Tu amasseras des charbons de feu sur sa tête…
Rom12,20 ;
Pr 25, 21-22
Au répertoire des formules immuables qui fleurissent de génération en génération sur les lèvres du potache en mal d’inspiration, il en est une bien connue qu’il profère comme irrévocable sentence quand, pris de perplexité devant une version latine qu’on lui donne à traduire, il rend, piteux, les armes ― et sa feuille au professeur ―, après un combat le plus souvent aussi économe d’engagement qu’infructueux. Et le verdict tombe, sur le ton cinglant du reproche :« Monsieur, votre texte, ça ne veut rien dire ! »
Le reproche pourtant porte à faux, pour deux raisons de bon sens :
1. ― Le texte n’est pas du professeur : ce n’est pas « son » texte, il ne fait que le transmettre.
2. ― Et puis, il y a bien de la différence entre le diagnostic : « Ça ne veut rien dire », et la réalité objective : « Je ne vois pas ce que cela veut dire. » ...
Quand il nous est donné d’entendre la lecture de l’Epître ou de l’Evangile, ne réagissons-nous pas de temps en temps de même, impatients plutôt que confiants, mettant en cause la Parole plutôt que notre entendement ? Comme si Dieu ne nous dépassait pas de toutes parts ; comme s’il ne pouvait nous dire que ce qui soit bien conforme à nos préjugés ; comme si sa Parole n’était pas avant tout créatrice de notre être ; comme si nous n’avions pas à cheminer vers lui, à nous laisser créer petit à petit, entre ses mains, aux dimensions d’ « homme nouveau ».
A quoi bon écouter la Parole de Dieu, si nous fixons d’avance ce qu’elle a le droit, ou non, de nous dire ?
Ainsi reconnaît-on de bonne grâce ― sans peut-être pour autant aller jusqu’à agir en conséquence ― la noblesse de cette recommandation de l’Ecriture : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire... » (Rom 12, 20)
Mais qui ne retrouve ses réflexes de potache, à entendre la fin du verset : « ...car ce faisant, tu amasseras des charbons de feu sur sa tête ! »
Allons donc, saint Paul ! que nous chantez-vous là ? Ah, vraiment, le bel apôtre que voilà, qui ne met un frein à la rancune que pour faire savourer à terme une vengeance rendue d’autant plus cuisante qu’on aura su se montrer talentueux en hypocrisie !
Or justement, le bon sens invoqué plus haut invite à n’en pas juger si précipitamment, pour ces deux mêmes raisons :
1. ― Il s’agit d’abord de reconnaître à qui, en définitive, est adressé le reproche. Le rédacteur du livre des Proverbes, auquel saint Paul emprunte ces lignes (Pr 25, 21-22), a écrit ce texte avec ses mots, son style, son caractère et tout son être : ce texte, certes, il l’a bien composé, et pourtant, il n’est pas de lui. Il est à travers lui, mais non pas de lui : il est de Dieu.
Dans saint Matthieu, qui rapporte les mots d’un prophète de l’Ancien Testament, on lit en deux endroits une expression particulièrement éclairante : « quod dictum est a Domino perprophetamdicentem » (Mt 1, 22 et 2, 15) : « la chose est dite ‘par’ le Seigneur (‘a’ indique l’agent, l’auteur), ‘par l’entremise’ du prophète (‘per’ indique seulement l’intermédiaire) ; mais le mot ‘dicentem’ se rapporte bien à ‘prophetam’ : l’expression (= ‘dicentem’) est du prophète, la chose dite (= ‘dictum’) est du Seigneur. C’est ainsi que s’entend l’inspiration des Saintes Ecritures.
« …Car ce faisant, tu amasseras des charbons de feu sur sa tête. » : l’expression est de la source de saint Paul, et assumée par saint Paul ; la chose dite est du Seigneur. Prenons-y donc bien garde : passe encore que nous fassions remontrance à l’Apôtre (et ne serait-ce pas déjà fort prétentieux ?), mais voilà, il y a ici plus que l’Apôtre.
2. ― Et puis, ferons-nous bien de convenir alors, sommes-nous vraiment sûrs d’avoir compris ce langage du Dieu d’amour, nous qui aimons si peu ?
Saint Augustin vient nous prendre par la main, là-même où nous achoppons (cf. Explication de certaines phrases de l’épître aux Romains, 63 [71] ) :
« …‘Car ce faisant, tu amasseras des charbons de feu sur sa tête.’ Il est possible que pour beaucoup de gens cette phrase semble entrer en contradiction avec celle par laquelle le Seigneur nous enseigne à aimer nos ennemis et à prier pour ceux qui nous persécutent (Cf. Mt 5, 44) ; ou encore avec celle-ci, où le même Apôtre déclare, un peu plus haut : ‘Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez, et ne maudissez pas.’ (Rom 12, 14), puis derechef : ‘Ne rendez à personne le mal pour le mal.’ (Rom 12, 17). »
Le saint docteur comprend ce qui nous arrête, et il le définit clairement :
« Comment quelqu’un aime-t-il en effet celui à qui il donne nourriture et boisson dans le but d’amasser des charbons de feu sur sa tête ? »
Voilà bien ce que pour notre part nous dirions. Et sans doute irions-nous même jusqu’à ponctuer notre « terrible » objection d’un point d’exclamation indigné, plutôt que de ce point d’interrogation, où apparaît déjà l’amorce d’une attente docile de réponse.
Oui, la phrase d’Augustin est un rien plus longue, elle est une vraie question, et la réponse y plonge ses racines :
« Comment quelqu’un aime-t-il en effet celui à qui il donne nourriture et boisson dans le but d’amasser des charbons de feu sur sa tête, si les charbons de feu signifient dans ce passage quelque grave peine ? »
Notre propension à la vengeance est telle, hélas, que nous entendons spontanément l’expression au sens d’une punition vengeresse ; l’amour qui habite le cœur du Saint le met quant à lui aussitôt dans la logique du langage de l’Amour :
« Voilà pourquoi il faut comprendre que le but de cette chose dite est celui-ci : que nous incitions celui qui nous aurait fait tort au regret de son action, tandis que nous, nous lui faisons du bien. »
L’exégèse de saint Augustin est du reste confirmée par la fin de ce verset, dans le livre des Proverbes. Le voici en son entier : « Tu amasseras des charbons de feu sur sa tête et le Seigneur te le rendra. » On voit à l’évidence par là qu’il est question d’un acte de vertu. Pareille conclusion resterait en effet absolument incompréhensible si le début du verset trahissait ne fût-ce que la moindre concession à notre appétit de vengeance.
Les charbons de feu ne signifient donc nullement dans ce passage quelque grave peine, mais toutes les braises de belle charité dont notre cœur est capable, et, chez celui qui nous aurait fait tort, l’appel tout au moins à brûler du regret de sa mauvaise action.
Et quelle est d’ailleurs cette vengeance selon l’esprit du monde, qui rend le mal pour le mal ?
Celui qui nous veut du mal atteint plus pleinement son but en nous rendant mauvais par l’éveil en nous de la volonté de vengeance : il ne peut même l’atteindre que de cette unique façon.
Car ne nous y trompons pas : quand nous rendons le mal pour le mal, nous ne nous vengeons pas de celui qui nous l’a fait. Nous rendons au contraire efficace en nous son œuvre de destruction, qui, sinon, ne peut que tourner à notre bien, comme on en voit l’exemple dans l’épisode de Joseph vendu par ses frères, en la Genèse : « Vous, vous avez tramé du mal contre moi : mais Dieu l’a tourné en bien. » (50, 20). Ce que l’Apôtre reconnaît comme une règle : « Nous savons que pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère à leur bien. » (Rom 8, 28) C’est en rendant au méchant le mal qu’il nous fait que nous sommes marqués en nous de ce même mal que nous lui reprochons, et nous en devenons détestables.
Amassons donc plutôt des charbons de feu sur sa tête en lui faisant du bien. Ce feu est celui de l’amour. Attisons-le encore et encore.
Mihi vindicta, dicit Dominus. « A moi la vengeance, dit le Seigneur », rappelait l’apôtre Paul au verset précédent. La vengeance de l’Amour.
La vengeance de Dieu, c’est de faire un juste du pécheur (cf. Os, 1-4), et il veut nous y employer aussi, par les petits charbons que nous viendrons amasser sur sa tête, afin qu’ils s’y embrasent du feu divin.
Remarquons d’ailleurs que, par la même occasion, nous en amassons pareillement sur la nôtre : ce dont elle a grand besoin…
« Je suis venu apporter le feu sur la terre », a déclaré le Sauveur. (Lc 12, 49) Eh bien, les charbons de feu dont parle ici l’Apôtre sont de ce feu-là.
Rendre le mal pour le mal, c’est être vaincu par le mal. Or saint Paul nous dit justement, au verset suivant cette fois, et en conclusion de tout le chapitre : Noli vinci a malo, sedvincein bonomalum. « Ne sois pas vaincu par le mal, mais vainc le mal dans le bien. »
Les charbons de feu signifient donc toute la charité dont notre cœur doit brûler pour ceux qui nous font tort, cette charité que, si nous vivons vraiment de l’amour divin, nous intensifions à mesure que leur méchanceté nous montre et persuade qu’ils en ont davantage besoin.
Voilà comment agit l’amour, parce qu’il est amour. L’amour n’a en vue que d’aimer.
Jean-Baptiste Thibaux
Vérité et Espérance/Pâque Nouvelle, n° 92, 3e trimestre 2014