Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Eglise du Saint-Sacrement à Liège - Page 126

  • Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): "Un passant, Simon de Cyrène"

     mag_98-page-001 (2).jpg

     UN PASSANT, SIMON DE CYRENE

    5. Simon of Cyrene carries the cross .jpg

     (Mc 15, 21 ; cf. Mt 27, 32 et Lc 23, 26)

    « Et ils réquisitionnent, pour porter sa croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs » (Mc 15, 21).

    Heureux passant que celui-là ! A-t-il pris conscience du bonheur qu’il recevait en partage ? Peut-être pas sur le moment.

    Car il « revenait des champs », et le paysan ne revient pas des champs, qu’il n’ait d’abord épuisé toute la force qu’il sait devoir à sa dure journée de labeur. Il était encore tôt ; ne se sentait-il donc pas bien ce jour-là ? allez savoir...

    On le réquisitionne manu militari : sans doute aura-t-il pesté d’être passé par là.

    A moins qu’il fût justement revenu plus tôt des champs pour être là et voir passer Jésus, comme autrefois Zachée ? Là non plus, nous ne savons pas.

    Qu’il ait au moins entendu parler, comme tout le monde, de cet homme à l’étonnante audience, et de tant de miracles accomplis, c’est probable ; qu’il ait déjà pour lors été de ses disciples l’est beaucoup moins : les évangélistes n’en auraient pas fait mystère, et le ton même du verset ne laisse rien entendre de tel. Il revenait des champs, c’est tout.

    Il passe, regarde curieux ou avec compassion, il ne nous appartient pas d’en connaître, et le voilà réquisitionné. Réquisitionné par qui ? Par l’officier de la troupe, qui voyait bien que l’homme dont il avait la garde, épuisé par la flagellation subie, allait mourir avant même d’arriver au lieu du Calvaire.

    Par l’officier, vraiment ? Il n’est rien dans la Passion du Fils qui n’ait accompli le dessein du Père (cf. Jn 19, 28-30), et si chaque acteur y participe avec ses choix, sa volonté et sa responsabilité, la vraie signification de sa contribution au Sacrifice du Christ le dépasse entièrement, comme l’évangéliste le souligne explicitement, par exemple, dans le cas de la prophétie énoncée en aveugle par Caïphe : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. » (Jn 11, 50 ; cf. 49-52).

    C’était pur hasard pour l’officier de choisir ce Simon : tout au plus aura-t-il jaugé d’un coup d’œil à sa carrure que le bonhomme ferait l’affaire. S’il avait pu savoir, il se serait réservé à lui-même cette grâce. Seulement voilà, on ne décide pas de sa grâce. Il assurait son service, mais il ne savait pas lequel.

    Simon n’avait aucune idée, non plus, qu’il était né, lui, pour cette heure : il serait le premier après le Christ, et à sa suite, à embrasser la Croix, en notre nom à tous. Mais de cela, il n’avait nulle conscience : il n’était alors qu’un pauvre homme, obéissant, et l’on ne sait dans quelles dispositions, à l’ordre qu’on lui intimait.

    Nous nous imaginons volontiers qu’il est plus méritoire d’offrir de notre propre mouvement à Dieu un sacrifice librement choisi, que d’accepter simplement, mais de bon cœur, une épreuve qui s’impose à nous, sans qu’il nous soit possible d’y échapper. C’est bien à tort : les saints enseignent en effet tout le contraire. L’amour que nous portons à Dieu se traduit avant tout dans l’obéissance, qui suppose l’amoureuse acceptation de tout ce qu’il permet qu’il nous arrive ; les initiatives personnelles, fussent-elles héroïques, sont quant à elles souvent entachées d’amour-propre.

    Saint Jérôme à ce propos n’omet pas de rattacher le nom de Simon à la racine hébraïque qui signifie « obéir ». Nous ne savons qu’une chose de sa conduite : c’est qu’il a obéi. Il n’avait pas le choix ? ... Et alors ? Là n’est pas la question, mais qu’il l’ait fait, et s’il l’a fait amoureusement.

    Au-delà de l’officier en service commandé, c’est donc le Père qui réquisitionna Simon pour nous représenter en devenant un autre Christ à la suite du Christ. « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24).

    « Sa » croix. Car, ainsi que le remarque justement saint Ambroise, la croix sur laquelle le Christ est monté n’est pas sienne, mais bien nôtre (cf. Exp. év. selon s. Luc, 10, 107). Isaïe l’avait prophétisé : « En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé » (Is 53, 4).

    Le Christ nous sauve, mais vient toujours pour cela le moment où il nous invite à nous conformer à lui, car c’est ainsi que nous deviendrons agréables au Père. Pour la dernière portion du chemin vers le Calvaire, la croix, qui avait été assumée par Jésus, est remise sur les épaules de Simon. L’homme ne peut être sauvé s’il n’est incorporé à la Personne du Christ.

    Les Pères (s. Hilaire, s. Ambroise, s. Jérôme, s. Augustin, s. Léon...) confirment en effet ce qui ressort du sens obvie des Synoptiques : ils s’accordent à considérer que Simon était seul à porter alors la croix, derrière le Christ, qui en fut à ce moment entièrement déchargé. « O admirable échange ! » Non pas, comme on le voit représenté sur la plupart de nos chemins de croix, un Simon portant l’extrémité de la poutre, mais un Simon fait Christ, totalement, à la suite du Christ.

    Il est dit de Simon, qu’il était père d’Alexandre et de Rufus. Comme dans l’écriteau placé par Pilate sur la croix, « rédigé en hébreu, en grec et en latin » (Jn 19, 20), on peut y voir un signe de l’universalité du Salut qui, des Juifs, s’étend au monde entier, alors gréco-romain. La coïncidence est à tout le moins frappante, que ce Juif au nom juif ait donné à l’un de ses fils un nom grec, à l’autre, un nom latin.

    Nous avons reconnu ne rien savoir des dispositions intérieures de Simon au moment où il fut chargé de la croix du Sauveur. Mais, que l’évangéliste Marc le désigne à ses lecteurs par ces simples mots « le père d'Alexandre et de Rufus » donne à penser que ses deux fils étaient bien connus de la communauté chrétienne, et, qui plus est, probablement à Rome (on admet généralement, avec la tradition, que le deuxième évangile y aurait été écrit.)

    Sans permettre bien sûr de les identifier aux deux personnages cités respectivement dans les Actes (19, 33-34) et dans l’Epître aux Romains (16, 13), cela semble tout au moins indiquer qu’ils ont pu être de ceux qui portèrent la Bonne Nouvelle au loin. Et par où leur serait venue cette grâce, sinon par leur bienheureux père, qui n’était pas homme à philosopher à la manière des gens de l’Aréopage (cf. Ac 17, 16-32), lui qui a tout simplement « pris ‘sa’ croix » et suivi Jésus. Le Sauveur aura fait le reste. C’est là tout le secret du Salut et de la transmission de l’Evangile.

    Le Seigneur est le premier à porter la croix. Il nous montre l’exemple, puis il nous la remet, comme il fit à Simon.

    On en trouve l’explication chez saint Paul : « Ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Eglise » (Col 1, 24).

    La Traduction officielle liturgique de la Bible rend là avec finesse et justesse ce que la plupart des traductions françaises antérieures proposent, il faut bien le dire, d’assez maladroit : « Ce qui manque aux épreuves du Christ... »

    Elles s’empressent heureusement de rectifier en note l’expression défectueuse. Ainsi la Bible de Jérusalem : « ... Paul ne prétend certes pas ajouter quoi que ce soit à la valeur proprement rédemptrice de la Croix, à laquelle rien ne saurait manquer [ah !] ; mais il s’associe aux ‘épreuves’ de Jésus, c’est-à-dire à ses tribulations apostoliques. » Cette note de l’édition de 1961 est remaniée (diluée ?) dans l’édition de 2000, qui remplace aussi dans le texte le mot « épreuves » par « tribulations » : « Col ne dit pas que [le] Christ n’a pas accompli tout ce qu’il avait à accomplir (1 19-20, 22 ; 2 9-10, 13-14 ; 3 1) ni qu’il n’a pas assez souffert, pour que l’Apôtre doive porter à leur achèvement les souffrances rédemptrices pour l’Eglise : car alors la médiation du Christ ne serait pas parfaite, et l’épître ne cesse de dire le contraire. Ce que Paul doit mener à terme, c’est son propre itinéraire apostolique, qu’il nomme « tribulations du Christ en ma chair » et qui reproduit celui du Christ, dans sa manière de vivre et de souffrir par et pour l’annonce de l’Evangile et pour l’Eglise. »

    Les traducteurs-annotateurs font bien de rappeler que la rédemption est parfaite dans le Christ ; la suite de la justification sent plutôt son casuiste, et ne rend pas compte, à notre avis, de ce que dit clairement saint Paul : combien plus limpide et préférable comme explication nous semble la note que voici, commentant Ph 1, 20 (éd. 1961) : « Le chrétien, uni physiquement au Christ par le baptême et l’eucharistie, lui appartient par son corps même, cf. 1 Co 6 15 ; 10 17, 12 12s, 27 ; Ga 2 20 ; Ep 5 30. C’est pourquoi la vie de ce corps, ses souffrances, et jusqu’à sa mort, deviennent mystiquement celles du Christ habitant en lui. » Plus aucune trace hélas de cette note, pourtant si éclairante, dans l’édition du millénaire !

    Voilà ce dont Simon de Cyrène était la préfiguration, voilà ce dont il a pu recueillir la grâce, non point encore « par le baptême et l’eucharistie », mais par la désignation voulue du Père, qui fit de lui l’homme qu’était physiquement l’instant d’avant le Sauveur, ployant sous le poids de la croix.

    Non certes, il ne manque rien à la Passion du Christ. Mais c’est bien réellement, et pas par métaphore, que le Christ a fait de l’Eglise, et de chacun de ses membres, son véritable corps mystique. Si la Passion du Christ est parfaite, elle l’est, inséparablement, à la fois dans le chef et dans les membres : lui et eux ne font qu’un, dès lors que ceux-ci agissent bien « par lui, avec lui et en lui » (Canon de la Messe).

    « Ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair », ce ne sont pas « mes » épreuves que je viendrais ajouter à celles du Christ ; l’Apôtre le dit expressément : ce sont « les épreuves du Christ » « dans ma propre chair ».

    Nous ne sommes chrétiens, nous ne sommes sauvés que pour autant que nous ne formions qu’un avec le Christ, Jésus crucifié : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20) ; « A vos yeux, Jésus-Christ a été présenté crucifié » (Ga 3, 1) ; « Je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus-Christ, et celui-ci crucifié » (1 Co 2, 2).

    Alors, même s’il nous en coûte (et c’est bien naturel ― « que ce calice passe loin de moi ! » ―), ne voyons pas d’un œil chagrin (« ... cependant, non pas comme moi je veux... ») d’être crucifiés par les malveillances, les épreuves, la maladie, la sénescence, la mort. Nous le savons et nous le croyons : c’est « par sa Passion et par la Croix que nous serons conduits jusqu’à la gloire de la Résurrection » (oraison de l’Angélus). Sa Passion et la nôtre n’en sont qu’une, sa Croix est la nôtre : et l’aboutissement de ce chemin, c’est la Résurrection.

    « Si nous sommes morts avec lui,

    avec lui nous vivrons.

    Si nous supportons l’épreuve,

    avec lui nous régnerons. »

    (2 Tm 2, 11-12)

    Prions toutefois que la motivation profonde de notre cœur soit l’amour de Jésus, plus encore que cette promesse d’accéder à sa Résurrection ; le désir d’être avec lui, là où il est, dans l’état où il est, pour répondre à l’appel de son Cœur : « Je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi » (Jn 17, 24). Car le désir même de ressusciter ne consiste-t-il pas justement à vouloir demeurer avec lui à jamais, auprès du Père, dans leur Esprit commun ? D’où la fin du verset : « ...que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Ibid.)

    L’Apôtre le chante admirablement :

    « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ?

    la détresse ? l’angoisse ? la persécution ?

    la faim ? le dénuement ?

    le danger ? le glaive ?

    ...

    En effet, il est écrit :

    C’est pour toi qu’on nous massacre sans arrêt,

    qu’on nous traite en brebis d’abattoir.

    Mais, en tout cela

    nous sommes les grands vainqueurs

    grâce à celui qui nous a aimés.

    J’en ai la certitude :

    ni la mort ni la vie,

    ni les anges ni les Principautés,

    ni le présent ni l’avenir,

    ni les Puissances,

    ni les hauteurs, ni les abîmes,

    ni aucune autre créature,

    rien ne pourra

    nous séparer de l'amour de Dieu

    qui est

    dans le Christ Jésus notre Seigneur. »

    (Rm 8, 35-39)

    Etre avec lui, là où il est, dans l’état où il est, tel est aussi le désir de la bien-aimée du Cantique des Cantiques :

    « Raconte-moi, bien-aimé de mon âme,

    où tu mènes paître tes brebis,

    où tu reposes aux heures de midi,

    que je n’aille plus m’égarer

    vers les troupeaux de tes compagnons. »

    (Ct 1, 6 [Vulgate])

    Aux heures de midi, le Bien-aimé de mon âme « reposait » sur la Croix. De midi à trois heures. C’est là qu’il me mène paître, sa brebis, sur le midi, lui que je contemple, mon Sauveur sur la Croix (cf. s. Bernard, Serm. sur le Cant., 43, 4) ; là où il repose du vrai repos, puisque ses souffrances engloutissent souverainement le péché qui est la seule inquiétude décisive.

    C’est là qu’il me prend sur son cœur.

    (Cf. Is 40, 11).

    Il y a donc tout lieu de porter une sainte envie à ce Simon, quelles que soient pourtant les répugnances de notre nature à partager son sort. Si nous avons à souffrir, demandons la grâce de nous réjouir de recevoir, en cela même, ce privilège d’être, comme lui, désignés volontaires pour porter la Croix. Car nous sommes bien sûrs à ce moment, si nous l’acceptons de tout cœur, d’agir in persona Christi, et de voir se réaliser ainsi en nous le plein et fructueux achèvement des prémices notre baptême.

    Jean-Baptiste  Thibaux

    augversfr@yahoo.fr

  • Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016):"Un océan de lumière"

    mag_98-page-001 (2).jpg

    UN OCEAN DE LUMIERE

    Chora_Anastasis%20Istanbul%20CC.jpg

    Trop longtemps, pour des raisons politiques et culturelles, la théologie des Pères grecs a été méconnue et négligée par l’Eglise latine. Il faut attendre 1942 (!) pour que soient exhumés du grenier catholique les trésors de la patrologie grecque. C’est à l’initiative des pères jésuites français (Henri de Lubac, Jean Daniélou et Claude Mondésert) que paraît le premier volume de la série Sources chrétiennes ; chaque ouvrage propose en vis-à-vis le texte original et sa traduction française, accompagnée d’un appareil critique imposant. Signe du déficit accumulé : dix-neuf des vingt premiers titres publiés puisent dans les trésors de la patrologie grecque. Ce retard se confirme dans la durée, puisque que sur les cent premiers ouvrages parus, 80 % ont un père grec pour auteur.

    Mais il ne suffit pas de publier les pères grecs, il faut encore les lire, les commenter, les transmettre d’une culture à l’autre. Ce fut le rôle de Vladimir Lossky. Né en 1903 en Allemagne, il passe sa jeunesse à Saint-Pétersbourg. Poussé à l’exil en 1922, il séjourne deux ans à Prague, puis s’installe à Paris en 1924. Il y passera le reste de sa vie.

    À la Sorbonne, il se familiarise avec la philosophie thomiste et l’histoire du Moyen Âge sous l’égide des maîtres de l’époque (Etienne Gilson, Ferdinand Lot). Il entreprend une thèse sur Maître Eckhart (Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, 1ère éd., Vrin, Paris, 1960 ; 3e éd., 1998). Ses œuvres majeures restent son admirable Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient (1944, réédité au Cerf en 2005, malheureusement épuisé), À l’image et à la ressemblance de Dieu (rééd. Cerf, 2006) et Théologie dogmatique (rééd. Cerf, 2006). Ce dernier ouvrage est composé de notes des cours que Vladimir Lossky dispensa à Paris entre 1954 et sa mort prématurée en 1958.

    Extraites de ce dernier ouvrage (pp. 147 à 157), nous proposons ici quelques méditations d’une grande profondeur et d’une singulière fraîcheur sur la Rédemption et la fête de Pâques.

    Pierre-René Mélon 

    L’amour divin poursuit toujours le même accomplissement : la déification des hommes et, par eux, de tout l’univers. Mais la chute [originelle] exige un changement, non dans le but de Dieu, mais dans ses moyens, dans la « pédagogie » divine. Le péché a détruit le plan primitif, celui d’une montée directe de l’homme vers Dieu. Une cassure catastrophique s’est ouverte dans le cosmos ; il faut guérir cette blessure et récapituler l’histoire manquée de l’homme pour un nouveau commencement : telles sont les fins de la rédemption. [...]

    Le Béni est devenu malédiction

    « Il nous a fallu que Dieu s’incarne et meure pour que nous revivions[1] », écrit saint Grégoire de Nazianze. Et saint Athanase souligne que ce n’est pas parce que Dieu est né qu’Il est mort, mais c’est pour mourir qu’Il est né[2]. La fatalité de la mort, en effet, ne s’enracinait pas dans la nature humaine du Christ ; mais sa naissance humaine elle-même introduisait déjà dans sa personne divine un élément qui pouvait devenir mortel. L’Incarnation suscite comme un « espacement » entre le Père et le Fils, un vide qui permet la libre soumission du Verbe fait chair, le lieu spirituel de la rédemption. Par la déréliction, par la malédiction, une personne innocente assume tout le péché, se « substitue » à ceux qui sont justement condamnés et subit pour eux la mort. « Voici l’Agneau de Dieu qui prend sur lui le péché du monde » (Jn 1, 29), dit saint Jean Baptiste, répétant Isaïe[3]. Toute la tradition sacrificielle d’Israël, depuis le sacrifice d’Isaac remplacé par un bélier, culmine ici. Et toute la typologie de la captivité, toute l’attente de la libération d’un « reste » s’accomplit aussi. Saint Paul peut écrire : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi en devenant Lui-même malédiction pour nous » (Ga 3, 13) [...] 

    L’hameçon divin

    La malédiction de la mort n’a jamais été vindicte de Dieu. C’était la punition d’un Père aimant, non l’obtuse colère d’un tyran. Son caractère était éducatif et réparateur. Elle empêchait la parpétuation d’une vie dissociée, l’installation insouciante dans une condition contre-nature. Non seulement elle mettait une limite à la décomposition de notre nature, mais, par l’angoisse de la finitude, aidait l’homme à prendre conscience de sa condition pour se tourner vers Dieu. De même, la volonté injuste de Satan ne pouvait-elle s’exercer que par la permission juste de Dieu. L’arbitraire de Satan était non seulement limité par la volonté divine, mais aussi utilisé par elle, comme nous le voyons dans le cas de Job.

    Ainsi, ni la mort ni la domination de Satan n’ont-elles jamais été purement négatives. Elles étaient déjà signes et moyens de l’amour divin.

    Mais, au moment de la rédemption, les puissances démoniaques sont dépossédées et un changement intervient dans les relations entre l’homme et Dieu. Dieu, pourrait-on dire, modifie sa pédagogie : Il enlève à Satan le droit de dominer l’humanité ; le péché est évacué, la domination du Malin s’effondre. Le mot « rachat » acquiert donc ici un autre sens : celui d’une dette remboursée au démon, comme le souligne la littérature patristique des premiers siècles. Dieu a donné un pouvoir au démon, puis le lui retire, pour avoir transgressé ses droits en assaillant un innocent. Irénée, Origène, Grégoire de Nysse montrent comment Satan, voulant mettre en son pouvoir le seul être sur lequel il n’en avait aucun, est justement dépossédé. Certains Pères, Grégoire de Nysse surtout, proposent le symbole d’une ruse divine : sur l’hameçon de sa divinité, l’humanité du Christ est l’appât ; le diable se jette sur la proie, mais l’hameçon le transperce : il ne peut avaler Dieu et meurt[4].

    Le cosmos réconcilié

    Dette payée à Dieu, dette payée au diable : deux images qui n’ont de valeur qu’ensemble, pour cerner l’acte, en son fond incompréhensible, par lequel le Christ nous a rendu la dignité des fils de Dieu. Une théologie appauvrie par le rationalisme, et qui recule devant ces images des Pères, perd nécessairement la perspective cosmologique de l’œuvre du Christ. Au contraire, nous devons élargir notre sens de la rédemption. Car ce ne sont pas seulement les démons mais aussi les anges qui sont relativement dépossédés : dans le Second Adam, Dieu lui-même s’unit directement à l’humanité, la faisant participer à son infinie supériorité sur les anges. La rédemption est une réalité grandiose qui s’étend à l’ensemble du cosmos, visible ou non. « Le jugement du jugement » réconcilie le cosmos déchu avec Dieu : Dieu sur la croix tend les bras à l’humanité. Comme l’écrit saint Grégoire de Nazianze : « Quelques gouttes de sang reconstituent l’univers entier[5]. » [...]

    « Cur Deus homo ? »[6] Pourquoi Dieu s’est-il fait homme ? Non seulement à cause de nos péchés, mais pour notre sanctification, pour introduire tous les moments de notre vie déchue dans la vraie vie, celle qui ne connaît jamais la mort. Par la résurrection du Christ, la vie totale est insérée pour le vivifier dans l’arbre sec de l’humanité.

    L’œuvre du Christ représente donc une réalité physique, on doit même dire biologique. Sur la croix, la mort s’est engloutie dans la vie. En Christ, la mort entre dans la dignité et s’y consume, car « elle n’y trouve pas de place ». La rédemption signifie donc la lutte de la vie contre la mort et le triomphe de la vie. L’humanité du Christ constitue les prémices de la création nouvelle ; par elle une force de vie s’introduit dans le cosmos pour le ressusciter et le transfigurer dans la destruction finale de la mort. Depuis l’Incarnation et la Résurrection, la mort est énervée, n’est plus absolue. Tout converge vers la restauration intégrale de tout ce qui est détruit par la mort, vers l’embrasement de tout le cosmos par la gloire de Dieu devenant tout en tous, sans exclure de cette plénitude la liberté de chaque personne devant la conscience plénière de sa misère que lui communiquera la lumière divine.

    La mort sanctifiée

    Il faut donc compléter l’image juridique de la rédemption par une image sacrificielle. La rédemption est aussi le sacrifice où le Christ, suivant l’épître aux Hébreux, apparaît comme le sacrificateur éternel, le grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech qui achève au ciel ce qu’il a commencé sur la terre. La mort sur la croix est la Pâque de la Nouvelle Alliance, accomplissant en une réalité tout ce que symbolisait la pâque hébraïque. Car la libération de la mort et l’introduction de la nature humaine dans le royaume de Dieu réalisent le seul Exode véritable. Ce sacrifice représente certes une expiation, cet abandon de la volonté propre qu’Adam n’avait pas su consentir. Mais il représente surtout un sacrement, le sacrement par excellence, le libre don à Dieu, par le Christ, avec son humanité, des prémices de la création, l’accomplissement que devra compléter l’humanité nouvelle, de l’immense action sacramentelle dévolue d’abord à Adam : l’offrande du cosmos comme réceptacle à la grâce. La Résurrection opère un changement dans la nature déchue, ouvre une possibilité prodigieuse : celle de sanctifier la mort même ; désormais, la mort n’est plus une impasse, mais une porte sur le Royaume. La grâce nous est rendue, et, si nous la portons comme des « vases d’argile », comme des réceptacles encore mortels, notre fragilité recèle maintenant une force qui vainc la mort. La paisible assurance des martyrs, insensibles non seulement à la crainte mais à la douleur physique elle-même, prouve qu’une efficace conscience de la Résurrection est désormais possible au chrétien. [...]

    L’humanité, les bêtes, les plantes, les pierres... 

    Depuis la victoire du Christ sur la mort, la Résurrection est devenue loi universelle pour la création ; et non seulement pour l’humanité, mais pour les bêtes, les plantes et les pierres, pour le cosmos entier dont chacun de nous est la tête. Nous sommes baptisés dans la mort du Christ, ensevelis dans l’eau pour ressusciter avec Lui. Et pour l’âme lustrée dans l’eau baptismale des larmes et qu’embrase le feu du Saint-Esprit, la Résurrection n’est pas seulement espérance mais présente réalité ; la parousie commence dans les âmes des saints et saint Syméon le Nouveau Théologien peut écrire : « Sur ceux qui sont devenus enfants de cette lumière et fils du jour à venir, et qui peuvent marcher décemment dans la lumière, le Jour du Seigneur ne viendra jamais, car ils y sont déjà sans cesse et pour toujours[7]. » Un océan infini de lumière découle du corps ressuscité du Seigneur.

                                                                                                           Vladimir LOSSKY

    [1] Grégoire de Nazianze, Discours 45, 28 (PG 36, 661C).

    [2] Athanase d’Alexandrie, Sur l’incarnation du Verbe, Sources chrétiennes 199, 1973, p. 295-299.

    [3] Is, 53, 7.12.

    [4] Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, XXIV (éd. R. Winling, SC 453, 2000, p. 254).

    [5] Grégoire de Nazianze, Discours 45, 29 (PG 36, 664A).

    [6] Titre d’un traité de saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109).

    [7] Syméon le Nouveau Théologien (949-1022), Traité éthique, X, 132-135 (éd. J. Darrouzès, SC 129, 1967, p. 268).

  • Vérité et Espérance/Pâque nouvelle, n° 98 (1er trimestre 2016): "Le Ciel pour quoi faire?"

     mag_98-page-001 (2).jpg

    LE CIEL POUR QUOI FAIRE ?

    77211301_o.jpg 

    Les gens disent

    « Je suis sûr qu’il est au ciel ! » entend-on dire pour consoler ceux qui ont « perdu » un être cher. Et l’on chante aux funérailles : « In paradisum deducant te Angeli… »  Que les anges te conduisent au paradis. Oui, la perspective ultime du chrétien, c’est le ciel, le paradis. Mais qu’est-ce que ces notions recouvrent au juste ? Il nous faut un peu les dépoussiérer, pour les faire reluire de tous leurs feux.

    Quelle poussière ! On n’en voit plus l’au-delà; on n’entend plus prêcher sur l’au-delà, sur les fins dernières. Ce serait désuet, suranné, passé de mode, pas très raisonnable. A vrai dire, un au-delà d’où on ne voit personne revenir, c’est vraiment peu engageant, à se demander si c’est bien vrai qu’il y a quelque chose « de l’autre côté ». Ou est-ce que tout simplement tous les plombs ne sauteraient-ils pas et que l’on en serait réduit à retourner à la poussière, brûlés ou dans une bière ou un sarcophage (litt. un « mange-chair »). « Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris », disait-on jadis en imposant les cendres le mercredi des Cendres : Souviens-toi, homme, que tu es poussière et qu’en poussière tu retourneras… et pas plus ? « Oh ! mais nous continuerons à vivre dans la mémoire des autres, dans nos enfants, dans ce que nous avons réalisé …» croient certains. Oui, voire ! Et si nous mourons seuls au monde et que nous n’avons rien fait de durable, mais tout de même nous sommes usés, toujours à la tâche, une tâche éphémère… « Nous serons absorbés par le grand tout… », professent les panthéistes. Et où suis-je alors ? Si ce n’est pas qu’on veut nous faire croire que nous nous réincarnerons dans…euh ! vous avez le choix : plante, animal, autre homme, au moment même ou plus tard, selon les diverses doctrines… « En fait, nous n’en savons strictement rien ! » affirme-t-on, pour clore la discussion. Et la science ne m’éclaire en rien, là-dessus. Ni même le Dr. Moody (La vie après la vie), car justement les patients interrogés, qui avaient vécu une « décorporation », étaient bel et bien revenus à la vie normale, et ne pouvaient  rien dire de ce qu’il y a plus loin, au-delà de leur expérience.

    Ah ! Ces apparences, ce matérialisme ambiant et ce New Age nous jouent de vilains tours !

    Et nous

    Et puis il y a aussi notre imaginaire, nos associations d’idées qui ne plaident guère en faveur d’un au-delà attrayant. « Requiem aeternam… », chante-t-on. Je veux bien un peu me reposer, mais cela a des limites, tout de même, pour moi, qui suis un homme d’action. «R.I.P. » lit-on sur les tombes : cela doit devenir embêtant et triste, à la longue, car je suis un sportif et j’aime la confrontation… Nous sommes tellement habitués aux catégories de l’espace et du temps dans lesquelles nous vivons, qu’il nous est difficile d’en faire abstraction. Et si nous en faisons abstraction, cela devient vite de l’abstrait, de l’irréel, pour nous qui sommes des réalistes. Vraiment l’au-delà n’a pas la cote aujourd’hui, mais plutôt l’en deçà, notre monde ici, et cela c’est du concret. 

    Mais nous proclamons notre Credo et professons tout de même notre foi en un Créateur « invisibilium », de l’univers invisible. Cela nous dépasse, et nous avons besoin de la foi pour entrer dans une certaine compréhension de ces réalités-là.  

    Alors, où chercher des lumières pour notre foi? C’est bien simple, auprès de ceux qui ont reçu LA lumière, et pas chez les propagateurs de vagues croyances ou non-croyances. 

    Dieu se révèle 

    Lorsque Dieu nous a créés, le démon nous a volé le mode d’emploi de nous-mêmes. Alors Dieu, dans sa miséricorde, a amorcé la révélation de Lui-même, par des traditions et de bien patientes paroles de connaissance par la bouche les prophètes. Et des écrits ont circulé, car on ne voulait pas que se perde ce que l’on percevait bien venir de plus loin que de la personne des prophètes. Cette perception a conditionné l’acte de foi en Dieu, depuis un certain Abraham. Le Dieu de celui-ci est accepté comme digne de foi. Et de prophéties en prophéties, transmises de génération en génération, se reconstitue lentement le mode d’emploi de l’homme, y compris sa finalité. 

    L’Ancien Testament

    Dans l’Ancien Testament, la pensée sur l’immortalité de l’homme est très progressive, et l’horizon d’Abraham se borne encore à la survie de son clan : « Mon Seigneur Yahvé, que me donneras-tu ? Je m’en vais sans enfant. » Et après la mort, on écrivait « il fut réuni à ses pères » (Gn 25,8 ; 35,29 ; 49,29 ; Nb 31,2 ; Jg 2,10 ; 2R 22,20 ; Dn 14,1), ou il « repose » avec ses pères, pas plus. A nos yeux, la perspective est assez limitée et pas très réjouissante, ni porteuse d’espérance. Avec le livre de Job (5e s. av. J.-Chr.) l’horizon change déjà, mais reste ambigu : la conception reste encore celle du séjour des morts, du Shéol (Hadès, en grec), semblable à celui des mythologies grecques (10,21-22) ; mais Job déclare tout de même, et très solennellement, comme une belle éclaircie dans la brume : « Oh, je voudrais qu’on écrive mes paroles, qu’elles soient gavées en une inscription, avec le ciseau de fer et le stylet, sculptées dans le roc pour toujours ! Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon réveil, il me dressera près de lui, et de ma chair, je verrai Dieu. Celui que je verrai sera pour moi, celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger » (19,22-27).  Il s’amorce donc là une vision de l’au-delà vraiment pleine d’espérance, une conviction qui mûrira dans la prière et la méditation juives, jusque dans le livre de la Sagesse (+/- 50 av. J.-Chr), où les termes d’ «immortalité » ou d’«incorruptibilité » apparaissent, comme destinée ultime pour l’homme. On remarquera qu’on n’a pas attendu cette époque-là pour entourer d’un culte ou d’un rite l’ensevelissement de la dépouille mortelle, car cela remonte à des temps immémoriaux. Mais il ne s’agit pas de la dépouille quand on évoque l’immortalité, mais de l’homme tout entier dans son âme, le corps physique, matériel, étant considéré comme l’enveloppe provisoire.

    Le Nouveau Testament

    Enfin, c’est dans le Nouveau Testament que resplendit pour de bon la doctrine de l’immortalité et du ciel, confirmée par les divers aspects des termes employés par le Christ lui-même et par les apôtres.

    Déjà, quand le Seigneur annonce le royaume de Dieu, cela fleure déjà bon le ciel.

    Le pauvre Lazare de la parabole est « emporté par les anges dans le sein d’Abraham », lieu où « il est consolé » après sa vie de misère  (Lc 16,19-ss).

    Dans sa controverse avec les Sadducéens (qui ne croyaient pas à la résurrection), où ceux-ci, par dérision, invoquent le cas de la femme aux sept maris (Mt 22,23-ss), Jésus déclare qu’ils sont dans l’erreur, et qu’à la résurrection on est « comme des anges dans le ciel », et que Dieu, « ce n’est pas de morts, mais de vivants qu’il est le Dieu ».

    Dans la parabole des talents (Mt 25,14-ss), l’homme revenu de voyage déclare : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai, entre dans la joie de ton seigneur ». Quant au mauvais serviteur, il est jeté dans « les ténèbres, là seront les pleurs et les grincements de dents ». Ce sont les fins dernières, du ciel et de l’enfer.

    L’évangile de saint Jean est rempli de « la vie éternelle ». Et ainsi de suite, jusque dans l’Apocalypse on retrouve la trace du ciel 

    Je vous laisse le plaisir, de dresser la liste des termes qui désignent le ciel : banquet de noces, Jérusalem céleste, le Jour, l’acquisition du salut, Christ nous emmène avec Lui, resplendir comme le soleil, les noces de l’Agneau, etc.

    La vie de Dieu

    Mais ce qui fait quelquefois obstacle à une réelle espérance, c’est encore une certaine conception de Dieu. Notre catéchisme nous a peut-être trop habitué à considérer  Dieu seulement comme éternel, immuable (sans mouvement), impassible (sans passion), dans un ciel lointain et une lumière inaccessible, puisqu’Il est le Très-Haut, etc. Il est la cause première de tout, le « primum movens immobilis ». Cela nous semble passablement irréel, abstrait. Et cela peut engendrer chez nous un sentiment de déjà vu, déjà connu, qui ne nous touche plus guère. Théologiquement, tout cela peut être bien exact, mais cela n’épuise pas ce que l’on peut dire de Dieu. (On ne l’épuisera jamais !).  N’oublions pas que, dans la Bible, Dieu s’y révèle comme proche de nous, son peuple, et plein de vie. Souvenons-nous du Cantique des Cantiques, ce poème inspiré où Dieu est le bien-aimé, follement amoureux de son peuple, de notre âme, et fait tout pour nous attirer à Lui, nous, la bien-aimée. Et dans le Prologue de l’évangile de Jean nous lisons : « En Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes et la lumière brille dans les ténèbres…». C’est comme si nous entendions un même cantique, toujours aussi passionnant à méditer 

    Et Lui, la Vie, nous communique notre vie dans toutes ses dimensions (corps, âme et esprit), pour Lui ressembler, et pour nous permettre de répondre à son Amour par notre amour. «Car c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, tout comme l’ont dit certains de vos poètes : car de sa race aussi nous sommes » (Ac 17,28), dit saint Paul aux Athéniens. Certains Grecs avaient en effet déjà une vague intuition de notre création à l’image et à la ressemblance de Dieu.

    Pour nous, la vie équivaut à croissance, à évolution. De là le terme de « mouvement » utilisé par Paul. Mais notre être est limité, limites auxquelles nous nous heurtons quelquefois, tellement nous sommes avides de plus de vie, de mouvement et d’être.

    En Dieu, par contre, la vie est entièrement accomplie, elle est débordement de vie, elle est plénitude, et infinie plénitude encore bien. En Lui, tout est infini ; en nous, tout est limité : temps, espace, perception, sentiment, imagination, volonté, intelligence, amour… Mais nous pouvons grandir, évoluer, mûrir.

    Notre vraie vocation

    Et dans son Amour infini, Dieu a conçu notre vocation : devenir comme Lui. Il veut nous diviniser. Ainsi s’expliquent la Création, la Révélation, la Rédemption qui nous concernent tous, quelle que soit notre condition humaine dans ce bas monde.

    Pourrions-nous croire que, lors de notre mort, en sortant de l’espace et du temps auxquels nous sommes habitués jusqu’alors, nous serions comme figés dans l’état de notre dernière attitude, promis, bien sûr, après une purification au purgatoire, à la vision béatifique, mais passive, fixée une fois pour toutes ? Et notre élan vital, notre liberté, notre amour, resteraient-ils donc limités ?

    Il nous faut, nous semble-t-il, nous élever d’une conception statique de notre état futur, à une vision dynamique de l’au-delà. L’Ecriture va dans ce sens, ainsi que l’expérience de tant de saints et mystiques. Un simple exemple : sainte Thérèse de Lisieux ne disait-elle pas qu’elle passerait son ciel à faire du bien sur la terre. Sa mission ne ferait que commencer, pressentait-elle. Et comment sa « pluie de roses »  ne s’est-elle pas réalisée : avec des moyens et des ressources de délicatesse, d’amour et de générosité, inconcevables dans notre condition, mais décuplés, centuplés… !  (Là s’accomplit la parole «… sur beaucoup je t’établirai. », Mt 25,21.)  Sans parler de la Vierge Marie, qui d’humble servante du Seigneur sur terre, devient médiatrice de toute grâce et continue à veiller sur ses enfants, pour qu’ils suivent fidèlement le bon chemin montant. 

    Notons que le purgatoire, si nous devons y passer, est pour nous une évolution, un progrès post mortem, sans les contraintes de l’espace et du temps, incompréhensible dans notre état actuel. Nous pouvons en comprendre la nécessité, car devant l’immensité des perfections d’Amour de Dieu, comment nous sentir « à la hauteur » pour entrer dans le monde de Dieu, nous, pleins de péchés, nous qui n’avions en vue que de sauver notre propre peau, et qui découvrons notre vraie vocation et qu’il faut donc nous décentrer totalement, en nous élançant vers cette plénitude de Vie, dans un amour, cette fois, vraiment total… Et cela ne se fait pas comme par un coup de baguette magique, mais par une, peut-être difficile, pénible et douloureuse, purification.  

    Et comme Dieu est infini, Il veut nous faire grandir, évoluer, progresser à l’infini pour Le rejoindre, dans nos nouvelles conditions de vie : notre  vie éternelle  et divine. Et pourquoi pas tout d’un coup ? Ce serait forcé, nous subirions comme une violence de la part de Dieu. Dieu a trop de respect et de délicatesse pour nous, Il ne force jamais rien, mais invite, sollicite notre assentiment, notre élan, en toute liberté. Et celle-ci devient d’autant plus grande qu’elle est plus illuminée par l’Esprit Saint, qui déjà nous habite ici-bas.

    Pour nous aider à tirer de la pensée à l’au-delà, une plus grande espérance, pour nous-mêmes et pour ceux qui nous précèdent, et une plus grande joie de vivre, méditons lentement ce texte de saint Grégoire de Nysse (évêque et théologien mystique, + 395), sur une marche à l’infini vers un Dieu infini, dont il a l’intuition.   

    Sa pensée est la suivante : l’homme, adhérant par le Baptême au Corps du Christ et faisant croître sans cesse la présence en lui du Seigneur, dans son âme par les saintes vertus et dans son corps par les Sacrements, peut désormais progresser à l'infini dans une union sans confusion avec le Dieu infini, en entraînant avec lui le genre humain et l'univers entier, qu'il transforme en Eglise.  

    «Ainsi dans l'éternité du siècle sans fin, celui qui court vers Toi devient toujours plus grand et plus haut que lui-même, augmentant toujours par l'accroissement des grâces (...); mais comme ce qui est recherché ne comporte pas en soi de limite, le terme de ce qui est trouvé devient pour ceux qui montent le point de départ de la découverte de biens plus élevés. Et celui qui monte ne s'arrête jamais d'aller de commencement en commencement par des commencements qui n'ont jamais de fin.»  (8e Homélie sur le Cantique des Cantiques).

    Exultons donc ensemble, avec saint Paul :

    « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! Qui en effet a jamais connu la pensée du Seigneur ? Qui en fut jamais le conseiller ? Ou bien qui l’a prévenu de ses dons pour devoir être payé de retour ? Car tout est de lui et par lui et pour lui. A lui soit la gloire éternellement ! Amen. » (Rm 11,33-36).

     J. Naedts