QUAND DIEU SE MANIFESTE
Le 8 janvier dernier, plus de deux cents fidèles se sont réunis à l’église du Saint-Sacrement à Liège pour la Solennité de l’Épiphanie célébrée selon le missel de 1962 par M. l’abbé Jean-Pierre Herman, chapelain aux sanctuaires de Beauraing. Celui ci était assisté par M. l’abbé Claude Germeau (officiant comme diacre) et le Frère Jérémie-Marie de l’Eucharistie (comme sous-diacre).
Tant la procession à la crèche que la messe ont bénéficié du concours remarquable de la Capella Verviensis (dir. et orgue : Jean-Michel Allepaerts) qui a interprété la messe à quatre voix mixtes « O Magnum Mysterium » de Tomas-Luis da Vittoria (1518-1611) et six chorals ou motets anciens pour le temps de Noël. Le propre grégorien de la messe était assuré par la Schola du Saint-Sacrement.
Dans sa prédication, l’abbé Herman a rappelé les origines de cette fête et plaidé vigoureusement pour une nouvelle prise de conscience de sa signification. Voici la transcription de cette homélie :
Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs,
Le dessein de Dieu n’a pas été seulement de descendre sur terre mais d’y être connu. Non seulement de naître mais de se faire connaître. De fait, c’est en vue de cette connaissance que nous avons cette célébration de l’Épiphanie, ce grand jour de la « manifestation ». Ainsi s’exprime saint Bernard dans l’incipit de son premier sermon sur l’Épiphanie. « Manifestation » : telle est la signification de l’Épiphanie, ce mot à la racine grecque : Ἐπιφάνεια (Epiphaneia). Le Seigneur se manifeste à tous les peuples.
Les origines de la fête
Si nous considérons ce mot de « manifestation », nous devons reconnaître qu’il est bien plus général voire même bien plus vague que la seule visite des mages à la crèche. Recourant à l’histoire de la liturgie, nous verrons que ce terme d’ « Épiphanie », lequel cède parfois aussi le pas à celui de « Théophanie », c'est-à-dire manifestation de Dieu, a recouvert diverses réalités.
Les trois premiers siècles de l’Église, plus particulièrement le deuxième et le troisième -car le premier n’a vu que la célébration pascale- avaient une seule et même fête pour célébrer la « manifestation du Seigneur » et, à l’intérieur de cette manifestation se célébraient à la fois l’Incarnation (la naissance du Seigneur), sa visite par les mages, le baptême par Jean dans le Jourdain et le premier miracle à Cana en Galilée.
Avec les hérésies qui niaient la maternité divine de la Vierge Marie et le concile d’Éphèse (325) qui a voulu définir celle-ci, ou du moins condamner ceux qui la niaient, on a accordé une plus grande importance à l’Incarnation du Christ Fils de Dieu et, petit à petit, ce jour du 25 décembre, qui jusque là était simplement celui de la commémoration du martyre de sainte Anastasie, a commencé à devenir un jour important dans l’année liturgique : le jour de la célébration de la Nativité. Et c’est douze jours plus tard qu’on célèbre alors la fête des « saintes théophanies » qui contenaient toujours en elles la visite des mages, le baptême par Jean dans l’eau du Jourdain et la première manifestation du Seigneur comme Messie, à Cana en Galilée.
L’Occident est généralement pédagogue dans son enseignement et dans sa liturgie. L’Orient est davantage mystique. C’est pourquoi, même si la fête de la Nativité s’est aussi imposée en Orient, on y a gardé, douze jours plus tard, cette fête des saintes théophanies, de ces « manifestations du Seigneur », en un seul jour. L’Occident, par contre, a voulu morceler, une fois encore par souci pédagogique, en trois célébrations distinctes la visite par les mages, le baptême dans le Jourdain et les Noces de Cana. Mais deux traces de l’unité primitive de la célébration sont restées jusqu’en 1962 : la première est tout simplement que les offices du baptême du Seigneur et de l’Épiphanie sont, à quelques différences près, exactement les mêmes et la seconde trace c’est que les antiennes de laudes et de vêpres de ces offices font mention des trois théophanies. « Aujourd’hui, nous dit l’antienne du Benedictus à Laudes, l’Église est rejointe par son Époux céleste. Dans le Jourdain le Christ a lavé les péchés, les Mages se hâtent vers le royal Époux avec leurs présents et les convives se réjouissent grâce à l’eau qui est changée en vin. Ce jour saint est illuminé par trois mystères. Aujourd’hui, l’Étoile a conduit les mages à la crèche, à la mangeoire. Aujourd’hui l’eau des noces a été changée en vin. Aujourd’hui, le Christ est baptisé par Jean dans le Jourdain pour nous sauver. Alleluia. ».
Sa signification
Bien sûr, dans notre Occident, nous avons cette fête de la visite des mages, ces hommes qui, tout joyeux de voir l’Étoile qui se pose -comme nous dit l’Évangile- au dessus de la maison où se trouve l’Enfant, le regardent, l’admirent, l’adorent et lui remettent les présents d’or, de myrrhe et d’encens. Mais, au-delà d’une évocation historique, au-delà d’une explication fut-elle théologique de cette fête de la Manifestation, que peut signifier pour le monde en général, le monde dans toute son histoire et en particulier pour le monde d’aujourd’hui, cette manifestation du Seigneur ? Autrement dit, par rapport à la commémoration de la Nativité du Seigneur, de sa venue dans la chair, que peut bien signifier son Épiphanie, sa Manifestation à tous les peuples ? Il est important de le comprendre. Très souvent nous préparons Noël avec beaucoup de frénésie et, une fois la fête passée, alors nous n’avons plus envie de célébrer encore ces fêtes qui suivent la Nativité et elles passent un petit peu inaperçues comme des suppléments au calendrier, que l’Église célèbre mais sans grand concours de fidèles. Et pourtant, Incarnation et Manifestation nous montrent ensemble la véritable nature du Dieu qu’adorent les chrétiens.
Pour une nouvelle prise de conscience
C’est peut-être une nouvelle prise de conscience que nous avons à faire aujourd’hui : celle de la spécificité du Dieu des chrétiens par rapport à toutes les idoles que nous présente la société. Car n’y a-t-il pas, très souvent aujourd’hui, une tendance à dire que toutes les religions se valent, que chacune adore son dieu mais que de toute manière c’est toujours le même Dieu qui est adoré ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas respecter les autres ou ne pas leur permettre de croire à leur manière, mais nous devons toujours tenir à la spécificité de notre propre Foi et souhaiter que les autres, un jour, viennent à la vraie Foi, qui est dans le Christ.
Le professeur Rémi Brague, voici deux ans, a publié un essai intéressant, dont voici le titre : « Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres ». Dans le premier chapitre de ce livre, il développe trois idées reçues couramment dans la société d’aujourd’hui, pour les décortiquer et les infirmer.
On nous parle en effet aujourd’hui de l’islam, du judaïsme et de la foi chrétienne comme des trois religions d’Abraham, des trois religions du Livre et des trois monothéismes.
Rémi Brague, dans une excellente réflexion, nous montre que l’association de ce qu’on appelle les trois monothéismes n’est finalement qu’une vue superficielle, que le Dieu des chrétiens, le Dieu des juifs et le Dieu des musulmans sont extrêmement différents l’un de l’autre, que la perception de Dieu est extrêmement différente, que le concept même placé derrière le mot « Dieu » dans les trois religions diffère grandement.
Il en va de même lorsqu’on parle des trois religions d’Abraham. Si Abraham est le fondateur de la race pour le judaïsme, il est aussi celui qui est à l’origine de la race pour les musulmans, mais dans une moindre fonction puisqu’à leur sens la révélation y vient bien plus tard, tandis que dans la foi chrétienne avec l’incarnation du Fils de Dieu nous inaugurons la plénitude de la révélation, une ère nouvelle : Israël ne peut plus être limité dans le temps et dans l’espace mais il sera l’humanité toute entière sauvée par le Christ.
Et puis, il y a cette qualification de religions du Livre. En réalité, le rapport au Livre dans les trois religions est lui aussi extrêmement différent. Le judaïsme, religion du peuple avant la destruction du Temple et sa dispersion, est devenu la religion d’un écrit permettant à tous les juifs du monde de se retrouver sur un point commun alors que pour les chrétiens, le Livre -la bible et l’évangile, l’ancienne et la nouvelle alliance- est simplement un moyen de connaître la Révélation, un moyen d’y accéder mais une fois que nous l’avons découvert, nous devons aller plus loin, tandis que pour l’islam le Livre est tout, le Livre est presque en adéquation avec Dieu qui lui parle à travers le Livre et c’est pourquoi, dit Rémi Brague, il n’y a qu’une seule religion du Livre : c’est l’islam. Car, le judaïsme est une religion du peuple et la foi chrétienne qu’est-ce qu’elle est ? Eh bien, alors nous venons à l’essentiel de ce que nous célébrons aujourd’hui : elle est la religion de la Personne.
Le Dieu des Chrétiens
Le Dieu que nous adorons n’est pas un Dieu lointain, un Dieu qui se déconnecte de notre nature humaine. Il n’est pas quelqu’un dont la révélation est toute entière contenue à l’intérieur d’un livre, un livre dont nous ne pourrions plus sortir. Il n’est pas non plus uniquement celui qui a appelé Abraham car sa révélation s’est poursuivie. Notre Dieu est personnel, notre Dieu se préoccupe de chacun d’entre nous et, mieux, notre Dieu est venu parmi nous pour que nous puissions le connaître, pour que nous puissions aller à Lui et pour que le chemin de la Vie Éternelle, bloqué, fermé par le péché de nos premiers parents puisse enfin être rouvert et qu’un jour nous venions vivre avec Lui. Saint Athanase nous dit ceci : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu ». Et cela, aucune des grandes ou des petites religions de l’humanité n’a été capable de le dire. Le Dieu que nous adorons est un Dieu personnel, le Dieu que nous adorons a envoyé son Fils pour nous sauver.
À partir de là, nous découvrons les deux caractéristiques principales de la Révélation en Jésus-Christ :
La Révélation, c’est tout d’abord l’Incarnation. Il était de coutume à l’Épiphanie, autrefois, de chanter après l’évangile (c’était le diacre qui le faisait) ce que l’on appelait le « Noveritis ». C’était une espèce de litanie qui commençait par ces mots : « Désormais, vous saurez que… » et l’on annonçait alors les fêtes mobiles de l’année, le mercredi des cendres, le vendredi saint, pâques, l’ascension, la pentecôte, pour bien montrer que ces fêtes de l’Incarnation n’allaient pas simplement être des commémorations mais qu’elles allaient inaugurer une nouvelle histoire de Dieu avec son peuple. Dieu s’est fait homme en Jésus-Christ et, par là, il a vécu notre condition humaine, dans ses moindres recoins, dans ses joies et dans ses peines et aussi dans la plus grande des douleurs et des ignominies, la mort de la croix, pour en triompher dans la résurrection.
Et puis, il y a cette Révélation aux mages. L’évangile nous parle de mages venus d’Orient. On ne nous dit pas combien ils étaient. Des représentations médiévales ont voulu, justement, qu’on montre trois mages à la crèche : un de chacune des races qui étaient connues à l’époque, et, par là, signifier que le salut apporté par le Christ n’est pas seulement pour un peuple réduit dans le temps ou dans l’espace, qu’il n’est pas pour quelques personnes choisies, mais qu’il est un salut qui s’adresse à l’humanité toute entière. « La gloire du Seigneur notre Dieu s’est révélée aujourd’hui pour le salut de tous les hommes » nous a dit l’une des lectures des messes de Noël. Et dès lors -le Saint-Père ne cesse de nous le répéter- le christianisme a une vocation universelle, il s’adresse à tout l’homme, à l’homme tout entier.
Nous ne sommes pas comme les Romains ou les Grecs païens, qui adoraient des statues, sans que cela comporte un impact particulier sur leur vie personnelle. Nous ne sommes pas non plus des gens de sectes qui pensons que seul un tout petit nombre peut être sauvé parce qu’il est choisi par Dieu et que le reste sera damné. Nous voulons que le salut apporté par le Christ s’étende à l’humanité toute entière, mais, pour cela, nous ne devons pas être naïfs et penser que ceux qui ne se préoccupent pas du Fils de Dieu incarné, que ceux qui négligent l’évangile ou le rejettent, doivent avoir part automatiquement au salut. Nous le souhaitons, nous prions pour eux, nous prions surtout pour qu’un jour ils viennent, eux aussi, au Christ et que, à travers son Église, ils puissent Le reconnaître pour vivre un jour avec Lui.
Lorsque nous avons compris tout cela, mes frères, nous pouvons seulement faire une chose : comme les mages, nous incliner devant la crèche, nous réjouir de voir l’Étoile qui se pose au dessus de la maison où se trouve l’Enfant, dont la Révélation qui nous est faite à travers l’évangile et le commentaire qu’en fait l’Église. Nous regardons cet Enfant et sa Mère et, à ce moment-là, nous nous prosternons pour l’adorer. Nous ne lui offrirons pas l’or, l’encens et la myrrhe mais nous lui offrirons nos personnes, nos personnes dans cette Église qui est son Corps sur la terre et qui veut, avec des hauts et des bas, l’incarner aujourd’hui. Et les présents que nous allons lui offrir dans peu de temps, ce seront, tout simplement le pain et le vin de l’offertoire pour qu’Il nous les rende dans le mystère de son Sacrifice et que nous puissions en vivre.
Pour conclure
Écoutons, si vous le voulez bien pour terminer, cette conclusion du sermon pour l’Épiphanie du pape saint Léon le Grand (Ve siècle), où celui-ci, finalement, résume tout ce que nous venons de dire : « reconnaissons donc, frères bien aimés, dans les mages adorateurs du Christ, les prémices de notre vocation et de notre foi. Célébrons, l’âme débordante de joie, les débuts de notre bienheureuse Espérance. Car, dès ce moment, nous commençons à entrer dans l’héritage éternel. Dès ce moment, les secrets des Écritures qui nous parlent du Christ se sont ouverts pour nous. La Vérité, que les Juifs dans leur aveuglement, n’ont pas acceptée, a étendu sa Lumière à toutes les nations. Honorons donc ce jour très saint où est apparu l’Auteur de notre salut. Celui que les mages ont vénéré enfant dans son berceau, nous, adorons-le tout-puissant dans le Ciel. Et tout comme ils ont offert au Seigneur, de leurs trésors, des dons à valeur symbolique, tirons, nous aussi, de nos cœurs, des présents dignes de Dieu » Ainsi soit-il.
Commentaires
Sur le sujet, j’aime cette réflexion "trouvée" sur le blog "Le temps d'y penser" :
(…)
"Que peut donc signifier : « Avoir le même dieu ? » A-t-on un dieu ? Le possède-t-on ? Fait-il partie de notre identité, et rien d’autre ? Est-il un attribut qui nous définit, comme une nation – qu’on peut choisir – ou une famille – qu’on peut quitter ? Notre Dieu est-il contenu tout entier dans la chrétienté ?
"Non, nous "n’avons pas" de Dieu. Car une telle appropriation, en l’intériorisant, rend d’emblée possible l’existence d’autres possessions. J’ai un Dieu chrétien. Tu as un Dieu musulman. Au fond, à chacun son dieu et le monde vivra en paix. Et, depuis l’avènement des monothéismes, cette assertion n’est bien entendu plus acceptable. Le dieu n’est pas le drapeau d’une nation, d’une cité, d’un peuple ou d’une civilisation. Et c’est là que les choses se corsent. Car le monothéisme implique qu’on ne possède plus un dieu, auquel on se soumet, on se consacre plus qu’au dieu de la cité ennemie, auquel on croit également mais qu’on rejette. Le monothéisme invalide de fait l’existence d’autres dieux. Si on croit en son dieu, on ne peut plus croire en l’existence d’un autre. Impossible de valider la vérité d’en face sans mettre en danNon, la foi en Dieu implique aussi sa définition : Dieu ne se définit-il pas d’abord par ce qu’Il nous dit ? Par la relation qu’il instaure avec nous ? Dès lors que ces définitions divergent, alors on ne parle plus de la même chose. Entre un Dieu qui noue une alliance avec l’homme, un Dieu qui exige sa soumission et un Dieu qui meurt pour lui et lui demande de l’appeler Père, n’y a-t-il qu’une différence de façade?
"Nouvelle pirouette, donc : nous croyons au même dieu, mais pas de la même façon. Dieu s’est révélé différemment à chacun. Mais au final, c’est le Même qui nous parle. Croire en Dieu suppose donc seulement de croire en son existence ? Toute foi en un principe créateur, surnaturel serait équivalente ? Nous aurions donc le même dieu que les Francs-Maçons ? Que Rousseau ? Dieu, le Grand architecte… même combat ? Au fond du fond, nous achèterions le même produit, malgré une offre commerciale différente, comme ces paquets de lessive fabriqués par la même holding ? Nous aurions tous accès au même réseau malgré des services un tantinet personnalisés – nous chrétiens bénéficiant d’une offre triple-play difficile à expliquer pour les non-initiés ? Autrement dit, le simple accord arithmétique sur le nombre de dieux existant suffit-il à définir la foi en Dieu ? Celle-ci est-elle du même ordre que, par exemple, l’existence du Père Noël ?
Non, la foi en Dieu implique aussi sa définition : Dieu ne se définit-il pas d’abord par ce qu’Il nous dit ? Par la relation qu’il instaure avec nous ? Dès lors que ces définitions divergent, alors on ne parle plus de la même chose. Entre un Dieu qui noue une alliance avec l’homme, un Dieu qui exige sa soumission et un Dieu qui meurt pour lui et lui demande de l’appeler Père, n’y a-t-il qu’une différence de façade?
(…)
"Affirmer que nous n’avons pas le même Dieu mais qu’il n’en existe qu’Un n’implique pas un manque de respect pour nos frères qui ne partagent pas notre Foi, suggérant une attitude condescendante du style « Nous n’avons pas les mêmes valeurs. » C’est, seulement et avant tout, respecter le Dieu auquel nous croyons.
"Pour provoquer un peu, oui, tous les hommes ont le même Dieu. Le Dieu trinitaire des chrétiens. Mais tous n’en ont pas encore conscience"
Grand "merci" pour votre envoi. Je garde cette belle homélie pour la relire. J'ignorais ces magnifiques explications si importantes pour approfondir encore notre Foi et peut-être en informer d'autres...