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Réflexion faite - Page 94

  • Onction des malades ou Extrême-onction ?

     

    onction des malades ou extrême-onction ?

    Rogier Van der Weyden: les sept sacrements (détail)

     

    onction des malades ou extrême-onction ?onction des malades ou extrême-onction ?

     Cet article a été publié dans le n° 83 -2me trimestre 2012  de la Revue trimestrielle  Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle éditée par l’association « Sursum Corda » (Rue Vinâve d’île, 20 bte 64 à B-4000 Liège) e-mail : sursumcorda@skynet.be

    Imaginons un peu ceci.  Une de vos connaissances tombe malade ; au fil des jours, la situation s’aggrave, mais personne, ni le malade ni son entourage, ne songe à appeler le médecin.  Finalement, après des semaines de souffrances, le malade perd conscience, et on se rend compte qu’il va vraisemblablement mourir.  Ensuite seulement, lorsque le patient ne peut plus s’exprimer, quelqu’un pose la question :  peut-être faudrait-il appeler un médecin.  Le malade le voudra-t-il ?  S’il pouvait s’exprimer, est-ce qu’il le demanderait, avant de mourir ?  Personne ne le sait vraiment, mais après tout, on se dit qu’il croyait dans la science, et que de toute façon, cela ne peut pas faire de tort.  Donc, décision est prise d’appeler un médecin.  Lorsque celui-ci arrive, il ne peut que constater que le patient vit ses derniers moments, et la famille lui demande de donner une piqûre (contre la douleur ou on ne sait pas très bien quoi), ou de « faire ce que vous faites d’habitude ».  Le médecin demande alors pourquoi on ne l’a pas appelé plus tôt.  On lui répond qu’on n’a pas voulu faire peur au malade, et que de toute façon, même maintenant, le secours de la médecine, cela ne peut pas faire de tort…

    Une situation absurde ?  Oui, quand on parle de maladie physique et de médecine.  Et pourtant, c’est ce que l’on vit très souvent dans la pastorale des malades, plus précisément quand il s’agit de l’Onction des malades.  L’âme mérite-t-elle moins d’attention, de soins, que le corps ?  Il faut reconnaître, à décharge des catholiques d’aujourd’hui, que l’on en a fait au fil des siècles l’Extrême-onction, un rite réservé aux mourants.  Dès lors, pas étonnant que le fait de proposer ce sacrement évoque parfois une peur, ou des réactions du genre Je n’en suis pas encore là…  Mais d’un autre côté, il y a bientôt cinquante ans que le Concile Vatican II a voulu redonner à ce sacrement sa vraie place, et on peut s’étonner que le message passe si difficilement, alors que d’autres réformes conciliaires sont entrées dans les mœurs depuis bien longtemps.  Il serait peut-être temps qu’on s’interroge sur l’origine de ce sacrement pour en redécouvrir le vrais sens…

    Retour à l’Écriture Sainte.

    Tous les sacrements ont leur fondement dans le mystère du Christ, dans ses paroles et ses gestes, dans sa mort et sa Résurrection.  Quant à son attitude envers les malades, de nombreux passages de l’Évangile témoignent de la compassion de Jésus à leur égard.  Les Évangiles rapportent de nombreuses guérisons : certaines se font par une simple parole (Va – ta foi t’a guéri), d’autres, en touchant le malade, en lui imposant les mains, voire en lui mettant de la boue sur les yeux avant de l’envoyer se laver…  Certaines personnes ont même été guéries « à distance », sur simple demande d’un proche (la fille de la femme syro-phénicienne et le fils du centurion).  Fait signifiant : Jésus ne semble pas faire de distinction entre la guérison du corps et celle de l’âme.  Au paralytique que quatre hommes font passer par une ouverture faite dans le toit, il dira : Tes péchés te sont remis (cf. Lc 5,20).  Mais il ne faut pas en tirer des conclusions hâtives.  Aux disciples qui supposent qu’un tel est né aveugle à cause de ses péchés ou de ceux de ses parents, Jésus leur montre que leur raisonnement est faux.  Il connaît le cœur des hommes, et ce n’est pas à nous de les juger !  Dans d’autres cas, Jésus guérit en chassant un démon : l’homme est engagé dans un combat spirituel qui, bien souvent, affecte sa santé physique aussi bien que spirituelle.  Et Jésus n’hésite pas à se comparer au médecin (cf. Lc 5,31).  Marc nous rapporte également qu’à Nazareth, il ne pouvait pas faire beaucoup de miracles, juste quelques guérisons, à cause du manque de foi des gens (cf. Mc 6,1-6) :  c’est que l’action de Dieu à notre égard dépend également de notre accueil, de notre disposition intérieure.

    Bref :  l’attention que Jésus accorde aux malades, sa manière de les rejoindre au plus profond d’eux-mêmes, dépend de chacun d’entre eux, de sa situation, de sa foi, de son cœur que Lui seul connaît.  D’où l’importance, dans toute relation pastorale, de connaître la personne, en l’occurrence le malade, de se mettre à son écoute avant de discerner son véritable besoin (à moins de pouvoir lire directement dans les âmes…).  Une tâche bien difficile lorsque le prêtre est appelé en dernière minute auprès d’un mourant qu’il rencontre pour la première fois et qui ne peut plus s’exprimer…

    De Jésus aux Apôtres

    onction des malades ou extrême-onction ?Jésus savait que son passage sur terre serait de courte durée.  Dès le début de son ministère public, il rassemble autour de lui des disciples dont douze porteront le nom d’Apôtres.  Il les associe à son ministère et les envoie en mission : ils prêchèrent qu'on se repentît ; et ils chassaient beaucoup de démons et faisaient des onctions d'huile à de nombreux infirmes et les guérissaient (Mc 6,12-13).  Ensuite, après sa résurrection, il renouvelle cet envoi (Mc 16,15-18).  En lisant ces deux passages où il est question de la guérison des malades, on retrouve les deux gestes qui font partie de l’onction des malades :  l’onction d’huile (Mc 6,13) et l’imposition des mains (Mc 16,18).  On retrouve par ailleurs une autre allusion très claire à ce sacrement dans la lettre de saint Jacques :

    Quelqu'un parmi vous souffre-t-il ? Qu'il prie. Quelqu'un est-il joyeux ? Qu'il entonne un cantique. Quelqu'un parmi vous est-il malade ? Qu'il appelle les presbytres de l'Eglise et qu'ils prient sur lui après l'avoir oint d'huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le malade et le Seigneur le relèvera. S'il a commis des péchés, ils lui seront remis. Confessez donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris.  La supplication fervente du juste a beaucoup de puissance. (Jc 5,13-16).

    Bien qu’on ignore sous quelle forme la confession des péchés avait lieu parmi les premiers chrétiens, il est certes significatif que cette pratique soit mentionnée dans le contexte de l’onction des malades.  C’est en parfaite cohérence avec l’attitude du Christ :  il soigne l’homme entier, le corps et l’âme.  Toutefois, quand saint Jacques dit que la prière de la foi sauvera le malade et que le Seigneur le relèvera, il ne faut pas en conclure que l’onction produira toujours une guérison physique instantanée.  Les mots sauver et relever peuvent très bien s’entendre dans le sens spirituel :  la prière, la réconciliation et le réconfort que reçoit le malade lui donnent une force pour lutter dans l’épreuve de la maladie.

    L’évolution ultérieure de la pratique

    Au fil des siècles, l’Onction des malades est souvent mentionnée dans les textesonction des malades ou extrême-onction ? théologiques et liturgiques, aussi bien en Orient qu’en Occident.  Le rite était à certaines époques complexe, avec des onctions sur différentes parties du corps, notamment sur les organes des sens.  Cependant, au fil des siècles, on en est arrivé à limiter ce sacrement aux mourants, à en faire l’Extrème-Onction.  Le Concile Vatican II, qui a demandé que l’Ecriture Sainte soit l’âme de la théologie, a souhaité redonner à ce sacrement sa vraie signification, celle qu’elle avait à l’origine.  C’est dans ce sens que la Constitution sur la liturgie précise que l’Onction des malades n'est pas seulement le sacrement de ceux qui se trouvent à toute extrémité. Aussi, le temps opportun pour le recevoir est déjà certainement arrivé lorsque le fidèle commence à être en danger de mort par suite d'affaiblissement physique ou de vieillesse (Sacrosanctum Concilium, n°73).

    L’expression « est déjà certainement arrivé » ne signifie pas qu’il faut attendre le moment précisé, mais qu’il est grand temps d’agir quand le fidèle commence à être en danger de mort.  Autrement dit :  l’idéal, c’est d’y penser avant…  Il n’est pas dit non plus qu’il faut limiter le recours à ce sacrement aux situations de danger de mort.  Le Pape Paul VI, dans un document de 1972 consacré au renouvellement de la pratique de l’onction des malades, préfère parler de personnes dangereusement malades.  Cette expression ne vise pas seulement le danger de mort, mais toute forme de danger qui peut résulter d’une maladie :  risque d’un handicap, épreuve psychologique susceptible d’entraîner des séquelles graves…  Toutefois, il faut éviter aussi toute banalisation de ce sacrement :  il s’agit bien d’un sacrement pour les personnes malades (physiquement ou psychologiquement).  Ainsi, vouloir donner ce sacrement à tout croyant pour la raison que nous sommes tous « spirituellement malades » serait un abus.  Le fait de célébrer l’Onction des malades en présence de leurs proches, voir de toute la communauté est certes une bonne pratique.  Mais cela ne justifie pas de donner ce sacrement à des personnes qui sont en bonne santé pour la simple raison qu’elles accompagnent un malade, étant éprouvées par la situation.  Il n’empêche que pour les proches qui ne sont ni atteints par la maladie ni par la vieillesse, d’autres prières ou rites (comme l’imposition des mains) peuvent être bénéfiques.  Si la grâce de Dieu passe par les sacrements, elle n’est pas limitée à ceux-ci.  Reste la question :  faut-il donner le sacrement à un mourant qui n’est plus conscient, qui ne sait plus s’exprimer ?  Pour répondre à cette question, il faut envisager différentes situations ; mais avant cela, il convient de rappeler les effets du sacrement.

    Les effets de l’Onction des malades

    onction des malades ou extrême-onction ?Le Catéchisme de l’Église Catholique énumère en quatre points les effets de l’onction des malades ; on ne peut que recommander la lecture entière de ces paragraphes (n° 1520-1523).

    1. Un don particulier de l’Esprit Saint, la grâce du réconfort et de la paix qui aide le malade dans la lutte contre la maladie et les tentations (découragement, angoisse…) qu’elle peut entraîner.

    2. L’union à la passion du Christ :  le croyant qui, dans son épreuve, s’unit au Christ souffrant donne un sens nouveau à sa souffrance ; elle devient participation à l’œuvre salvifique du Christ, à son amour qui nous sauve.

    3. Une grâce « ecclésiale » : dans la célébration du sacrement, c’est l’Église tout entière qui prie pour le malade ; et lui, en s’associant librement à la passion du Christ, à son œuvre d’amour, apporte sa part pour le bien du Peuple de Dieu.

    4. Si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons que nous vivons aussi avec lui…  (Rm 6,8).  Pour ceux qui approchent la mort, le sacrement des malades est une aide à mourir dans le Christ, à s’unir à Lui dans la dernière étape de leur cheminement terrestre qui les conduits vers la Résurrection.

    Il faut toutefois éviter d’agir comme si le sacrement produirait ses effets d’une façon machinale, sans la participation de celui qui le reçoit.  Comme le montre l’expérience du Christ à Nazareth, il n’agit pas sans notre foi !  Or, dans les moments d’épreuves, la foi peut prendre différents chemins :  certains peuvent éprouver des doutes, voire se révolter, se demandant pourquoi Dieu « permet » une souffrance pareille.  D’autres commencent à réfléchir, à se poser des questions, à être douloureusement confrontés à des moments obscurs de leur vie et à éprouver le besoin d’être réconciliés…  Pour toutes ces raisons, il est bon que le malade, s’il est croyant catholique, puisse avoir un entretien avec le prêtre, recevoir le sacrement du pardon si sa situation le suggère et surtout la communion eucharistique.  Il faut donc à tout prix éviter de postposer la célébration des sacrements jusqu’au moment de la mort.  D’autre part, il se peut que la personne éprouve une difficulté à le demander, étant donné l’idée d’Extrème-onction qui habite beaucoup d’esprits.  Dans ce cas, il est bon de lui en parler avec prudence, en partant de sa foi à lui, de ses convictions personnelles, en proposant le passage du prêtre pour prier ou pour parler.  N’oublions pas que la grâce de Dieu peut également agir à travers la rencontre et le dialogue qui précèdent la célébration des sacrements.

    On touche ici à un point délicat :  beaucoup de personnes se disent « croyants », mais sans nécessairement partager la foi catholique.  D’autres se sont éloignées de l’Église ; certaines souhaitent, au moment de l’épreuve, s’en rapprocher, d’autres pas.  Dans tous les cas, il faut respecter le choix de la personne.  On évitera donc de demander le sacrement pour quelqu’un qui ne peut plus s’exprimer, si, étant conscient, il l’a refusé (à moins qu’il n’ait changé d’avis dans la suite).  Il est toujours bon que le prêtre puisse s’entretenir avec le malade avant de célébrer le sacrement.

    Restent les situations imprévisibles (accident, AVC…).  Lorsqu’il est impossible de demander l’avis du malade, les plus proches doivent juger, en fonction de ses convictions à lui (et non des leurs), si la personne souhaiterait recevoir l’onction des malades.  Si on ne peut la refuser à une personne en toute fin de vie et déjà inconsciente (car nous ne savons pas par quel moyen Dieu peut toucher le cœur de la personne), il faut toutefois éviter, dans le cas d’une maladie, d’en arriver là.  Autrement dit :  les personnes qui entourent un patient gravement malade (membres de la famille, personnel soignant) ont le devoir de faire leur possible pour qu’il soit informé à temps et puisse lui-même formuler la demande.

    Conclusion

    Comme dans tous les sacrements, c’est le Christ mort et ressuscité qui agit à travers l’onction des malades pour se rendre présent à celui qui souffre, pour le toucher par sa grâce et pour le réconforter dans sa lutte contre la maladie.  Pour cette raison, il est bon qu’une personne malade puisse recevoir l’onction dès que possible, tout en respectant le fait que parfois, l’idée doit faire son chemin.  Même si on ne peut refuser le sacrement à une personne inconsciente, si celle-ci l’aurait souhaité, ce genre de situation doit être exceptionnel et imprévisible.  Si la grâce de Dieu passe à travers les paroles et les gestes du sacrement, on ne peut négliger le contact pastoral qui prépare la personne à mieux accueillir cette grâce.  D’autre part, si les sacrements destinés aux malades sont une source de réconfort, pourquoi ceux qui sont dans l’épreuve devraient-ils attendre à rencontrer le Christ qui les aide à porter leur fardeau ?

     

    Abbé Bruno Jacobs

  • Mgr Mazurkiewicz à l'Ulg: la religion, la politique, la neutralité et la laïcité.

    LA LAÏCITÉ DANS LE CADRE DE L’UNION EUROPÉENNE

     

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    Le mardi 28 février dernier, Mgr Piotr Mazurkiewicz (1), secrétaire général de la COMECE (Commission des Episcopats de la Communauté Européenne) (2), était l’invité d’un lunch-débat organisé à l’Université de Liège par l’Union des étudiants catholiques liégeois (3) et le Groupe éthique sociale, associés au forum de conférences Calpurnia. Le thème de la communication que Mgr Mazurkiewicz a prononcée, à titre personnel, portait sur la laïcité dans l’Union européenne (4). Ce thème s’inscrit dans le cadre d’un cycle de rencontres « Neutralité ou pluralisme : dialogue entre religions et philosophies non confessionnelles »

    Voici la transcription de l’exposé (les intertitres sont de notre fait) :

    La Comece n’est pas un lobbie auprès de l’Union européenne 

    En tant que représentants de l’Eglise auprès des Communautés européennes, je peux dire que nous ne faisons pas de lobbying, dans ce sens que, si on parle de lobbying, on pense immédiatement à des intérêts matériels ou à des organismes qui se battent pour des intérêts particuliers avec des stratégies plus ou moins transparentes. Tandis que, représentant l’Eglise catholique, ce que nous sommes est clair et transparent. Dans la pratique, c’est un service que nous rendons en vue du bien commun ; on essaie de travailler sur la qualité éthique de la vie politique, en nous référant à notre vision de la personne humaine, et de l’éthique, pour servir l’Europe dans cette perspective du bien commun qui est le nôtre.

    Je vais me référer à l’Union Européenne, mais pas  trop, et surtout partager mon expérience concernant la religion, la politique, la neutralité, la laïcité.

    Je suis Polonais, en Belgique depuis 4 ans, je me sens bien ici, mais aussi mon expérience personnelle me fait percevoir les choses de façon différente (de la façon dont on la perçoit ici).

    Spécificité culturelle de l’Europe

    L’Europe, je pense que ce n’est pas un continent au sens géographique mais bien « un appendice occidental de l’Asie » (Valéry). On peut regarder l’Europe comme espace géographique, mais surtout relié à un espace culturel. Quand on pense à l’Europe, nous pensons à un « continent de la culture » différent de l’Asie et des autres continents de par sa culture spécifique. Une grande différence qui n’est pas un motif à développer un complexe de supériorité. Si on regarde de quoi il s’agit, on pense à une histoire marquée par les trois villes : Athènes, Rome, Jérusalem, on pense à la philosophie grecque, au droit romain, à la foi et à la morale judéo-chrétienne.

    Quel est l’axe de cette culture ? Qu’est ce qui fait la différence avec les autres continents ? C’est la conception personnaliste de l’homme installée dans la culture européenne par le christianisme avec des valeurs comme l’inviolabilité de la personne humaine, le mariage monogamique (union d’un homme et d’une femme, en lien avec le monothéisme), la  laïcité de l’Etat (distinction entre ce qui relève de Dieu et de César), la démocratie au sens substantiel (basée sur l’égalité des hommes devant Dieu), la « réserve eschatologique ». Cette dernière signifie que nous, comme chrétiens, n’attendons pas tout de la politique laquelle n’est pas capable de nous sauver ou de créer le royaume de Dieu sur la terre. On s’engage dans la vie politique avec cette réserve eschatologique, en n’attendant pas de la politique qu’elle soit l’achèvement de notre vie car celui-ci ne se fera que dans un au-delà de la politique. Cela nous fait rejeter les utopies.

    Si  l’on regarde cette vision personnaliste de l’être humain, on voit que tout ce qui était avant la chrétienté, la culture proto-européenne (romaine et grecque), n’aurait pu, sans l’apport chrétien, déboucher sur cette Europe que nous évoquons. On peut le comprendre facilement en nous livrant à cet exercice du penseur italien Giovanni Sartori qui essaie d’imaginer comment, nous levant d’un lit athénien de l’Antiquité, on répondrait à la question de savoir quel régime politique est en vigueur : si l’on est un citoyen, on répondra que c’est la démocratie, mais si l’on se lève du lit d’un esclave on considérera que c’est un régime totalitaire puisqu’on y traite des humains comme des choses.

    Quand on considère les immigrés chez nous aujourd’hui, même s’ils n’ont pas les droits des autres citoyens, on a pourtant l’exigence de les traiter comme des personnes. Cette exigence a été introduite par le christianisme.

    Entre le XIe et le XVIIe siècle, la « res publica christiana », la « christianitas » et l’Europe sont des notions équivalentes, notamment aux yeux de ceux qui nous regardent de l’extérieur, des arabes par exemple. Cela a changé à partir du 18e s. Cela ne veut pas dire que l’Europe n’existe que par le christianisme mais elle lui est redevable de beaucoup.

    Aujourd’hui l’anthropologie de l’Europe est-elle toujours chrétienne ?

    Aujourd’hui, l’Europe est-elle toujours chrétienne ? Si l’on se réfère à un texte fondamental dans la réflexion de l’Eglise, « Ecclesia in Europa », on y voit Jean-Paul II affirmer que l’on a l’impression, dans l’Europe contemporaine, d’une apostasie silencieuse de la part de l’homme comblé comme si Dieu n’existait pas. Benoît XVI, de son côté, évoque « une haine pathologique de l’Occident envers soi même ». Ainsi, aujourd’hui, on a tendance à exclure la chrétienté non seulement de la vie politique et sociale mais aussi de l’histoire et de la mémoire. C’est la portée de tout le débat relatif au préambule du traité constitutionnel  dela Communauté Européenne.On ne parlait pourtant que de racines, de la réalité historique, mais la décision qui l’emporta fut de rejeter cela.

    Je suis frappé, lorsqu’on évoque l’Europe sur le plan culturel, par deux faits, notamment. L’un est toujours débattu actuellement dans le cadre du programme de recherche scientifique dans l’Union Européenne, même si ce n’est pas encore décidé, à savoir cette question à l’ordre du jour « peut-on remplacer les tests sur les animaux par des tests sur les embryons humains ?». C’est une rupture avec la pensée anthropologique traditionnelle où l’on considérait qu’il y a un gouffre ontologique entre les animaux et les êtres humains.

    Le deuxième est la question de l’euthanasie. Dans sa lettre aux personnes âgées, au sujet de l’euthanasie, Jean-Paul II il disait que le simple fait que d’évoquer cette question -simplement que la perspective de l’euthanasie soit possible- constitue une chose horrible.

    Aujourd’hui, on évoque bien sûr la crise financière etc, mais il faut prendre en compte, prioritairement, la crise anthropologique avec cette question : comment traite-t-on la personne humaine, les autres et donc nous-mêmes ?

    La liberté religieuse a-t-elle pour objet de privatiser la religion ?

    Dans ce cadre entre également la question de la présence de la chrétienté dans l’espace politique, public. Dans certains pays, en Belgique notamment mais aussi ailleurs, certains problèmes sont d’actualité : ainsi, les signes religieux (dans les écoles, ou la croix au parlement polonais, etc.) posent problème. Il s’agit de la question de  la neutralité. L’Etat, ou l’Union Européenne, devrait rester neutre. Ce débat a eu lieu, dans les années 70, aux USA au sujet de l’espace public.

    On a tendance à regarder la religion comme quelque chose de privé. La liberté religieuse est comprise comme quelque chose qui est offert à la personne pour son espace privé, comme prier chez soi ou aller à l’église. La question est de savoir si on garantit bien la liberté religieuse aux gens lorsqu’on confine la religion dans l’espace privé et qu’on leur interdit d’entrer avec leur religion dans l’espace public.

    Ici, il faut dire qu’en Europe on a différentes traditions de « neutralisation de l’espace public » ; ainsi cela a été réalisé, en France, il y a plus de cent ans et, à présent, tout le monde, catholiques et évêques compris, est habitué à vivre dans ce pays avec un espace évacué par la religion.

    Pour nous, Polonais, et c’est une expérience de ma génération, cette conception de la religion vue comme une affaire privée correspond à ce qui nous était garanti à la fin du communisme comme liberté religieuse. Chacun pouvait être croyant si les autres ne le savaient pas. J’ai été ordonné prêtre, en 1988, à la fin du communisme, et il était très intéressant de vivre au début de cette nouvelle période. Ainsi, la tradition que les prêtres visitent les paroissiens après Noël était bien établie ; dans le centre de Varsovie, je travaillais dans une paroisse où l’église était entourée par les bâtiments officiels utilisés à l’époque du communisme et j’ai pu constater que les gens assistaient aux offices mais pas dans leurs paroisses pour ne pas être repérés.

    Lors d’un voyage en Pologne, Jean-Paul II a évoqué cette question de la présence du religieux dans l’espace public ; il disait notamment que la religion est affaire privée dans ce sens que nous ne pouvons pas être remplacés par une autre personne concernant les choix que nous faisons. Pour être religieux, pour être croyant, nous devons faire des choix personnels, privés. Personne ne peut le faire à notre place, mais quand cette décision est prise, cela a des conséquences publiques car, avec ma foi, je rentre dans l’espace public et, partout où je suis, je suis une personne croyante. Le communisme attendait de nous que nous nous comportions dans l’espace public comme des non croyants. Il nous imposait un comportement schizophrénique : une éthique dans la vie privée, une autre dans la vie publique. Le pape a souligné que cela condamnait les catholiques à vivre dans un ghetto.

    Aujourd’hui, il faut détruire les ghettos et permettre au croyant de vivre libre dans l’espace public, d’y entrer avec sa foi et d’exprimer ce qu’il est.

    Il est vrai qu’en ce moment, nous ne sommes pas les seuls, qu’il faut respecter les autres et donc trouver des formes d’expression qui les respectent. Tous ensemble, chrétiens, juifs, musulmans, non croyants, nous devons chercher comment nous exprimer librement tout en respectant les autres. L’Etat doit garantir à chaque groupe de citoyens les mêmes droits sans privilégier l’un ou l’autre.

    Ce qui est neutre, laïc, sécularisé est-il impartial ?

    Il y  a une conception erronée lorsqu’on considère que ce qui est neutre, laïc, sécularisé, est « impartial ». Lorsque quelqu’un dit « je ne crois pas en Dieu », est-ce une affirmation neutre ? Non c’est un choix religieux.

    Lorsqu’un groupe (lié avec Richard Dawkins) met des affiches sur les bus en Grande-Bretagne avec l’inscription « Dieu n’existe pas », c’est bien sûr un acte religieux.

    S’il n’y a pas de signe religieux dans cette salle, est-ce neutre ? Si j’apposais un signe de croix sur le mur, pour chacun ce serait un acte religieux. Si quelqu’un l’enlevait, ce serait tout autant un acte religieux. Si l’on croit en Dieu ou si l’on n’y croit pas, c’est un acte religieux. Ainsi, lors d’un débat entre l’archevêque Nichols et Richard Dawkins, ce dernier a déclaré : « je ne peux pas dire que Dieu n’existe pas, je ne suis pas sûr, je crois qu’il n’existe pas ». Cela constitue donc une prise de position religieuse.

    Cette question soulevée par le concept de neutralité dans le temps présent est assez cruciale dans certaines régions d’Europe en raison de tendances sécularistes où l’on essaie d’évacuer la religion de l’espace public. Cela soulève la question de l’impartialité mais, d’autre part, cela semble infaisable parce que la religion revient. L’Europe est une exception dans ce sens que le pourcentage de croyants dans le monde augmente, de même que le nombre de vocations, à l’exception de l’Europe. Avec des réalités très différentes d’un pays à l’autre d’ailleurs.

    Ainsi, 65% de Français se déclarent catholiques mais seule une toute petite minorité pratique ;la République Tchèquevient elle en tête des pays déchristianisés ;la Suèdeest un pays très sécularisé où la religion n’exerce pas d’influence sur la vie publique et pourtant la plupart des gens sont baptisés et fréquentent l’église luthérienne aux grands moments de la vie, mais cela n’a aucun retentissement dans l’espace public. La religion est par nature est un acte public, appelé à une dimension sociale, et quand on essaie de l’enfermer dans l’espace privé, cela pose problème. Il suffit de voir ce qui se passe avec l’Islam.

    Lorsqu’on évoque cela avec des fonctionnaires européens dans le cadre de la politique extérieure, ils reconnaissent que, quand on ignore ce qu’est la religion, on ne peut rien comprendre par exemple à ce qui se passe en Egypte. Il faut donc avoir des notions religieuses. On doit aussi savoir ce dont il s’agit quand on évoque les persécutions religieuses si l’on veut défendre les droits de l’homme.

    La religion comme facteur fondamental de la création de l’espace public

    La religion continue de jouer un rôle important dans nos sociétés. On le voit bien avec cette notion de « laïcité positive ». Le concept ancien de laïcité ne cadre pas avec la situation actuelle.

    Il suffit d’évoquer les musulmans qui occupent la rue pour y prier. On constate aussi que, dans le ministère des affaires étrangères français, on a créé un « pôle religions ». Les Français poussent à considérer la religion comme un facteur important dans la politique. D’autre part, il y a cet article 17 dans le traité de l’UE qui, pour la 1ère fois, a mentionné la religion et les Eglises, dans un contexte de dialogue avec l’Union. Ainsi, les institutions sont obligées par l’UE d’être en dialogue avec les Eglises. Il est donc contradictoire de vouloir expulser la religion de l’espace public et, d’autre part, essayer d’organiser un dialogue entre les institutions et les religions. On peut évoquer, à titre anecdotique, ces débats àla Cour des droits de l’homme à Strasbourg concernant l’interdiction des signes religieux.

    Pourtant, sur les drapeaux de l’Europe, la croix est très présente au point qu’on avait songé à la mettre sur le drapeau européen ! Même chose pour l’euro : chaque pays pouvait introduire ses symboles mais il était interdit d’y faire figurer des symboles religieux (sauf le pape pour l’euro au Vatican). Or, sur la monnaie slovaque, on a quand même fait figurer la double croix, après avoir consulté la population par un referendum à ce sujet ; à Bruxelles, on  priait pourtant les diplomates slovaques de changer cela en catimini.

    Et en Grande-Bretagne, comment dissocier la reine comme tête de l’Eglise (anglicane en Angleterre, presbytérienne en Ecosse !) de la reine comme tête de l’Etat ? Faut-il également supprimer la mention FD (« fidei defensor ») ? Et en Belgique ? La religion joue un rôle important au fondement de cet état au point que plus ce pays se sécularise plus il se fragilise parce que ce qui réunissait les Belges, c’était la religion. Beaucoup de questions comme on le voit...

    Si on regarde la réalité contemporaine, il faut dire que cette problématique provient aussi d’une réflexion « in abstracto », d’une pensée déconnectée du réel où l’on élabore des concepts détachés de l’histoire, en oubliant qui nous sommes.

    L’exemple de la question de la croix et de la première décision prise par un juge qui ne prenait pas en compte ce qui se passe en Italie est éloquent. Il faut tenir compte de la réalité concrète, de notre tradition, de nos coutumes, de notre histoire, de notre perception du monde. Ainsi, la croix est absente en France dans la vie publique mais elle est très présente en Italie. Il faut tenir compte des réalités culturelles et historiques pour ne pas organiser une révolution contre nous-mêmes. 

    « Siamo parte di te »

    Cette problématique est également liée avec la présence de l’islam en Europe où deux options différentes se présentent pour les chrétiens : ou avec l’islam contre les sécularistes pour protéger la liberté religieuse, - mais, alors, il faudrait autoriser toutes les habitudes qui ne sont pas les  nôtres, même celles qui sont parfois contraires aux droits humains -, ou faire une alliance avec les sécularistes contre l’islam en acceptant de diminuer la présence religieuse dans l’espace public pour diminuer celle de l’islam - ce qui amène à renoncer à la présence de symboles religieux chrétiens simplement pour faire reculer l’islam.

    Ce sont de mauvaises réponses. Elles ne sont pas dignes de notre héritage. Elles ne considèrent pas la réalité de notre culture ou de notre histoire. La religion a créé notre culture avec tous ces éléments qui sont précieux pour les sécularistes : la liberté humaine, la dignité humaine, la différence entre l’état et la religion, etc.

    Si on prend la Charte des droits fondamentaux etla Convention des droits de l’homme européenne, lorsqu’on parle des valeurs, on évoque ce qui est nôtre, nos valeurs. Ce n’est pas dit ouvertement mais c’est très clair. Sans la chrétienté, les sécularistes ne professeraient pas ces valeurs.

    Beaucoup de personnes comprennent bien qu’il est très risqué de séparer ces valeurs de la réalité religieuse. Pour le séculariste, est-il égal de vivre à l’ombre des clochers ou à celle des minarets ? N’y aurait-il aucune différence ? On peut trouver la solution si on considère que la chrétienté est cet acteur qui a construit notre culture, notre civilisation, et ne peut pas être considéré comme un danger pour cette culture.

    Cela me fait penser à cette phrase qui m’a interpellé à Rome, lorsque je visitais le forum : « siamo parte di te ». Jean-Paul II a dit à Prague, cet endroit le plus sécularisé, en 1990 : « Remarquons combien serait appauvrie l’admirable beauté de cette ville à cent tours s’il y manquait la silhouette de la cathédrale et des milliers d’autres bijoux de la culture chrétienne. Combien serait appauvrie la vie spirituelle, morale et culturelle de cette nation si était exclu ou oublié ce qui était, est et sera inspiré par la foi chrétienne. Si l’on réussissait à vous rendre sourds et aveugles à ces valeurs, au Christ, à l’Eglise, à la Bible, vous deviendriez des étrangers dans votre propre culture.

    Vous perdriez la sensibilité et la clef pour comprendre de si nombreuses valeurs de la philosophie, de la littérature, de la musique, de l’architecture, des arts plastiques, et de tout le domaine de l’esprit de votre propre nation mais aussi de toute la tradition européenne. »  Siamo parte di te !

    Pour tous renseignements ou s'inscrire aux lunch-débats:

     tél. 04.344.10.89 ou info@ethiquesociale.org

     

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      (1) Monseigneur Piotr Mazurkiewicz est secrétaire général de la COMECE depuis  2008. Né en 1960, il a été ordonné prêtre en 1988 et incardiné dans l’archidiocèse de Varsovie. Il y est professeur à l'Université Cardinal Stefan Wyszynski (UKSW) où il occupe la Chaire d'Ethique politique et sociale du Département d'Etudes Historiques et sociales. Il est également membre du Conseil de la Recherche de l'Institut de Science politique de l'Académie des Sciences de Pologne, membre du Conseil d'Administration de la Société européenne de recherche en éthique « Societas Ethica ».

    Le Père Mazurkiewicz est spécialiste des questions européennes, de philosophie politique, de la doctrine sociale de l'Eglise et d'éthique politique et sociale. En 1996, il a soutenu une thèse de Doctorat sur le thème «l'Eglise dans une société ouverte. Débat sur la présence de l'Eglise dans la société polonaise durant la période de transformation» au sein du Département des Etudes ecclésiastiques, historiques et sociales de l'Académie de théologie catholique de Varsovie. En 2002, il a soutenu sa thèse d'habilitation sur «l'Européanisation de l'Europe. L'identité culturelle de l'Europe dans le contexte du processus d'intégration» à l'Institut d'Etudes politiques de l'Académie des Sciences de Pologne.

     (2) La Commission des Episcopats de la Communauté Européenne (COMECE)  est composée d'évêques délégués par les conférences épiscopales des Etats membres de l'Union européenne et possède un Secrétariat permanent à Bruxelles. Elle a pour objet :d’accompagner et analyser le processus politique de l’Union européenne ; d’informer et conscientiser l'Eglise sur les développements de la législation et des politiques européennes ; de maintenir un dialogue régulier avec les Institutions de l'Union (Commission européenne, Conseil de l'Union européenne et Parlement européen) à travers la rencontre annuelle des principaux responsables religieux, des Séminaires de Dialogue et de multiples conférences et en prenant part aux consultations organisées par la Commission européenne ; d’encourager la réflexion, basée sur l'enseignement social de l'Eglise, sur les défis posés par la construction d'une Europe unie.

    Dans les relations entretenues par l’Eglise catholique avec l’Union européenne, il convient de distinguer le rôle de la COMECE  de celui du Saint-Siège, lequel est un sujet souverain de droit international public et dispose, à ce titre, d’une Représentation permanente auprès de l’Union.

    (3) L’Union des Etudiants Catholiques de Liège est membre de l’asbl « Sursum Corda » vouée à la sauvegarde de l’église du Saint-Sacrement, aux activités de laquelle l' "Union" est étroitement liée.

    (4) S’agissant des relations entre  institutions européennes et Eglises, communautés associations religieuses ou organisations philosophiques, l’article 17 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne précise que : 

    - « L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Eglises et les associations ou communautés religieuses dans les Etats membres » ;

    -« L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles » ;

    -« Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Eglises et organisations ».

  • Réflexion faite

    DIEU EST-IL A L’IMAGE DE L’HOMME ?

    QUELQUES RÉFLEXIONS... 

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    « Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu. » Cette boutade du Sottisier (XXXII), qui ne la connaît ? Ce serait toutefois faire preuve de beaucoup de légèreté, et d’ignorance, que de s’en tenir à un mot d’esprit en cette matière, qui mérite un peu plus d’attention.

    Certes, dans tout ce qui nous est dit de Dieu, les expressions ne manquent pas où il apparaît semblable à ce que nous sommes. L’est-il ? A-t-on le droit d’en parler de la sorte ?

    Pour avoir atteint à une conception assez pure de l’Etre, Parménide déjà en était arrivé à préconiser de n’en rien dire, sinon que « l’Etre est » ... 

    Que l’homme imagine Dieu à son aune, le peut-il éviter, dès lors que toute appréhension se fait selon le mode de celui qui appréhende ?

    Qu’il y ait danger d’abus à imaginer Dieu, la chose est indéniable, puisque le caractère sensible de l’image n’est pas directement compatible avec un être que les sens ne peuvent nullement percevoir.

    Qu’il faille donc user de prudence dans les représentations que nous nous faisons de Dieu, et particulièrement quand nous lui attribuons nos façons d’être, de penser et d’agir, cela va — ou devrait aller — de soi. 

    Qu’il soit possible de parler de Dieu en termes humains, à quelles conditions, en vertu de quoi, et dans quelle mesure, c’est ce que nous allons tâcher d’examiner. 

     Quand nous entendons l’Ecriture sainte évoquer les sentiments de Dieu, il nous faut toujours avoir à l’esprit que c’est en termes finis que nous est dit l’Infini. Qui viendrait à le perdre de vue s’exposerait aux plus graves méprises.

     « Dire de Dieu ce qu'il est nous est impossible. » (S. Jean Damascène, La Foi orth., 1, 4) Notre condition d’êtres finis ne nous permet d’avoir de l’Etre infini qu’une connaissance par négation de l’imperfection que nous décelons en nous, car Dieu seul peut avoir une connaissance positive de lui-même. Comprendre Dieu, en effet, cela suppose d’avoir en partage son immensité, ce qui revient à être lui. Même dans la vision, Dieu peut être saisi mais non pas compris. (Cf. S. Thomas, Comp. II, 9, 21.)

    Néanmoins, étant créés à l’image de Dieu et à sa ressemblance, nous avons reçu de lui comme une aptitude à accéder quelque peu aux manifestations de son être, par notre raison ; plus amplement aussi, par la révélation qu’il nous fait de lui-même. Il faut bien toutefois que ce soit en nos mots qu’il se révèle à nous, et nos mots ne s’appliquent jamais à lui que par analogie.

    L’analogie est le lien de proportion existant entre des réalités qui demeurent diverses  entre elles par leur essence (au point d’appartenir parfois à des ordres différents de l’être) : ce lien va légitimer le recours à une même appellation pour désigner ces réalités, sans aucunement les mettre sur le même pied. 

    C’est en s’appuyant sur ce principe d’analogie que les philosophes, même païens — un Aristote par exemple — ont pu élaborer comme une ébauche des perfections de Dieu. Ebauche minimale, car il s’agit ici d’une simple connaissance humaine formulée en termes humains.

    Dieu seul est en mesure d’enrichir cette ébauche, en se révélant à nous, comme il l’a fait progressivement, jusqu’à l’Avènement de son Verbe parmi nous.

    Le Verbe fait chair établit comme un pont entre l’infini de Dieu et le fini de l’homme : par sa nature divine, sa personne à la fois humaine et divine a de Dieu une connaissance parfaite ; mais pour nous en communiquer quelque chose que nous puissions entendre, c’est encore en langage humain qu’il traduit ce qu’il nous apprend de Dieu. Cette fois, il s’agit d’une connaissance divine, mais toujours formulée en termes humains.

    Alors, non content de nous parler de lui-même, du Père, et de l’Esprit, en nos termes, donc forcément analogiques, il s’est mis dans notre bouche, Verbe réel, en pleine vérité, et tout entier, sous les espèces du sacrement de l’Eucharistie.

    Ainsi ne peut-on entendre vraiment avec justesse le verbe de l’Ecriture que par la vertu de cette Présence réelle du Verbe agissant en nous. 

    Confirmée par l’ordonnance même de la liturgie de la messe — où ce n’est pas par hasard que l’un puis l’autre verbe nous sont donnés — cette considération devrait nous remplir à la fois de modestie, de défiance pour nous-mêmes, et de retenue, quand nous ouvrons la bouche pour parler de Dieu. 

    Remarquons que la traduction du divin en langage humain, même quand elle est faite par le Christ-Dieu, ne comble pas le fossé entre l’Infini et le fini : le pont établi par le Christ (Pontifex) enjambe le fossé, mais ne le comble pas.

    Prenons le vocable de Père attribué à Dieu : bien que ce terme soit en rapport certain avec la paternité désignée par ce mot ici bas, « la définition de ce qui est dit de la créature n’est pas la définition de ce qui est dit de Dieu. » (S. Thomas, Comp. I, 27) Saint Albert le Grand dit quelque part que Dieu contient « noyé dans l’infini » le principe de nos définitions. 

     

    Ne nous étonnons pas non plus de rencontrer dans l’Ecriture, et principalement dans l’Ancien Testament, bon nombre d’expressions nettement anthropomorphiques. Il serait puéril d’imaginer que l’écrivain sacré les ait entendues au sens propre. « Quand l’Ecriture parle du bras de Dieu, le sens littéral n’est pas qu’il y aurait en Dieu un membre corporel de cette sorte, mais bien ce qui est signifié par ce membre, à savoir sa puissance opérative. » (S. Thomas, S. Th. 1, q. 1, art. 10, 3).

     Dans les cas de cette sorte, il est évident qu’on se trouve devant ce que les exégètes appellent le sens littéral métaphorique (cf., par exemple, s. Thomas, Sur l’ép. aux Gal., 4e leçon, 7). Et qu’on ne vienne pas prétendre qu’il s’agit là d’une invention de l’Eglise pour sauver la crédibilité de la Bible : comment donc les rédacteurs de l’Ancien Testament — inspirés par Dieu — auraient-ils pu entendre au sens propre ces expressions, alors que par ailleurs ils se montrent constamment si jaloux d’interdire toute représentation de Dieu ? Nous ne croyons pas que le Cygne de Cambrai  et l’Aigle de Meaux soient de vrais oiseaux ; ne croyons pas non plus que les autres le croient ! 

     Dieu entre-t-il donc en colère contre l’homme, pour rester courroucé jusqu’à ce que le sacrifice du Christ l’apaise ?

     Laissons répondre saint Augustin : « Quand on dit de Dieu qu’il change de volonté, qu’il entre en fureur, par exemple, contre ceux qu’il regardait avec complaisance, ce sont les hommes qui changent et non Dieu, et ce n’est que par leur souffrance qu’ils le trouvent changé. » (La Cité de Dieu, 22, 2, trad. L. Moreau.)

    Dieu est en effet immuable.

    Et il est un. Si l’on distingue à juste titre, en raison même du fonctionnement de l’intelligence humaine, plusieurs perfections divines, « il est manifeste que toutes ces perfections en Dieu sont tout un quant à la réalité. » (S. Thomas, Comp. I, 22) Cela se déduit incontestablement de l’une de ces perfections mêmes : la simplicité

    Miséricorde et justice, amour et courroux, et ainsi des autres, sont les termes humains qu’à la suite de l’Ecriture nous attribuons, par analogie, à l’unique perfection de Dieu.

    Comme le disaient les Anciens, le même soleil, sans cesser de dispenser ses rayons bienfaisants, fait fondre la cire et durcir la boue. Si notre cœur est de bonne cire, l’amour de Dieu le fera fondre en lui : voilà la miséricorde ; s’il est de boue, il s’endurcira au contraire, et d’autant plus que ce même amour divin le pénétrera davantage : voilà la justice.

    S. Augustin le dit encore d’une autre manière « L’épreuve est un feu : te trouve-t-il or ? il évacue tes scories ; te trouve-t-il paille ? il te transforme en cendre. (Serm. 81, 7)

    Etant donc exposé au feu de l’amour que Dieu lui porte, l’homme peut sans doute appeler cet amour « colère » en ce sens que son rayonnement détruit en lui tout le mal qui le ronge. Mais c’est amoureusement.

    Que le pécheur prenne donc bien garde de s’identifier à son mal. Par une sincère pénitence, qu’il s’en remette plutôt au Christ, qui, chargé de tous nos maux, s’est approché de ce feu d’amour pour qu’en lui soit détruit tout péché. Et comme c’est bien réellement qu’il a porté nos péchés, c’est bien réellement aussi qu’en sa chair, son cœur et son âme, il en a souffert la destruction, au feu de cet amour du Père, à cause de nous.

    Sans la contrition, notre mal resterait nous, et ce serait nous alors qui brûlerions, dans l’Amour, mais non pas d’amour, ce qui nous serait insupportable, pour notre malheur éternel.

    Puisque le Christ a fait déjà tout le chemin pour nous conduire au bonheur éternel, ne le suivrons-nous pas, « par sa Passion et par sa Croix, jusqu’en la gloire de sa Résurrection » ?

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    J.-B. T.