À LA NATIVITÉ PAR L’ANGÉLUS
Trois fois le jour, l’appel de l’angélus nous convie à la Nativité du Christ. Non seulement à la célébration de sa naissance dans le temps de notre histoire, mais aussi à l’accomplissement de sa naissance en nous-mêmes.
La Sainte Vierge y est notre modèle, et la demande que nous lui adressons par la prière des Ave reçoit réponse assurément, de manière à nous conformer efficacement à elle, si nous la prions avec cœur.
Cette simple prière renferme, comme nous allons le voir, un enseignement substantiel et sûr de vie spirituelle ; la place qui revient à Marie dans l’œuvre de notre salut y est indiquée par la sainte Ecriture, dont sont extraites en effet les trois invocations qui la composent.
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ANGELUS DÓMINI NUNTIÁVIT MARÍÆ,
ET CONCÉPIT DE SPÍRITU SANCTO.
« L’Ange du Seigneur a porté l’annonce à Marie,
et elle a conçu du Saint-Esprit. »
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AVE MARÍA... ― « Je vous salue, Marie... »
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Le Seigneur envoie son Ange. On se rappellera par ce premier verset que l’initiative de « ce qui est bon » vient indubitablement de Dieu. Ainsi en fut-il dès les origines : « Au commencement, Dieu... » (Gn, 1, 1) Tout bien procède de lui, et s’il nous arrive d’y coopérer, ce ne peut se faire qu’en vertu de sa grâce : sous sa motion, puis par elle. C’est Dieu qui nous a aimés en premier (Cf. 1 Jn 4, 10 [Vulg.]).
Cette coopération, Dieu la veut : il associe en effet à l’œuvre maîtresse qu’est l’Incarnation une Fille des hommes, à laquelle il confie une place déterminante dans le mystère : le Christ, Verbe fait chair, l’Enfant de la crèche, sera « l’os de ses os et la chair de sa chair » (cf. Gn 2, 23).
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La volonté divine se fait connaître à elle non point directement, mais par l’intermédiaire d’une créature : l’Ange. Dieu peut certes communiquer directement avec l’âme de ses fidèles, mais dès avant qu’il ne vienne habiter parmi nous, il montre qu’il entend s’exprimer par la voix de ministres qu’il prépose à cette fin.
Cette caractéristique s’observe à plusieurs reprises au moment charnière de l’histoire du salut : annonce à Zacharie (Lc 1, 11), à saint Joseph (Mt 1, 20), aux bergers de Bethléem (Lc 2, 9)... Elle était déjà de règle sous l’ancienne Alliance, où Dieu parle « par les prophètes » (Credo), et aux jours de la manifestation du Messie, quand « il nous a parlé par son Fils qu’il a établi héritier de toutes choses » (Hb 1, 2). Puis, ce même Fils donne mission à ses Apôtres et à leurs successeurs de parler en son Nom : « Celui qui vous écoute m’écoute ; celui qui vous rejette me rejette ; et celui qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé. » (Lc 10, 16)
Si la Vierge choisie pour être Mère de Dieu écoute humblement l’Ange, qui sommes-nous donc, nous, pour prétendre avoir accès aux desseins du Très-Haut sans écouter ceux qu’il a établis « princes sur toute la terre » (Ps 44 [45], 17, texte que la Liturgie applique aux Apôtres Pierre et Paul et à leurs successeurs) ? Qui sommes-nous pour répandre exégèses, prêches et thèses hors de l’approbation de ceux qui ont reçu de lui mission de gouverner son troupeau ?
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Or, si le Seigneur a voulu que le Christ vînt au monde par Marie, c’est aussi par Marie qu’il viendra en nos cœurs : le Saint-Esprit a manifesté où va sa prédilection.
La Vierge Marie est unique. Pas seulement l’unique qui puisse donner naissance au Christ ; mais, puisqu’elle est le pont par lequel la Divinité est entrée dans notre humanité, elle est pareillement le seul passage par lequel notre humanité puisse rejoindre la Divinité.
Le Christ est le seul Médiateur : il l’est en qualité d’unique « Pontife des biens à venir » (He 9, 11). Or le Pontife (Ponti-fex) est celui qui « fait un pont ». Sans Pontife, point de pont : le Pontife est donc le Médiateur. Mais sa médiation même, c’est le pont qu’il fait. Voilà pourquoi le pont participe de son titre de Médiateur, sans être pour autant un autre médiateur. Il n’y a pas deux médiateurs. Marie est Médiatrice parce qu’elle est le Pont que ‘fait’ le Verbe-Pontife, par le choix qu’il fait d’elle en son Incarnation.
La Médiatrice n’est pas juxtaposée au Médiateur comme le sont deux termes d’un binôme. La Mère du Christ et le Christ sont bien entendu deux personnes distinctes, mais il ne s’ensuit pas que la médiation de la Mère vienne se surajouter à la médiation du Fils : elle en est indissociable, tout de même que le titre de « Mère de Dieu » qui lui revient (Concile d’Ephèse) est inhérent à celui de « Verbe fait chair » porté par son Fils.
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Semblablement, le rôle de la Vierge Marie focalise notre foi sur l’action du Saint-Esprit : « et elle a conçu du Saint-Esprit. »
Tout ce que fait Marie, elle le fait par le Saint-Esprit : sans doute est-elle dite bienheureuse d’avoir porté et nourri le Christ, mais Notre-Seigneur précise que c’est d’abord pour avoir écouté la parole de Dieu, et l’avoir gardée (cf. Lc 11, 27-28). Ce qu’avait du reste déjà proclamé sa cousine, Elisabeth : « Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur » (Lc 1, 45).
Notre Noël, sa maternité selon la chair, est le fruit de sa parfaite docilité à l’Esprit. Au temps de la Création, « l’Esprit de Dieu planait au-dessus des eaux » (Gn 1, 2) ; au temps de l’Incarnation l’Esprit Saint vient sur Marie, la Puissance du Très-Haut la prend sous son ombre (cf. Lc 1, 35). Noël est le couronnement de sa docilité à l’Esprit.
Une telle docilité une fois posée, toute action de Marie est action de l’Esprit : rien d’étonnant dès lors que l’Eglise reconnaisse en elle les traits ce cette action de l’Esprit. Le Christ lui-même associe intimement sa Mère au rôle du Saint-Esprit : « Je ne vous laisserai pas orphelins » (Jn 14, 18), dit-il à ses disciples, leur annonçant le don de l’Esprit après son retour au Père ; et au moment de mourir sur la Croix : « ...il dit au disciple : ‘Voici ta mère’ » (Jn 19, 27). Parce que par sa docilité elle est pleine de l’Esprit-Saint, elle remplit auprès de nous ce même et unique rôle, qui reste bien celui de l’Esprit.
L’Esprit est le « Conseiller », elle est la « Mère du Bon Conseil » ; l’Esprit est le « Consolateur par excellence », elle, la « Consolatrice des affligés » ; lui, le « Défenseur », elle le « Secours des chrétiens ». Il « emplit de la grâce d’en-haut », elle est « Mère de la grâce divine » ; il « répand l’amour dans les cœurs », elle est la « Mère du bel amour » ; il « affermit les infirmités de notre corps », elle est le « Salut des infirmes », et ainsi de suite... Bref, tout ce qu’il accomplit, elle le met en œuvre, parce qu’elle est tout à lui. On ne peut trouver l’Esprit sans Marie, ni Marie sans l’Esprit. En tout cela, c’est l’Esprit qui opère, et toujours il opère par Marie. Tel est son choix.
Si nous voulons que l’Esprit forme en nous le Christ, imitons la docilité de la Sainte Vierge, et demandons-lui de l’enfanter en nos cœurs. Noël historique, Noël liturgique, Noël à notre intime.
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ECCE ANCÍLLA DÓMINI,
FIAT MIHI SECÚNDUM VERBUM TUUM.
« Voici la servante du Seigneur,
qu’il me soit fait selon votre parole. »
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AVE MARÍA... ― « Je vous salue, Marie... »
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L’initiative vient de Dieu, mais Dieu veut associer réellement l’homme à son action : il ne force donc pas son assentiment, mais attend qu’il soit volontairement et librement consenti. La fête de Noël vient consacrer l’ouverture de la nouvelle Alliance ; or il ne peut y avoir alliance sans l’accord des parties. Le Testament aussi, si l’on se réfère à ce terme, ne devient effectif que par l’acceptation du légataire.
Cela n’implique néanmoins en aucune façon l’égale condition des parties. La Vierge en a bien conscience, qui se déclare « servante du Seigneur ».
Tirons-en une nécessaire mise au point pour notre mentalité ambiante, fille de toutes les émancipations : le maître mot qui veut s’imposer à chacun est qu’on revendique son droit à disposer de soi-même. Outre que pareil slogan nous livre à toutes les tyrannies bien au contraire de nous libérer ― à commencer par la nôtre propre ―, il fausse surtout la perception de notre rapport à Dieu.
« Comme les yeux de l’esclave vers la main de son maître, comme les yeux de la servante vers la main de sa maîtresse, nos yeux sont levés vers le Seigneur notre Dieu » (Ps 122 [123], 2) ; « Voici la servante du Seigneur » (Lc 1, 38) : l’Ancien Testament et le Nouveau sont bien en harmonie. La dignité de fils adoptifs que nous offre notre Créateur, le beau titre de Père qu’il nous invite à lui donner, toute la tendresse dont il ne cesse de nous combler ne peuvent que nous faire rejeter avec horreur les manières de copinage dans nos relations avec lui ; davantage encore quelque revendication que ce soit. « Donne-moi la part qui me revient » (Lc 15, 12) : c’est ce que disait le fils prodigue à son père... au moment de sa perte !
« Vous m’appelez ‘Maître’ et ‘Seigneur’, et vous avez raison, car vraiment je le suis » (Jn 13, 13). Le Christ lui-même prie son Père à genoux : « S’étant mis à genoux, il priait en disant : ‘Père...’ » (Lc 22, 41-42). Saint Etienne (Ac 7, 60), saint Paul (Ac 20, 36) adoptent cette même attitude. Sainte Thérèse d’Avila, intime de Dieu s’il en est, ne se lasse pas de le nommer « sa Majesté ».
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En plus de ce profond respect pour le Seigneur, la réponse de la Vierge nous apprend la disponibilité : « Qu’il me soit fait ». Elle ne prend pas les rênes, elle laisse Dieu agir en elle. Cette disponibilité n’a rien d’un paresseux et présomptueux quiétisme : verset 38 du chapitre 1 en saint Luc : « Alors l’Ange la quitta. » ; verset 39 : « Marie se mit en route et se rendit avec empressement vers la région montagneuse. » Tout ce qu’il faut faire, elle le fait, promptement ; mais c’est la volonté du Seigneur qu’elle accomplit, jamais la sienne propre.
Les vrais contemplatifs sont très actifs, à cette précision près, que leur activité est celle de Dieu en eux. La même sainte Thérèse nous en est un exemple. Un chrétien plein de soi-même fait à rebours endosser à Dieu ses gesticulations personnelles qui n’ont rien de divin, répandant ainsi le scandale et contrecarrant l’œuvre du Salut.
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Enfin, c’est en respectant en pleine confiance la voie par lui choisie pour lui faire connaître sa volonté, que Notre-Dame se reconnaît au service du Seigneur, et accepte tout de lui. Car, remarquons-le bien, répondant à l’Ange elle ne dit pas : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ‘sa’ parole » mais « selon ‘votre’ parole ».
Peut-être sommes nous prêts, quant à nous, à obéir à Dieu, mais nous renâclons à exécuter sa volonté sur la parole de ceux qu’il nous envoie...
Si nous voulons que le Christ naisse en nous, et réaliser ainsi le Noël de notre être, il nous faut nous abandonner entièrement à ce que le Seigneur attend de nous ; mais, chaque fois que nous nous soustrayons à l’humble obéissance aux messagers par lesquels il s’adresse à nous, nous risquons immanquablement de suivre notre propre volonté croyant suivre la sienne, tenant ainsi en échec tous ses desseins sur nous.
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ET VERBUM CARO FACTUM EST,
ET HABITÁVIT IN NOBIS.
« Et le Verbe s’est fait chair,
et il a habité parmi nous. »
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AVE MARÍA... ― « Je vous salue, Marie... »
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Dans la réponse de la Vierge « qu’il me soit fait », le ‘il’ était impersonnel ; ici, le verbe reste le même, mais le sujet devient personnel par excellence : le Verbe de Dieu.
Pour que Dieu naisse en nous bien réellement, il faut aussi que notre réponse à son appel reste indéterminée, de manière que la détermination devienne sienne et ne soit pas nôtre. Nous ne pouvons par nous-mêmes produire du divin : si nous lui laissons la place, Dieu le produit en nous. « Le Puissant fit pour moi des merveilles » (Lc 1, 49). Tout le Magnificat chante l’action du Seigneur. L’âme de Marie ― et la nôtre quand elle le met sur nos lèvres ― se contente d’exalter le Seigneur et d’exulter en Dieu, son Sauveur.
Alors peut se produire le mystère le plus inconcevable : le Verbe se fait chair. Et l’Incarnation de la Personne divine dans le sein de Marie se prolonge dans l’Eglise et dans chacun de ses membres qui répète après elle, à son exemple et grâce à son intercession son fiat, par l’Esprit-Saint. Ainsi se forme le Corps mystique du Christ. « En ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et moi en vous » (Jn 14, 20).
Comme notre vie changerait si nous prenions vraiment conscience que nous sommes des « théophores », des « porteurs de Dieu » ! Il nous arriverait alors ce que l’Alléluia chantera admirablement du vieillard Siméon, quand prendra fin le temps de Noël : « Le vieillard portait l’Enfant, mais c’est l’Enfant qui conduisait le vieillard » (Liturgie du 2 février).
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« Et habitavit in nobis. » Le grec signifie littéralement « et il a planté sa tente en nous. » Il s’installe, comme on prend possession d’un territoire. Pour un Oriental, planter sa tente, c’est marquer un lieu de son empreinte.
Le verbe latin rend la même idée. Habitare ‘habiter’ dérive de habere « avoir », « posséder » ; il s’agit de la forme fréquentative (suffixe -itare), ‘avoir à répétition, continuellement’. Cette intronisation dans nos cœurs ne doit donc pas être seulement un événement ponctuel, sans lendemain. Le Christ vient habiter en nous, c’est-à-dire, y être de manière ‘habituelle’ (autre dérivé du même radical).
La triple répétition journalière de l’Angélus, matin, midi et soir, offre, à qui le veut, d’actualiser cette présence du Christ. Ainsi pourra-t-on dire avec l’Apôtre : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Alors, Jésus simplement figuré dans la crèche deviendra bien réel dans un cœur de chair.
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Sa présence s’opère de trois manières : tout d’abord par la grâce de Dieu qui veut nous donner les moyens de notre sanctification avant même que nous y soyons pour quelque chose ; ensuite, par la demande de secours que nous lui adressons par l’intercession de Marie, que nous associons à cette demande ; enfin, par la mise en conformité de notre vie avec la volonté du Père : car on ne peut répéter sincèrement ces mots : « qu’il me soit fait selon votre parole », et en même temps continuer à s’endurcir dans des comportements qui lui sont contraires.
Le verset final et l’oraison qui clôturent l’Angélus en résument toute la doctrine. Puisse cette vénérable dévotion nous acheminer peu à peu à transformer en Noël notre vie !
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ORA PRO NOBIS, SANCTA DEI GENETRIX,
UT DIGNI EFFICIÁMUR PROMISSIÓNIBUS CHRISTI.
« Priez pour nous, sainte Mère de Dieu,
afin que nous soyons rendus dignes des promesses du Christ. »
ORÉMUS. ― GRÁTIAM TUAM, QUǼSUMUS, DÓMINE, MÉNTIBUS NOSTRIS INFÚNDE : UT QUI, ANGELO NUNTIÁNTE, CHRISTI FÍLII TUI INCARNATIÓNEM COGNÓVIMUS ; PER PASSIÓNEM EIUS ET CRUCEM AD RESURRECTIÓNIS GLÓRIAM PERDUCÁMUR. PER EÚNDEM CHRISTUM DÓMINUM NOSTRUM. AMEN.
« Prions. ― Répandez, s’il vous plaît, Seigneur, votre grâce en nos cœurs, afin qu’ayant connu par l’annonce de l’Ange, l’Incarnation du Christ, votre Fils, nous soyons conduits par sa passion et par sa croix jusqu’à la gloire de sa résurrection. Par le même Christ, notre Seigneur. Amen. »
Jean-Baptiste Thibaux