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  • A propos de l'affaire Mercier: Savonarole réanimé à Louvain-la-Neuve

    contrat Delta ingenieur stabilité339.jpgC'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher (Descartes). Il semble qu’à l’Université Catholique de Louvain (UCL), on ait amendé la mise en garde cartésienne contre l’esprit moutonnier : on peut y philosopher, sans doute, mais seulement en fermant les yeux sur les questions susceptibles de déranger le consensualisme du « vivre ensemble ». C’est que nous sommes sous le règne du prêt-à-penser, absolument incompatible avec... la philosophie. 

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    Brève chronique de l’événement

    Même si l’« affaire Mercier » a fait grand bruit dans les médias, un bref rappel des faits n’est peut-être pas inutile. Début février 2017, Stéphane Mercier, docteur en philosophie, chargé de cours invité à l’Université Catholique de Louvain (UCL)[1], présente à plus de cinq cents étudiants de première année (environ 250 en Sciences appliquées et 300 en Sciences économiques et politiques) un argumentaire intitulé La philosophie pour la vie. Contre le prétendu « droit de choisir » l’avortement et qui, indique l’auteur, suit de près celui de Peter Kreeft[2]. Loin de soulever dans l’auditoire le tollé dont allaient, le mois suivant, parler les médias, le professeur poursuit son cours pendant cinq semaines d’affilée, « sans le moindre problème », me précise M. Mercier. Mais le 14 mars, un (ou une) élève du 1er baccalauréat en Sciences politiques alerte l’association féministe « Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes ». Le texte de l’exposé paraît le 21 mars sur la Toile. Émoi dans les réseaux sociaux. 

    À peine saisie, l’UCL réagit durement et convoque l’enseignant, dont elle suspend illico la fonction. Le 21 mars, sur le site de la RTBF, Tania Van Hemelrijck, « conseillère du Recteur à la politique du genre » – une appellation pas très... neutre – déclare : Ce sont des propos totalement inacceptables étant donné que l’UCL défend ce droit [sic] fondamental à l’avortement. Sur le même site, on lit encore : l’autre argument avancé par l’UCL est que « le droit [resic] à l’avortement est inscrit dans la constitution [reresic], et qu’il n’y a pas à sortir de là ». Comme si un texte juridique était en soi une référence irréfragable en matière de philosophie ! Le même jour, l’UCL s’empresse de désavouer publiquement son invité avant même de l’entendre :  Quelle que soit l’issue de l’instruction, le droit [rereresic] à l’avortement est inscrit dans le droit belge et la note dont l’UCL a connaissance est en contradiction avec les valeurs portées par l’université. Le fait de véhiculer des positions contraires à ces valeurs est inacceptable. Ce communiqué en étonna plus d’un. Après s’être référé à une loi (dont il altérait l’objet[3]), il affirmait, en fait, que le respect dû à tout embryon humain n’était pas au nombre des valeurs d’une université catholique. En outre, il légitimait l’avortement par sa légalité (en Belgique), comme si la loi, en disant le droit, décrétait, ipso facto et infailliblement, la morale. Après une telle injure au bon sens, l’UCL méritait bien un rappel à l’ordre. Elle l’a eu. Le 26 mars, à Bruxelles, Stéphane Mercier, prenait la parole à l’occasion d’une « Marche pour la vie » qui rassembla de deux à trois mille personnes. Actuellement, M. Mercier est licencié, mais a introduit un recours auprès de la commission disciplinaire.  Adhuc sub judice lis est ; autrement dit : l’ordalie est en cours.

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    Un curieux attelage philosophique : UCL-SW

    Nous ne sommes pas à Florence, ni au XVe siècle, mais tout de même ! Si l’UCL n’a pas voué au gibet et au bûcher le Savonarole louvaniste, elle l’a de fait trucidé académiquement pour avoir amorcé une disputatio malséante, inconvenante, inopportune, en deux mots : politiquement incorrecte. Pensez un peu : le misérable avait osé aborder un sujet, l’avortement, tellement anodin et banal, il est vrai, que d’aucuns voudraient le retirer du code pénal. Ce nouveau « progrès » est, en effet, à l’ordre du jour de plus d’une officine, qui, naturellement, s’oppose à tout projet visant à conférer un statut juridique à un fœtus ou à un enfant mort-né. Or, depuis Socrate, tous les pédagogues le savent : l’actualité d’une question est un puissant facteur de motivation. Il était donc particulièrement opportun d’engager sur la question un débat philosophique avec des rhétoriciens fraîchement émoulus. Avec la disparition des « humanités » et, partant, la décadence du cours de français, nos jeunes étudiants n’ont guère appris à disserter[4] ! Mais voilà : l’impertinent Mercier avait, sur la question, défendu une thèse contraire à la seule doxa bienséante, celle du progressisme main stream, comme dit Finkielkraut. Le déferlement de blâmes qui accabla l’enseignant  procède d’une étrange conjuration : s’y coalisent, notamment, des associations féministes – comme « Synergie Wallonie » (SW) – et des laïcistes militants, mais aussi une institution dite « catholique » dont le grand chancelier n’est autre – ex officio – que l’Archevêque de Malines-Bruxelles. On aura vraiment tout vu !

    Morale et Génétique

    Quelles objections oppose-t-on à l’argumentaire incriminé ? Les plaignants de SW situent le débat sur le terrain des opinions : L’auteur du texte est opposé à la pratique de l’avortement pour différentes raisons, dont le droit à la vie du fœtus, qu’il considère comme un être humain. Nous ne partageons pas son opinion car nous revendiquons le droit pour les femmes de disposer de leur propre corps. Or, sur ce point, M. Mercier rappelle non une opinion, mais les données de la Science : primo, l’individuation de l’embryon est assurée dès le début du processus vital ; secundo, de la conception à la mort, il n’y a aucune solution de continuité. Très pertinemment, l’auteur souligne l’impossibilité (et le ridicule) de justifier une quantification du respect dû à un fœtus sur un critère de temps et de lieu. Bref, la génétique confirme un sentiment intime, à savoir l’altérité mère-enfant, lequel enfant n’est jamais, en aucune façon, une propriété. Comme l’observait le grand généticien français Jérôme Lejeune : Si l’on supposait que ce qui se développe dans le ventre de la mère n’est pas un être humain, pourquoi donc ferait-on une loi spéciale pour l’éliminer ? Il n’y a pas de loi pour réglementer ou pour interdire d’arracher une dent ou d’enlever une tumeur[5].

    L’altérité de l’embryon par rapport à sa mère : voilà le point faible de l’argumentaire opposé à celui de M. Mercier. Mon ventre est à moi, c’est, avec le spectre des faiseuses d’anges, le slogan qu’en France, Simone Veil a sans doute le plus exploité. Elle-même indique que, si elle se refuse à entrer dans des discussions scientifiques [elle admet les enseignements de la génétique] ou philosophiques, elle tient cependant à observer : La seule certitude sur laquelle nous puissions nous appuyer, c’est le fait qu’une femme ne prend pleine conscience qu’elle porte un être vivant qui sera un jour son enfant que lorsqu’elle ressent en elle-même les premières manifestations de cette vie[6]. Dans un essai, j’ai longuement analysé la dialectique déployée par l’ancienne ministre de la Santé, et l’on conviendra que, sur ce point, son opinion est assez personnelle, comme je l’ai souligné :

    Tout importantes qu’elles soient, les approches juridique et scientifique des questions analysées ici, n’exemptent pas d’enrichir le débat d’un éclairage de nature plus existentielle, plus proche de l’intimité des personnes et de leur vécu. Une question, récurrente dans la vie comme dans les romans et autres fictions, est extrêmement révélatrice de la manière dont une femme enceinte, son partenaire et leur entourage peuvent s’interroger à la survenue d’une grossesse non désirée. Que les protagonistes s’expriment de façon voilée (Que fait-on?) ou plus ou moins explicite (Va-t-on « le » garder? ou Fais- « le » passer!), tous parlent d’un même sujet, et qui, dans leur esprit, ne se réduit pas à un quelconque agglomérat de cellules. Le pudique pronom le est à l’évidence un substitut pour bébé ou enfant. Et l’on notera que ces interrogations s’imposent bien avant que la femme ne ressente en elle les premières manifestations de la vie, quoi qu’en dise Simone Veil. Pour n’être pas de nature juridique ni scientifique, les propos de ce genre n’en ont que plus de prégnance authentiquement humaine: ils révèlent ce que les protagonistes vivent en leur for intérieur dans un désarroi que d’aucuns nommeront situation de détresse, une expression qui appelle plus aisément la compassion, au risque d’occulter le tragique d’une autre destinée, latente celle-là. Le langage, ici encore, se fait le serviteur des causes les plus contestables…[7]

    Mise en exergue dans toutes les critiques mais toujours citée hors contexte, la comparaison avortement-viol, a soulevé une indignation discutable, évidemment logique si l’IVG n’est pas considérée comme un meurtre, mais parfaitement rationnelle dans le cas contraire ; si le viol est évoqué, c’est  précisément parce que, plus médiatisé, il  est ressenti, notamment par un auditoire de jeunes anesthésiés en matière d’IVG-IMG-GPA, comme un sommet dans l’horreur, alors que l’IVG – un sigle ! – est devenue une pratique « sociétale » presque banalisée à la faveur d’une loi toujours plus laxiste et de mœurs toujours plus permissives. La violence faite à un fœtus lors d’un acte abortif est comme escamotée par le fait que, médicalisée, l’intervention se déroule quotidiennement, légalement, en milieu hospitalier et bénéficie d’une aide sociale, tous gages extérieurs d’honorable normalité. Les IVG-IMG se comptent annuellement par milliers en Belgique[8], mais, médiatiquement, c’est un non-événement, contrairement aux procès criminels, tel le viol, qui défraient les chroniques judiciaires : le temps du Dr Willy Peers est, de longue date, révolu.

    Une cacophonie pas très catholique à l’UCL

    Au sein même du monde « catholique », le cas Mercier a créé un profond malaise et suscité de vives oppositions. La discorde fut évidente à l’UCL. Le montrent, entre autres analyses, le Oui du pro-recteur Marc Lits et le Non du professeur émérite Silvio Marcus Helmons, en réponse à la question : Fallait-il suspendre le cours du professeur Mercier [9].

    Dans une rencontre avec Christian Laporte, le professeur émérite de l’UCL Vincent Hanssens, contempteur du discours politique (!) de M. Mercier, souligne qu’une université catholique se doit d’assurer un enseignement axé fondamentalement sur la recherche scientifique et non sur la Révélation[10]. Et alors ? M. Mercier ne dit pas autre chose : Ce qui est proposé ici est un argument philosophique, pas un argument théologique reposant sur la Révélation. En vérité, la position de l’Université est doublement intenable : non seulement elle bafoue, à l’évidence, son identité idéologique, mais aussi et surtout, elle porte atteinte à son identité académique en se soumettant à la pire des dictatures pour une institution universitaire, celle de la pensée dominante et du politiquement correct. À cela s’ajoute, avec une belle inconséquence, l’affirmation réitérée de l’attachement de l’UCL à la liberté académique ! Heureusement, tous les ex-collègues de M. Mercier ne s’alignent pas sur les positions officielles de leur Alma Mater. Ainsi, dans Le Soir (mis en ligne le 29 mars), a paru un article intitulé Propos anti-avortements à l’UCL : la liberté académique menacée ? où s’exprime l’inquiétude de deux professeurs émérites de l’UCL ; l’un signe Jean Bricmont, athée et pro-choix, et l’autre, Michel Ghins, catholique et pro-vie.

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    Des réactions pastorales diverses 

    Dans l’affaire qui nous occupe, l’épiscopat aura donné un exemple achevé de langue de buis et d’irénisme. Répondant à une pétition de « Pro Christiana » en faveur du jeune professeur, les évêques francophones de Belgique, légitimant les exigences pédagogiques de l’UCL, laissèrent entendre qu’un débat sur l’avortement n’avait peut-être pas sa place dans un cours d’initiation à la philosophie et qu’en outre, la question ne pouvait, somme toute, être tranchée qu’en élevant la disputatio au niveau de la théologie. Pour ce qui est de la pédagogie, j’ai montré en quoi un débat sur un sujet sociétal litigieux est, au contraire, tout à fait opportun. Quant à la dévolution à la seule théologie d’une doctrine qui est défendable sur des bases purement philosophiques, elle confine au fidéisme : le Fides et Ratio de saint Jean-Paul II n’est pas opposable à l’Evangelium Vitae du même pape. Pour pacifier les esprits, nos évêques ont évidemment préféré citer un passage consolateur et rassembleur de Misericordia et misera où le pape François rappelle que si l’avortement est un péché grave [...], il n’existe aucun péché que la miséricorde de Dieu ne puisse rejoindre et détruire quand elle trouve un cœur contrit qui demande à être réconcilié avec le Père.

    De son côté, le R.P. Tommy Scholtès, porte-parole de la Conférence épiscopale, tint, forcément, des propos peu convaincants : Les mots de Stéphane Mercier me paraissent caricaturaux. Le mot meurtre est trop fort : il suppose une violence, un acte commis en pleine conscience, avec une intention, et cela ne tient pas compte de la situation des personnes, souvent dans la plus grande détresse.[11] Ni violence, ni  pleine conscience, ni intention dans un acte d’IVG ? Quant à la « situation des personnes » – qui n’est pas l’objet premier du propos – elle n’est pas ignorée dans l’argumentaire incriminé, même si elle aurait certainement donné lieu à des développements ultérieurs ; n’oublions pas que l’enseignant inscrivait son exposé dans la perspective de débats, dont son texte est explicitement une amorce : Il est tout à fait permis de discuter : la philosophie sert précisément à cela.

    À propos de commentaires « ecclésiastiques », il faut citer la très belle exhortation du R.P. Charles Delhez Poursuivre l’aventure de la vie[12], remarquable de justesse, d’humanité, de pondération et de miséricorde, mais ferme dans les convictions et fidèle à la doctrine de l’Église.

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    And the winner is...

     

    Au final, il est clair que l’ « affaire Mercier » est une manifestation de plus des effets délétères d’une police de la pensée dans un monde qui s’autodétruit par individualisme, relativisme et hédonisme. Pareille atteinte à la liberté académique et à la liberté d’expression ne peut que disqualifier ses auteurs, d’autant qu’ils appartiennent au monde universitaire. Du moins l’incident aura-t-il eu le mérite de réveiller quelques consciences à propos d’une question jugée dépassée du fait que les mœurs et la loi y auraient apporté une réponse définitive. Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler des hommes, écrivait déjà Heinrich Heine ; la censure fut, hélas ! le fait du Savonarole florentin, mais rien de pareil n’est à redouter à Louvain-la-Neuve.  

    L’inévitable querelle intestine qui s’est déclarée entre croyants ne pouvait qu’amuser la galerie des athées militants. On imagine aisément leur jubilation à réactualiser une séquence fameuse de La Grande Vadrouille : sous bonne garde teutonne passent deux Français capturés (Stanislas-de Funès et Augustin-Bourvil), mais déguisés en « collègues » de la Feldgendarmerie ; surpris par cet improbable défilé, le désopilant Paul Préboist confie à son copain de pêche : V’là qu’ils s’arrêtent entre eux maintenant, ça doit pas marcher ben fort !

    Mutien-Omer Houziaux,

    ancien embryon.

    [1] Et non professeur, comme l’a rappelé l’aimable rectification cathoDique d’un évêque. – Les médias ont laissé entendre que M. Mercier était un novice dans le métier. En réalité, son curriculum vitae mentionne six années d’assistanat, quatre années au FNRS en qualité de chargé de recherches et trois années consécutives à l’UCL en qualité de chargé de cours (par renouvellement annuel).

    [2] Né en 1937. Professeur de philosophie au Boston College de Chesnut Hill et au KIng’s College de NewYork.

    [3] En Belgique, l’avortement reste un délit, qui peut être dépénalisé sous certaines conditions.

    [4] Ancien professeur de français, chercheur et enseignant à l’université, j’ai huit petits-enfants et un arrière-petit-fils... et des centaines d’anciens étudiants. Je sais de quoi je parle ! Indigence lexicale, pauvreté syntaxique, absence de rigueur intellectuelle, massacre de l’orthographe, culture classique en berne : un diagnostic largement partagé par nombre de collègues. Quant au salut par un certain Pacte d’Excellence, la chose relève plutôt de la foi (en sainte Rita). 

    [5] http://publications.fondationlejeune.org/article.asp?filename=fjl441.xml

    [6] Simone Veil, Une vie, Stock, 2007, pp. 352-353.

    [7] M.-O. Houziaux, À contretemps. Regards politiquement incorrects. Préface de M. Dangoisse, Mols, 2010, p. 90.

    [8] Le dernier rapport (2012) de la Commission (belge) d’évaluation de l’avortement indique une augmentation constante du nombre d’IVG ; de 2006 à 2011, ce nombre est passé de 17.640 à 19.578. Les chiffres déclarés sont très inférieurs à la réalité car souvent les hôpitaux ne déclarent pas les avortements ni les médecins gynécologues en pratique cabinets privés, me signale Carine Brochier, Project Manager à l’Institut Européen de Bioéthique. Et l’on ne parle pas des embryons (dis) qualifiés de surnuméraires (et réifiés) ni des avortements médicamenteux.

    [9] La Libre Belgique du 28 mars 2017, pp. 40-41. En pages 42 et 43, le même quotidien donne aussi la parole à Henri Bartholomeeusen, avocat et président du Centre d’Action laïque, qui s’insurge contre le prétendu simplisme d’un opposant à l’IVG, Alain Tiri, auteur d’un article intitulé « Le progressisme ou la mort de la pensée », également paru dans LLB (23 mars 2017).

    [10] Christian Laporte, « L’UCL est d’abord une université », La Libre Belgique, 3 avril 2017, p. 8.– Sur le site de Belgicatho, 10/04/2017, le R.P. Xavier Dijon, professeur émérite (UNamur) a convenu, avec son collègue Hanssens, qu’une université catholique n’était pas une institution ecclésiale, mais ajoute que, pour autant, elle ne peut s’abstraire d’une conscience spécifique : Est-il sûr par exemple que la façon dont les embryons humains sont traités aujourd’hui dans nos centres de recherches correspond à la dignité dont ils sont titulaires ? X. Dijon souligne aussi la légitimité d’un débat académique sur une question déjà tranchée par le pouvoir politique.

    [11] Le Soir, 27 mars 2017, p. 7.

    [12] La Libre Belgique, 3 avril 2017, p. 45. Le R.P. Delhez rappelle  que, pour le généticien agnostique Axel Kahn, on peut, s’agissant de l’embryon, parler de singularité admirable et de début possible d’une personne.

  • Summorum Pontificum : bilan du Motu Proprio (7/7/2007 – 7/7/2017)

    De Christophe Geffroy dans le mensuel « La Nef » (n° 294, juillet-août 2017)

    benedictxvi.jpg« Le 7 juillet 2007, Benoît XVI signait Summorum Pontificum, « lettre apostolique en forme de Motu proprio sur l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970 ». Texte historique dont l’importance n’a sans doute pas été encore appréciée à sa juste valeur, tant il dénoue une situation inextricable qui va au-delà de la seule question des traditionalistes attachés à l’ancienne forme liturgique. Même si contribuer à régler cette question épineuse a bien été aussi l’une de ses fins.

    Souvenons-nous, le 30 juin 1988, Mgr Lefebvre consacrait quatre évêques contre la volonté clairement notifiée du pape Jean-Paul II, lequel publiait aussitôt le Motu proprio Ecclesia Dei (2 juillet 1988) pour donner un statut juridique à la messe dite « de saint Pie V », dont un indult de 1984 concédait un usage très parcimonieux, et pour permettre l’érection de structures d’accueil pour les prêtres et fidèles traditionalistes qui ne voulaient pas suivre le prélat d’Écône dans sa rupture avec Rome. C’est ainsi que fut créée la Fraternité Saint-Pierre avec d’anciens prêtres et séminaristes de la Fraternité Saint-Pie X ; d’autres instituts suivront plus tard, tandis que des communautés religieuses furent canoniquement érigées ( le Barroux,  Chémeré, etc.).

    Benoît XVI souhaitait faire plus. D’abord, rendre à ce qu’il a nommé la « forme extraordinaire » du rite romain l’honneur et les droits qui lui étaient dus. Ensuite, aider les fidèles désireux de suivre cette forme liturgique, en l’installant dans les paroisses, tout en donnant un signe fort à la Fraternité Saint-Pie X, puisqu’il répondait ainsi à l’une de ses revendications majeures. Enfin, par-delà le problème traditionaliste, l’aspect visionnaire du pape était de contribuer à la réconciliation interne dans l’Église secouée par la crise post-conciliaire : face à l’esprit de la table rase qui a fait tant de dégâts, dans la liturgie tout particulièrement où la réforme de 1969 a été trop souvent appliquée avec une brutalité et une volonté de rupture détestables, Benoît XVI a voulu opérer dans l’Église une réconciliation avec son propre passé, et notamment son passé liturgique, selon la fameuse « herméneutique de la réforme dans la continuité » qui est l’un des points saillants de son pontificat. Pour aller dans ce sens, les évêques devraient promouvoir la célébration classique de la forme ordinaire, en revenant à l’orientation et au kyriale en latin, chanté en grégorien, ainsi que le suggère le cardinal Sarah.

    Cet aspect est assurément le plus important du Motu proprio et il n’a pas encore porté tous ces fruits, ce qui est somme toute normal à l’échelle du temps de l’Église.

    « DÉSENCLAVER » LE MISSEL TRIDENTIN

    Autre point mal compris de ce texte, le dessein du pape de « désenclaver » l’usage du missel tridentin pour ne pas le réserver à une minorité plus ou moins déconnectée des diocèses et en faire une forme liturgique vivante, susceptible, comme toute liturgie, d’enrichissements, le point de référence devant être la constitution conciliaire sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium. Benoît XVI a insisté sur « l’enrichissement mutuel » entre les deux formes du rite romain, sans rencontrer beaucoup d’échos…

    Sans doute l’esprit du Motu proprio a-t-il été quelque peu faussé par le fait que nombre d’évêques – dans quelle proportion, une étude serait à faire – n’ont pas joué le jeu de transférer réellement aux curés de paroisse la responsabilité d’accepter ou non une messe selon l’usus antiquior. Les instituts séculiers « Ecclesia Dei », de leur côté, n’étaient pas mécontents de voir ainsi confirmer implicitement leur quasi-monopole pour la célébration de la forme extraordinaire – tous les prêtres séculiers qui ont tenté des avancées selon les directives de Benoît XVI n’ont, de fait, jamais été réellement ni durablement soutenus par la hiérarchie, sauf en quelques rares lieux.

    Malgré cela, le Motu proprio a enclenché une dynamique inédite et ouvert des voies à une nouvelle génération de jeunes prêtres décomplexés sur les questions liturgiques, c’est assurément un bilan positif très encourageant. Certes, il reste encore du travail pour ouvrir les esprits, une partie de la hiérarchie demeurant méfiante à l’égard des traditionalistes, toujours regardés comme des fidèles suspects, et non comme une chance pour l’Église de demain (c’est pourtant le courant qui, en proportion de son nombre, a le plus de vocations), alors que certains d’entre eux semblent se contenter d’un entre-soi confortable en cultivant un exclusivisme liturgique peu en phase avec l’enseignement de Benoît XVI (1). Mais gageons que l’acceptation des différences légitimes est en marche, car « cette diversité constitue aussi la beauté de l’unité dans la variété : telle est la symphonie que, sous l’action de l’Esprit Saint, l’Église terrestre fait monter vers le ciel » (2). La paix dans l’Église tant recherchée par ce saint pape n’est-elle pas une condition nécessaire pour la crédibilité de l’évangélisation dont notre monde a un besoin si vital ?

    Merci, cher Benoît XVI, pour ce Motu proprio ! 

    Christophe Geffroy »

    (1) La conclusion de notre livre, Benoît XVI et « la paix liturgique » (Cerf, 2008), demeure d’actualité… neuf ans plus tard !

    (2) Jean-Paul II, Motu proprio Ecclesia Dei (1988), n. 5-a.

    Ref. Bilan du Motu Proprio

    C’est  peut-être ici le lieu de rappeler cet extrait de l’homélie de Mgr Delville, évêque de Liège, lors de la célébration de la Fête-Dieu 2017 selon la forme extraordinaire du rite romain, le samedi soir 17 juin dernier en l’église du Saint-Sacrement à Liège :  

    « Le partage du pain, devenu corps du Christ, nous fait communier avec lui et nous incite à communier avec nos frères et sœurs. Chaque communauté chrétienne est appelée à vivre cette communion fraternelle. Je vois qu’on vit cela en particulier dans cette église du Saint-Sacrement. On y pratique la liturgie ancienne, sous la forme extraordinaire. C’est un retour aux sources, aux textes, aux chants et aux gestes originaux de la liturgie, qui nous font découvrir avec soin la grandeur du mystère de vie et de mort qui se dévoilent dans la liturgie. Je remercie cette communauté pour cette mission qu’elle a assumée. C’est primordial d’être en communion les uns avec les autres, pour être des témoins authentiques de l’amour de Jésus dans notre monde. Si nous ne nous aimons pas les uns les autres, qui nous croira ? , qui nous fera confiance ? »

    JPSC

  • Brève histoire du sacrement de pénitence I. Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 99, été 2016)

     

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    Brève histoire du sacrement de pénitence (I)

    pénitence 1.jpgSous des dénominations diverses, le sacrement de la réconciliation existe depuis 2000 ans dans l’Eglise de Dieu et il perdurera jusqu’à la fin des temps. L’abbé Didier van Havre l’a justement écrit dans son vade-mecum de la confession  (Didier van Havre, « Prends soin de ton âme », 176 pp., éditions du Laurier, 1er trim. 2016,  ISBN : 9 782864 953784):   « comme nous sommes tous pécheurs, tant qu’il y aura des hommes sur terre, ce sacrement sera nécessaire pour se convertir et se réconcilier sacramentellement avec Dieu ». 

    Dans le numéro de Pâque Nouvelle que vous avez sous les yeux et les suivants, nous publions, par chapitres successifs, l’étude que Pierre-René Mélon consacre à l’histoire d’un sacrement aujourd’hui souvent délaissé dans beaucoup de  pays d’ancienne tradition catholique : elle vient à son heure, en cette année de la miséricorde.  

    L’étude de notre collaborateur montre ce qu’affirme l’abbé van Havre dans son manuel précité : au cours des âges, la célébration du sacrement de la réconciliation « a connu d’importants changements d’ordre disciplinaire et liturgique, mais sa structure fondamentale n’a jamais varié. Cette structure est essentiellement axée sur la conversion du pécheur et le recours à l’inépuisable miséricorde de Dieu. Elle est l’âme du sacrement et elle nous met en contact direct avec le Christ et son œuvre rédemptrice, avec la dignité de l’être humain et le sens de la vie humaine sur terre » : sous peine d’inefficacité, ce qui participe de l’essence même du sacrement doit subsister sous les mutations accidentelles. Notre collaborateur en rappelle d’abord les fondements théologiques  pour aborder ensuite l’histoire de ses éléments constitutifs, l’un après l’autre: la confession, la pénitence et  l’absolution, qui naturellement incluent la contrition et la satisfaction.

    La présente livraison est consacrée aux fondements scripturaires de ce sacrement et elle entame l’histoire de son premier élément constitutif, la confession de la faute : une histoire qui sera poursuivie dans le numéro suivant.

    Jean-Paul Schyns

    Pénitence 5  Les sacrements. Baptême et Réconciliation.jpg

    Les paroles de Jésus sont claires : son sang est versé en rémission des péchés (Mt 26, 28). On pourrait dire que l’œuvre de la Rédemption trouve son accomplissement terrestre dans le pardon des péchés par lequel nous sommes lavés, sanctifiés, justifiés (1 Co 6, 11). Et pourtant, le premier sacrement de la miséricorde n’est pas la pénitence, mais le baptême ; c’est par le baptême que nous sommes « libérés du péché et régénérés comme fils de Dieu, que nous devenons membres du Christ, sommes incorporés à l’Eglise et faits participants à sa mission ».[1] Pour les premiers chrétiens, le baptême était immédiatement suivi de l’onction d’huile (chrismation ou confirmation) et de la réception de la sainte Eucharistie. Il s’agissait d’une véritable renaissance spirituelle et quelquefois physique (les guérisons n’étaient pas rares). On peut comprendre que toute rechute dans le péché grave était vécue comme une calamité et une humiliation.

    Il n’empêche que les persécutions qui ont ensanglanté les premiers siècles du christianisme ont poussé un certain nombre de baptisés à renoncer momentanément au témoignage de leur foi : en honorant d’une façon ou d’une autre le dieu-césar, ils s’affichaient publiquement comme idolâtres et apostats, et, s’ils sauvaient leur vie, leur sort était peu enviable au sein de l’Eglise ; en conséquence, certains convertis retardaient longtemps le moment de leur baptême (parfois jusqu’à la veille de mourir) par crainte de retomber dans le péché et d’être ainsi privés de la gloire du ciel.

    Pour les autres péchés graves (meurtre, adultère...) il existait toutefois une planche de salut, qui était comme un « second baptême »[2] : la pénitence (longue et rude) suivie du pardon, mais on ne l’accordait qu’une seule fois ! Les pénitences pouvaient avoir des conséquences pratiques redoutables : interdiction d’user du mariage, d’exercer le négoce ou le métier des armes, cela parfois même après la réconciliation ! En outre, cette lèpre spirituelle quasi indélébile constituait une irrégularité canonique pour l’accession aux ordres sacrés. A la fin du IIe siècle, saint Irénée, décrit l’état pitoyable des femmes qui, après avoir été séduites, font pénitence toute leur vie pour les péchés commis après le baptême ! [3]

    Les sept rémissions 

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    Repousser le baptême dans un futur éloigné ou vivre dans l’angoisse permanente de la chute, est-ce bien le but de la Rédemption ? Non, évidemment. Le sort des Juifs dans l’ancienne Alliance aurait pu sembler plus enviable, puisque pour eux le pardon était garanti par les sacrifices d’animaux et les offrandes rituelles, donc renouvelable et illimité, tandis que pour les chrétiens...

    Devant ces rigueurs extrêmes qui pouvaient décourager, Origène rappelle, au début du IIIe siècle,  deux vérités paradoxales mais salutaires : il souligne la gravité de tout péché [4] en même temps qu’il affirme que le pécheur pourrait rentrer en grâce avant d’avoir été admis à la communion (la longue privation de communion était une pénitence très répandue).

    Dans un autre texte, il décrit – en puisant dans l’Ecriture – les sept manières d’obtenir le pardon des péchés ; ce faisant, il prépare indirectement l’avènement de la pénitence privée et surtout du discernement et de la direction spirituelle.

    « Pour éviter que ta vertu tombe dans le désespoir, écrit Origène, écoute combien il y a de rémissions des péchés dans l’Evangile : la première est celle par laquelle nous sommes baptisés pour la rémission des péchés. La seconde rémission est dans le martyre subi. La troisième, celle qui est obtenue par l’aumône : le Seigneur a dit, en effet : « Donnez ce que vous avez et voici, tout est pur pour vous ». La quatrième se fait par là même que nous remettons leurs offenses à nos frères. La cinquième lorsque quelqu’un ramène un pécheur de son erreur. L’Ecriture dit en effet : celui qui ramène un pécheur de son erreur sauve son âme de la mort et couvre la multitude des péchés. La sixième se fait par l’abondance de la charité, selon le mot du Seigneur : Ses péchés lui sont remis parce qu’elle a beaucoup aimé. Il y en a encore une septième, dure et pénible, qui se fait par la pénitence, lorsque le pécheur inonde son lit de ses larmes et ne rougit pas d’avouer au prêtre du Seigneur son péché et de lui demander un remède ».[5]

    Le sacrement de pénitence est donc cette septième manière, « dure et pénible » d’obtenir le pardon des péchés, et il ne s’est développé dans l’Eglise que progressivement, comme nous allons le voir.  

    Les fondements dans les textes sacrés

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    Qui pouvait donner l’absolution ? de quelle manière se confessait-on ? où aller pour se confesser ? y avait-il des périodes recommandées pour recevoir le pardon des péchés ? les règles étaient-elles les mêmes partout ? A-t-on connu des scandales, des abus, des merveilles ? Bien sûr. La matière est même si importante que nous partagerons cette brève histoire en plusieurs parties. Dans cette première partie, nous décrirons les fondements théologiques et leurs contestations (hérésies, déviations) puis nous aborderons la confession proprement dite ; par la suite, nous évoquerons les différents aspects de la pénitence et de l’absolution à travers les siècles.[6] 

    D’abord, quel nom donner à ce sacrement, à ce signe visible d’une réalité invisible ? Sacrement de la conversion ? de la confession ? de la pénitence ? du pardon ? En fait, le sacrement de la réconciliation (tel qu’on le nomme aujourd’hui) recouvre, indissociablement, ces quatre aspects d’une même réalité : il réalise sacramentellement l’appel de Jésus à la conversion ; l’aveu, la confession des péchés est un élément essentiel de ce sacrement ; il consacre une démarche de repentir et de pénitence ; par l’absolution sacramentelle du prêtre, Dieu accorde au pénitent le pardon et la paix ; et enfin, il donne au pécheur l’amour de Dieu qui réconcilie : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2 Co 5, 20).[7] 

    Dieu seul peut pardonner les péchés, ou celui à qui Dieu – à travers l’Eglise – le permet en son Nom. La source et l’établissement de cette puissance, inimaginable et inconnue jusqu’alors, se trouve dans ces paroles du Sauveur s’adressant à S. Pierre[8] : Je te donnerai les clés du royaume des cieux; et tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans le ciel. Un peu plus tard, après la Transfiguration, il fait part de la même puissance à tous les autres apôtres en leur répétant les mêmes paroles[9]. Il leur confirme ce pouvoir après sa résurrection, suivant l’apôtre S. Jean[10] qui nous apprend qu’après qu’il leur eut parlé, il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint-Esprit, les péchés seront remis à ceux à qui vous les aurez remis, et ils seront retenus à ceux à qui vous les aurez retenus.

    Un cas d’inceste, survenu à Corinthe parmi les baptisés, va permettre à S. Paul d’élaborer la conduite à tenir envers les grands pécheurs : Il faut livrer cet individu au pouvoir de Satan, pour la perdition de son être de chair ; ainsi, son esprit pourra être sauvé au jour du Seigneur.[11]

    Voilà donc ce pécheur public lié par l’Apôtre et les ministres de l’Eglise de Corinthe. Or, cet homme fut touché de repentir, il rentra en lui-même, quitta son crime et fit pénitence, sans doute jusqu’à l'excès ; l'Apôtre en fut averti et jugea qu’il était temps de délier cette âme ; et voici comment, six ans plus tard environ, il l’écrivit aux Corinthiens dans l’épître suivante : Pour celui-là, la sanction infligée par la majorité doit suffire, si bien que vous devez, au contraire, lui faire grâce et le réconforter, pour éviter qu’il ne sombre dans une tristesse excessive. Je vous exhorte donc à faire prévaloir envers lui une attitude de charité.[12]

    St.Paul a ainsi tracé aux ministres de l’Eglise le modèle de la conduite qu’ils doivent tenir à l’égard des grands pécheurs. Par la suite, l’Eglise a suivi le même esprit : le pécheur ne peut jamais être abandonné au désespoir, mais il ne reçoit le pardon qu’après avoir manifesté son repentir et accepté une pénitence proportionnée à sa faute, sachant que les péchés très graves pouvaient être « retenus », c’est-à-dire que le pécheur devait se soumettre à une lourde pénitence préalablement à l’absolution. Si les pénitences se sont considérablement allégées de nos jours, il reste vrai que la miséricorde et le pardon doivent toujours être précédés du repentir, de l’aveu et de la ferme résolution de se corriger, suivant la parole de Jésus à la femme adultère : « Moi non plus je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus ».[13]

    Hérésies et déviances

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    Montanus

    Jésus avait bien dit à Pierre : Il faut pardonner 70 x 7 fois... mais cette attitude miséricordieuse n’est décidément pas naturelle à l’homme, et des chrétiens rigoristes vont accuser de faiblesse ceux qui l’adoptent. De fait, le juste équilibre entre miséricorde et justice est bientôt contesté par Montanus[14] et ses disciples ; zélés jusqu’au fanatisme, ils insistent si fort sur la réforme des mœurs et l’austérité, qu’ils vont jusqu’à refuser l’absolution à ceux qui se sont rendus coupables de crimes graves (ils condamnent aussi comme diabolique la parure des femmes, la philosophie, les arts et les lettres). Pour les montanistes, seule une rude et persévérante pénitence permet d’obtenir la miséricorde de Dieu, mais pas l’absolution qui n’est donnée qu’une fois, au baptême. Ils interdisaient ainsi aux grands pécheurs, considérés comme impurs, d’entrer dans les églises.

    Tertullien, qui fut l’un de leurs disciples, précisait que l’on peut recevoir de l’évêque le pardon des « péchés véniels », mais que Dieu seul peut donner le pardon des péchés graves. Il en dresse d’ailleurs la liste : homicide, idolâtrie, fraude, reniement, blasphème, adultère, fornication, « et tous les autres crimes par lesquels on viole le temple de Dieu »[15]. Tertullien reconnaissait donc à l’Eglise le pouvoir de remettre les péchés véniels, mais, par un singulier raisonnement, il ne le souhaitait pas car, disait-il, « ceux à qui on les aura remis en commettront d'autres... L’esprit de vérité peut donc accorder le pardon aux pécheurs, mais il ne le veut point, pour ne pas causer la perte de plusieurs »... 

    Un siècle plus tard, même rigueur implacable de Novatien et de ses acolytes envers les grands pécheurs. Novatien, prêtre de Rome, était en lutte contre S. Corneille (qui lui avait été préféré comme pape[16]) : il reprochait à celui-ci d’admettre à la confession et à la communion les chrétiens qui avaient apostasié lors des persécutions de l’empereur Dèce (en 250). Les novatiens excluaient aussi du pardon de l’Eglise l’homicide, l’idolâtrie et la fornication, plus vraisemblablement tous les péchés mortels. Le pape Zéphyrin[17] quant à lui, était bien plus clément : il remettait les péchés d’adultère et de fornication à ceux qui avaient accompli leur devoir de pénitence, car, disait-il avec S. Jean, le sang de Jésus nous purifie de tout péché ».[18] Aux purificateurs forcenés qui sévissent à toute époque, on doit rappeler la béatitude : Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ! [19]

    Malgré l’exemple de Rome, l’attitude prépondérante envers les grands pécheurs demeura longtemps celle d’une extrême sévérité. Il apparaît aussi qu’en ces temps reculés chaque évêque ou «conférence épiscopale» appliquait une « tarification » qui lui était propre. Par exemple, au milieu du IIIe siècle, saint Cyprien[20] rapporte dans sa 52e lettre que les évêques d’Afrique qui l’avaient précédé fermaient la porte de la pénitence aux adultères. En 300, les évêques espagnols réunis au concile d’Elvire (près de Grenade) décident d’appliquer des « tarifs » de pénitence en fonction des péchés à expier : par exemple, refus de communion, même à l’article de la mort, aux fidèles qui ont fréquenté les temples des idoles, aux délateurs et aux faux témoins, tarif spécifique aux homicides et adultères suivi d’un avortement, ou à ceux qui ont manqué la messe le dimanche; la fornication est punie de 5 ans de pénitence, etc. Mais la moindre rechute fait perdre tout espoir de recevoir la communion...

    En Orient, à la suite de saint Grégoire le Thaumaturge (+ vers 270), les conciles d’Ancyre et de Néo-Césarée entrent encore dans plus de précisions et déjà est élaborée une distinction des pénitents en quatre classes. [21]

    Cette distinction entre les espèces de péchés et, en conséquence, le traitement à accorder au pécheur (absolution pour les péchés légers et attente dans la pénitence pour les péchés graves) persistera longtemps dans l’Eglise ; les sévérités novatiennes, dont on débattra encore au concile de Nicée (325)[22] ne s’éteindront en occident qu’au VIIIe siècle.

    Confession publique, confession secrète

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    Ces deux modes de confession étaient d’usage courant : comme de nos jours, on confessait en secret les péchés personnels, mais les péchés publics, sources de scandales, étaient généralement confessés en publics. Il arrivait aussi, pendant les six ou sept premiers siècles de l’Église, que l'on confessât publiquement même les péchés privés, soit que cette confession se fît volontairement à l’initiative du coupable (lequel par cette humiliation voulait implorer la miséricorde divine), soit qu’elle se fît sur le conseil du prêtre à qui l’on avait secrètement découvert ses fautes, et qui quelquefois, pour l’édification publique ou pour d’autres raisons, engageait le pénitent à déclarer en public les péchés qu’il lui avait confessés à l’oreille. 

    Ainsi donc, contrairement à une idée répandue, il n’a pas fallu attendre les moines irlandais (VIe et VIIe siècle) pour introduire sur le continent la confession particulière (appelée aussi confession secrète, confession à l’oreille ou auriculaire) ; celle-ci était pratiquée dès les origines de l’Eglise. On lit dans la Vie de Saint Ambroise, rédigée par Paulin que « Si quelqu’un lui venait confesser ses fautes, Ambroise pleurait de telle sorte qu’il obligeait le pénitent de verser des larmes; car il semblait qu’il fût tombé avec ceux qui avaient failli : or il ne parlait des crimes qu’on lui avait confessés qu’à Dieu seul, auprès duquel il intercédait pour les pécheurs ». S. Ambroise recevait donc le pénitent en particulier, puis intercédait pour lui dans ses prières.

    Les principaux scandales publics étaient évidemment occasionnés par les chrétiens tombés dans l’apostasie au cours des persécutions. Tertullien, dont on connaît la rigueur, écrit pourtant sur eux ces belles paroles d’encouragement : « Le corps ne peut se réjouir du mal qui arrive à l’un de ses membres. Il faut qu’il s’afflige tout entier et qu’il travaille tout entier à le guérir... Là où il y a un ou deux fidèles, là est l’Eglise, mais l’Eglise c’est le Christ. Donc lorsque tu tends les mains vers les genoux de tes frères, c’est le Christ que tu touches, c’est le Christ que tu implores. Et quand de leur côté tes frères versent des larmes sur toi, c’est le Christ qui supplie son Père ».[23] 

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    La confession publique n’était pas sans risque, et l’Eglise prenait les précautions nécessaires pour que cette confession ne portât pas préjudice à ceux qui la faisaient ; d'autant plus que les pénitents s’exposaient à la rigueur des lois civiles qui condamnaient à mort ceux qui avaient commis certains crimes soumis à la pénitence publique. La précaution dont l’Eglise usait à cet égard devint même paradoxalement plus nécessaire sous les empereurs chrétiens qui avaient décrété la peine de mort contre plusieurs crimes qui, sous les chefs païens, n'étaient pas considérés comme capitaux. Ainsi l’Eglise n’obligeait pas, par exemple, les homicides et les voleurs à s’accuser publiquement de ces péchés, non plus que les femmes qui étaient tombées dans l’adultère, ou les hommes qui auraient commis ce crime avec une femme noble ou au-dessus de leur condition sociale, pour ne pas les exposer à la rigueur des lois et aux autres inconvénients consécutifs à de pareils aveux. 

    Voici un exemple de scandale public qui se conclut en confession publique. C’est Eusèbe qui le raconte[24] : Natalios se laisse soudoyer (il reçoit par mois 150 deniers) pour tenir le rôle d’évêque et répandre l’hérésie selon laquelle Jésus n’est qu’un homme. Il sème ainsi le trouble pendant plusieurs années. Mais une nuit, favorisé de visions nocturnes et fouetté par des anges, ses yeux s’ouvrent et « à l’aurore, il se leva, revêtit un sac, se couvrit de cendres et courut tout en pleurs se jeter aux pieds du pape Zéphyrin, du clergé et du peuple ».

    L’andecote suivante illustre bien les risques et les limites de la confession publique.

    En 391, du temps que Nectaire était patriarche de Constantinople, une femme noble vint trouver le prêtre pénitencier et lui confessa en détail tous les péchés qu’elle avait commis depuis son baptême. Comme pénitence, le prêtre lui ordonna de s’appliquer aux jeûnes et à l’oraison. Mais cette femme s’accusa ensuite publiquement d’un autre péché, à savoir d’un « mauvais commerce » qu’elle avait eu avec un diacre de l’Eglise... Enorme scandale. Le diacre fut chassé, mais le peuple demeura dans une grande émotion, non seulement parce que ce crime s’était commis, mais encore à cause de l’infamie dont il couvrait l’Eglise. Comme à cette occasion les ecclésiastiques étaient devenus la risée de tout le monde, un prêtre d’Alexandrie – qui bénéficiait sans doute d’une certaine autorité – persuada Nectaire de supprimer la fonction de prêtre pénitencier et de laisser chacun approcher des sacrements selon sa conscience, pour éviter que l’Eglise ne subisse à nouveau de pareils opprobres. Ainsi fut fait, mais la fonction de pénitencier fut rétablie par le successeur de Nectaire, S. Jean Chrysostome (+407), grand apôtre de la confession.

    (A suivre)

    Pierre-René Mélon 

    _____________

    [1] Catéchisme de l’Eglise catholique, n° 1213.

    [2] D’après Hyppolite, c’est sous le pape S. Calixte (+ 222) que ce “second baptême” pénitenciel est instauré.

    [3] Contre les hérésies, 13, 5-7.

    [4] « Par son péché, l’homme se sépare de Dieu, et cela qu’il ait été ou non excommunié officiellement », Homélies sur le Lévitique, XII, 6 ; XIV, 3.

    [5] Origène, seconde Homélie sur le Lévitique, citée par J. Daniélou, Origène, Cerf, 2012, p. 81.

    [6] Notre guide privilégié dans ce voyage à travers le temps sera la monumentale Histoire des sacrements / De sacramentis in genere, par Dom Charles-Mathias Chardon, osb, paru à Paris en 1745 et réédité en 1841 chez Drouin (dernière édition connue). Accessible sur le site de la Bibliothèque nationale de France http://gallica.bnf.fr

    Pour une approche plus théologique : Rondet H, sj, Esquisse d’une histoire du sacrement de pénitence, in « Nouvelle revue théologique », Bruxelles, 1958, tome 80/6, pp. 562-584. Disponible aussi à l’adresse http://www.nrt.be

    Autre référence: Paul Galtier, sj, Aux origines du sacrement de pénitence, Rome, Université grégorienne, 1951.

    [7] CEC n° 1423-1424.

    [8] Mt 16, 19.

    [9] Mt 18, 18.

    [10] Jn 20, 22-23.

    [11] 1 Co 5, 4. Le coupable – qui vivait en concubinage avec sa belle-mère – est éloigné de la communauté et abandonné au pouvoir que Dieu laisse à l’Adversaire ; mais la peine vise à la conversion (note Bible de Jérusalem).

    [12] 2 Co 2, 6-8.

    [13] Jn 8, 11.

    [14] Eunuque né en Phrygie (Asie mineure) au IIe siècle. Ses disciples croyaient qu’il était le Paraclet promis par le Christ; la mission qu’il s’était donnée était de parachever la Révélation, car le Christ n’avait pas tout révélé aux hommes en raison de leur impréparation (cf. Jn 16, 12-13).

    [15] Tertullien, écrivain latin chrétien (150-222?), connu pour son extrême rigueur. Traité De la Pudicité.

    [16] Saint Corneille, pape de 251 à 253.

    [17] Zéphyrin, pape de 198 à 217.

    [18] 1 Jn 1, 7.

    [19] Mt 5, 7.

    [20] Cyprien, évêque de Carthage (actuelle Tunisie), mort en 258.

    [21] Les questions liées à la pénitence seront développées ultérieusement.

    [22] En son chapitre 12, on peut lire ceci : Quiconque étant pénétré de la crainte de Dieu témoignera par ses larmes, sa patience et ses bonnes oeuvres, qu'il a changé effectivement de vie, sera par le mérite des prières rétabli dans la communion, après avoir accompli le temps marqué pour cette station de la pénitence.

    [23] Tertullien, De Poenitentia, 10.

    [24] Histoire ecclésiastique, livre 5, chap. 28.