droits de l’homme vieille de 50 ans à peine (1948) ! Tout s’écoule, disait déjà le vieil Héraclite. Pareille impasse montre à quel point une définition véritablement universelle (« ubique, semper et ab omnibus ») des droits (et donc des devoirs) humains sans Dieu semble aléatoire.
Et l’argument selon lequel une laïcité positive permettrait aux religions de contribuer à l’accession de la conscience collective de l’humanité au Souverain Bien paraît faible si tout socle transcendant (ou loi naturelle, comme vous voudrez) imprescriptible est a priori exclu de sa définition. En des temps pas si lointains n’avions nous pas déjà entendu parler d’une autre contribution « positive » : celle des religions à l’édification du socialisme marxiste . Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? « Nisi Dominus aedificaverit domum, in vanum laboraverunt qui aedificant eam » [5] : ceci vaut pour les sociétés comme pour les individus.
Pie XII et Benoît XVI ont parlé, dans un tout autre sens, d’une « saine » laïcité. Selon Pie XII (allocution du 23 mars 1958), s’inspirant peut-être (sans le dire) de la théorie classique des« deux glaives » [6], il s’agit de maintenir les deux pouvoirs (spirituel et temporel) « distincts mais aussi toujours unis, selon de justes principes ».
Quels principes ? Benoît XVI a déclaré dans une lettre au président du sénat italien (à l’occasion du congrès « liberté et laïcité » à Nursie, 14-16 octobre 2005) que « les droits fondamentaux représentent des valeurs antérieures à toute juridiction de l’Etat. Ils n’ont pas été créés par le législateur mais sont inscrits dans la nature même de la personne humaine et peuvent, par conséquent, renvoyer finalement au Créateur » [7].
Bien que le pape ne précise pas davantage quels sont ces droits « fondamentaux », on peut raisonnablement penser qu’il se réfère ici aux principes du Décalogue, lequel énonce concrètement les devoirs et donc, corrélativement, les droits de l’homme révélés par le Seigneur Lui-même.
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Somme toute, il en va de la laïcité comme des droits de l’homme sans Dieu : un concept dont le sens varie à ce point en est-il encore un ? Le poète Boileau (qui était aussi juriste de formation) disait déjà (art poétique, 1674) : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Si ce n’est pas le cas, mieux vaudrait y renoncer.
Jean-Paul Schyns
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[1] Pour être précis, le droit à « l’objection de conscience » n’est garanti qu’aux personnes qui ont une conscience morale. Les institutions n’ont pas cette conscience ontologique. Cela étant, les institutions fondées sur des convictions morales ou religieuses ont le droit de fonctionner conformément à leurs convictions. Ainsi, en l’espèce, ce n’est pas vraiment le droit à l’objection de conscience qui est en cause, mais la combinaison de deux droits fondamentaux : le droit d’association, et le droit à la liberté de religion.
[2] En ce sens, depuis le vote de la Déclaration « Dignitatis humanae » (1965) par le concile Vatican II, l’Eglise n’a eu de cesse de faire abolir les dispositions constitutionnelles ou concordataires qui, en Europe ou ailleurs, conféraient au catholicisme le statut de religion d’Etat. A l’ancienne doctrine, qui « tolérait » l’expression publique des autres cultes, elle substitua celle de l’Eglise libre dans l’Etat libre favorisant le concert pluraliste des religions.
[3] Non sans courir le risque d'induire, à cet égard, certaines apparences d’ambiguïté : on se souvient par exemple que, dans l’affaire de mœurs à charge du curé (à l’époque : 1992) de Kinkempois (Liège), un arrangement avait été pris pour que le coupable purge sa peine de privation de liberté dans une abbaye. Semblablement, la défunte commission interdiocésaine pour le traitement des plaintes pour abus sexuels commis dans l'exercice de relations pastorales (sic) avait conclu avec le collège des procureurs généraux et le ministre de la justice (pouvoir exécutif) un agreement relatif à certaines modalités de traitement des informations que cette commission déciderait, sous sa propre responsabilité, de transmettre au parquet, restant sauve l'indépendance de ce dernier dans l’exercice des recherches et poursuites individuelles. Toutefois, comme le pouvoir judiciaire n’était pas lié par l’accord (dont le seul but était de faciliter les contacts entre la commission et le parquet, nullement de ressusciter une manière de privilège du for ecclésiastique), un magistrat instructeur n’a pas hésité à faire saisir brutalement tous les dossiers de la commission, dans les circonstances que l’on sait, humiliantes pour l’Eglise.
[4] Le texte du débat est publié dans l’ouvrage Est-ce que Dieu existe ? Dialogue sur la vérité, la foi et l’athéisme, paru en français aux éditions Payot (2006).
[5] Psaume 127 : « Si le Seigneur ne bâtit pas la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent ».
[6] Selon cette théorie, le pouvoir spirituel de l’Eglise, qui commande et ordonne le bien commun surnaturel, et le pouvoir temporel de la société civile, qui commande et ordonne le bien commun naturel, ne peuvent s’opposer : ils se complètent et doivent s’aider mutuellement, sachant que le pouvoir spirituel prime sur le pouvoir temporel (comme l’explique saint Thomas d’Aquin dans le De Regno). Les deux ont le même objet sous des modalités différentes : le bien des âmes.
[7] Dans son testament spirituel « Mémoire et Identité » (Flammarion , 2005, p. 162) Jean-Paul II ne dit pas autre chose : « La loi établie par l’homme a des limites précises que l’on ne peut franchir. Ce sont les limites fixées par la loi naturelle, par laquelle c’est Dieu lui-même qui protège les biens fondamentaux de l’homme »
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