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La quatrième demande du Pater : quel pain demandons-nous ?

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Extrait de notre magazine trimestriel « Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle », n° 93, Noël 2014

LA QUATRIÈME DEMANDE DU PATER

Cf. Mt 6, 11 ; Lc 11, 3

COMPLEMENTS

Les quelques considérations qui suivent prolongent celles qui étaient proposées sous le titre « Pain et Trinité » (V & E- Pâque Nouvelle n° 91), concernant le pain que nous demandons chaque jour dans l’oraison dominicale.

 

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« Ne vous souciez pas, pour votre vie,

de ce que vous mangerez... » Mt 6,25

 

Le pain naturel, et plus généralement, représentés aussi par lui, les biens matériels dont nous avons besoin, il semble, à première vue, que sainte Thérèse d’Avila ne veuille pas qu’on les demande : « Notre Maître est et sera toujours riche et puissant. Il ne conviendrait donc pas que nous, ses serviteurs, nous lui demandions de quoi manger ; nous savons bien que notre Maître y veille et y veillera encore. » (Le chemin de la perfection, ch. 36) Mais à lire la suite, on peut comprendre que la recommandation s’adresse plus spécifiquement surtout à ses religieuses, puisqu’elle ajoute : « Ainsi donc, mes sœurs, demande qui voudra de ce pain matériel ! » (Ibidem)

Et de fait, saint François de Sales n’enseigne-t-il pas, et avec raison, qu’il ne serait pas à propos que les mariés ajustent leur conduite en cette matière sur celle des capucins... ? (Cf. V. D., 1, 3)

Toutefois, le ton presque caustique de la remarque (« demande qui voudra de ce pain matériel ! ») nous invite à bien peser la portée de cette légitime distinction, pour l’interpréter dans le sens qu’il faut.

Il est une façon de demander notre pain matériel qui pourrait n’être que l’expression de notre convoitise des biens de ce monde ; ou encore, celle d’une inquiétude quant à la sollicitude du Père à veiller à l’entretien de ses enfants : quel tour prendrait alors sur nos lèvres la prière du Seigneur !

A prier dans ces dispositions, nos Pater n’auraient pour effet que d’aiguiser notre penchant à posséder ; ou de nous entretenir dans cette sourde tendance à craindre pour notre défroque de chair ; bref, d’assécher en nous la grâce baptismale, ce qu’à Dieu ne plaise !

Persuadons-nous bien que si nous demandons au Père notre pain de chaque jour, ce n’est pas pour l’avoir, comme s’il pouvait manquer à nous le procurer. Non, ce serait contraire au reste de l’Evangile : « Regardez les oiseaux du ciel, les lis des champs... ; cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné... »

Ne lui demandons pas « de quoi manger », mais demandons-lui que ce que nous mangeons soit par nous reçu et savouré comme un don de son amour. Donnez-nous notre pain, que pour nous chaque bouchée soit sourire de Dieu sur ses enfants.

Il s’agit ici de nous ressouvenir aussi de la Genèse, dont le récit vient éclairer le sens de notre demande. Donnez-nous notre pain. Faites-nous passer de l’état du vieil Adam, condamné à manger son pain à la sueur de son front (Gn 3, 17), à la condition du nouvel Adam, au statut de fils désormais adoptés, cohéritiers du Fils : donnez-nous notre pain.

Sans doute travaillons-nous toujours pour le gagner, car le vieil homme, non encore tout à fait mort en nous, est en grand besoin de cette ascèse. Mais depuis notre incorporation au Christ, ce travail n’est plus celui d’un esclave. Même assuré de son pain, le fils travaille avec son père. C’est là pour eux une communion bienheureuse : « Mon Père jusqu’à présent est à l’œuvre, et moi aussi, je suis à l’œuvre. » (Jn 5, 17)

Donnez-nous notre pain. Que notre travail soit maintenant un travail d’amour : « Ubi amatur, non laboratur ; et si laboratur, labor amatur » « Qui aime, ne peine ; et s’il peine, sa peine, il l’aime. » Telle est l’économie de la Nouvelle Alliance, du Royaume que le Sauveur est venu instaurer au milieu de nous.

 

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« Ma chair est nourriture. » Jn 6, 55/56

 

Nous ne demandons pas seulement le pain naturel, mais aussi le Pain eucharistique : le Corps sacramentel de notre Sauveur.

C’est de ce Pain, en effet, que lui-même a dit : « Ma chair est vraiment une nourriture. » (Jn 6, 55 [Grec] / 56 [Vulg.]) ; ou : « Ma chair est la vraie nourriture. » (Les manuscrits, aussi bien les grecs que les latins, se partagent entre les deux formulations, qui ne diffèrent pas pour l’essentiel.) Cette nourriture, il nous presse de la manger : « En vérité, en vérité, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas (selon le grec : n’avez pas) la vie en vous. » (Ibidem, 54/53)

Donc c’est aussi de ce Pain que nous disons : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain », et nous le disons chaque jour...

Mais alors, autant qu’il dépend de nous, c’est chaque jour que nous devons communier à ce Pain-là, si notre cœur est bien dans nos paroles quand nous adressons à Dieu la prière par excellence. Ou bien, après avoir eu l’audace (audemus dicere !) de l’appeler « notre Père », allons-nous le mépriser, en lui débitant des mots vides ?

Puis, dans l’acte de communier, il importe que nous apportions la même rectitude, en ayant les dispositions requises.

En effet, si la nourriture naturelle que prend notre corps, nous l’assimilons, dans l’Eucharistie il n’en va pas de la sorte : c’est le Christ, notre nourriture, qui nous assimile. « Tu me mangeras, et ce n’est pas toi qui me changeras en toi, comme la nourriture de ta chair, mais c’est toi qui seras changé en moi. » (s. AUGUSTN, Conf., 7, 10, 16) Or, de même que notre corps rejette une nourriture avariée, le Christ ne saurait s’incorporer le chrétien qui ne porterait au moins la robe nuptiale qu’est l’état de Grâce, avec au cœur aussi l’intention droite.

Oui, en demandant « aujourd’hui » notre Pain eucharistique, nous formulons chaque jour, prenons-en conscience, tout à la fois la volonté de communier aujourd’hui, et celle de mettre tel ordre à notre vie, que nous puissions le faire.

Quant au reste, nous ne communions pas parce que nous serions parfaits, mais pour que nous devenions parfaits, ainsi que le fait remarquer saint François de Sales :

Vous communiez, dit-il, « pour apprendre à aimer Dieu, pour vous purifier de vos imperfections, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous appuyer en vos faiblesses. [...] Deux sortes de gens doivent souvent communier : les parfaits, parce qu’étant bien disposés, ils auraient grand tort de ne point s’approcher de la source et fontaine de perfection, et les imparfaits, afin de pouvoir justement prétendre à la perfection ; les forts, afin qu’ils ne deviennent faibles, et les faibles, afin qu’ils deviennent forts ; les malades afin d’être guéris ; les sains, afin qu’ils ne tombent en maladie ; [...] Ceux qui n’ont pas beaucoup d’affaires mondaines doivent souvent communier parce qu’ils en ont la commodité, et ceux qui ont beaucoup d’affaires mondaines, parce qu’ils en ont nécessité. [...] Vous recevez le Saint Sacrement pour apprendre à le bien recevoir, parce que l’on ne fait guère bien une action à laquelle on ne s’exerce pas souvent. » (V. D., 2, 21)

... Récemment, un tout petit garçon, incapable encore de lire le saint évêque, mais qui a reçu le même Saint-Esprit, résumait cela tout simplement : sans doute un peu trop agité pendant la messe, il se voit interdire d’aller communier ; « Mais papa, » remarque-t-il alors, « je ne peux pas être sage si je ne communie pas ! »

« Ma chair est vraiment/vraie nourriture. » dit le Christ. Au même titre donc que la nourriture terrestre, qui nourrit notre être mortel, le Pain eucharistique nourrit notre être appelé à la Vie, pour le mener à la Vie.

La question est bien simple : s’accommoderait-on de ne nourrir son corps physique qu’une seule fois au cours de la semaine ? Qui donc tiendrait longtemps à ce régime ? Alors comment aussi le corps spirituel (1 Cor 15, 44), l’être « appelé à la Vie », ne dépérirait-il pas à ne communier qu’une fois la semaine, voire, hélas ! beaucoup moins ?

Veut-on vraiment prendre connaissance de ce qui est, mais ne se voit pas ? Il suffit de s’astreindre à ne pas manger les jours où l’on ne communie pas : l’état de notre corps physique nous dira l’état de notre corps spirituel.

Notre vie dans le Christ ne peut se développer, ni même à terme subsister, si nous ne la nourrissons pas très régulièrement de ce pain vivant qui lui est donné « pour sa substance », « chaque jour ».

Saint Augustin l’enseigne expressément : « Si les péchés ne sont pas tels qu’on soit jugé ne pouvoir communier, on ne doit pas se séparer du remède quotidien qu’est le corps du Seigneur. » (Lettre 54, 3)

Il faut faire tout ce qui dépend de soi pour y avoir accès, à commencer par revenir, si besoin est, à l’état de grâce. Il y va de la vie éternelle. Hormis les obligations du devoir d’état de vie ― un état de vie dont on soit vraiment sûr qu’il est voulu par Dieu ―, rien n’est assez important pour nous détourner de communier ainsi jour après jour au Corps du Seigneur.

En effet, la communion quotidienne requiert de nous que nous cherchions quotidiennement, en nos actes, à nous conformer au Christ, qui est notre vie, et elle nous procure en même temps la capacité de le faire, puisqu’elle nous assimile à sa substance.

D’où vient-il alors que nous ne soyons pas saints alors même que nous communions peut-être chaque jour ? C’est qu’en communiant à notre Sauveur, nous oublions avec un incroyable aplomb ce peu, somme toute, qu’il attend de nous, et la part souveraine qu’il nous faut lui réserver : nous oublions la simplicité qui veut qu’il n’y ait nulle distorsion en notre cœur entre notre vouloir et le sien ; nous oublions l’humilité par laquelle nous lui laissons pleinement la place, car tout bien en nous est sien.

Autrement dit, en termes liturgiques : il nous revient de porter au calice la gouttelette d’eau, une gouttelette qui puisse n’être plus qu’un avec le vin ; puis de reconnaître qu’elle n’aura de goût que celui du vin !

 

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« Ma nourriture est de faire la volonté de celui

qui m’a envoyé accomplir son œuvre. » Jn 4, 34

 

Quand la simplicité nous ajustera totalement au Christ, et que l’humilité lui réservera résolument toute la place, nous serons entièrement ravis en son Corps que nous recevons, et notre agir se confondra avec le sien : « Je vis, mais ce n’est plus moi : c’est le Christ qui vit en moi. » (Gal 2, 20)

Or, l’agir du Christ consiste à faire la volonté du Père. (Cf. Jn 5, 30) Là est la clef de sa vie : « Je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (Jn 6, 38) Il vient faire ce que le premier Adam (lui qui a préféré sa volonté à celle du Père) aurait dû faire pour accéder à la plénitude ; il vient faire ce que nous pouvons désormais, nous aussi, faire par lui, avec lui et en lui, dès lors qu’il nous a apporté le Salut en nous donnant sa propre vie.

Si la nourriture du Christ Jésus est de faire la volonté de celui qui l’a envoyé, tel est donc aussi notre pain quotidien, que nous demandons dans le Pater.

Comment alors la volonté du Père peut-elle se faire notre nourriture ?

 « Dieu, personne ne l’a jamais vu. » (Jn 1, 18), mais « à bien des reprises et de bien des manières, dans le passé, il a parlé à nos pères par les prophètes. » (He 1, 1) ; et « à la fin, en ces jours où nous sommes, il nous a parlé par son Fils, [...] expression parfaite de son être. » (He 1, 2-3)

Voilà sous quelle forme la volonté de Dieu se fait notre nourriture : celle de sa Parole qu’il nous délivre tout d’abord progressivement, puis, parfaite, en son Verbe.

« Donnez-nous », disons-nous, « notre pain ». Une fois encore, mesurons bien l’essentiel de ce « donnez-nous ». Il ne s’agit pas pour nous d’aller nous servir dans les Ecritures, comme le fait si bien le diable, ainsi que nous l’entendons dans l’évangile de la tentation au désert (Ier dim. du Carême, Mt 4, 1-11). Saisie par l’homme, de sa propre main, l’Ecriture devient bien vite en ses entrailles poison d’hérésie : pour avoir eu la présomption de prendre ce qu’il devait recevoir, il tombe dans l’aveuglement, quelle que soit, du reste, sa science d’exégète. Aussi l’Ecriture n’est-elle nourriture que comme parole adressée par Dieu à ses enfants. « Donnez-nous notre pain. »

Ce n’est donc pas sans raison profonde que le lieu privilégié pour l’Ecriture est la liturgie, et très particulièrement la liturgie eucharistique. En Dieu, tout est un : sa parole est indissociable de lui-même. La Genèse nous montre Dieu créant l’univers par sa parole, et saint Jean précise dans son Prologue que « c’est par le Verbe que tout est venu à l’existence », que « rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui », le Verbe, dont il vient de dire « et le Verbe était Dieu. »

La liturgie qui nous introduit dans l’être de Dieu nous donne en nourriture son Verbe-Parole puis son Verbe-Chair, la succession (« puis ») n’étant que dans la modalité de notre temps humain, car, quant à l’action divine, la Parole ne porte son fruit que si elle est reçue comme Verbe, et le Verbe d’eucharistie ne se reçoit avec fruit que dans un cœur qui accepte et met en pratique, pleinement, la Parole. C’est tout un.

La lectio divina (les Pères nomment ainsi la méditation de la Parole de Dieu) est elle-même participation à l’être du Christ : on serait bien mal inspiré de la séparer de la liturgie, qu’elle prépare et dont elle prolonge le rayonnement. Il n’est en effet guère concevable que l’on puisse entrer à froid dans l’action liturgique, ni davantage la quitter sans entretenir en soi le feu de la Présence qui s’y communique. Et d’autre part, appréhendée sans lien avec la liturgie, la lectio divina perd tout à la fois son aboutissement, et son principe vital. Le Christ se fait notre pain en sa Parole et en la substance de son Corps. Il nourrit par sa Parole notre foi de recevoir son Corps, et la communion à son Corps alimente notre capacité à savourer sa Parole jusqu’à la mettre en pratique.

« Ta parole est la lumière de mes pas, la lampe de ma route » (Ps 118, 105) N’est-ce donc pas là aussi le pain quotidien dont nous avons besoin, dès lors surtout que Saint Jacques, dans son épître, en manifeste la vertu ?

« Il [le Père des lumières] a voulu nous engendrer par sa parole de vérité, pour faire de nous comme les prémices de toutes ses créatures. » (Jc 1, 18) « C’est pourquoi, ayant rejeté tout ce qui est sordide et tout débordement de méchanceté, accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ; c’est elle qui peut sauver vos âmes. » (Ibidem, 21)

J.-B. T.

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