Réforme liturgique: Mgr Bugnini se justifie, post mortem
Les notes enfin publiées de Mgr Annibale Bugnini sur son rôle central dans la réforme de la liturgie catholique nous donnent l’occasion de réfléchir profondément sur une histoire dans laquelle nous sommes encore engagés. Lu sur le site « France Catholique » :
En juillet 1975 Mgr Annibale Bugnini, tout-puissant artisan de la réforme liturgique consécutive au Concile Vatican II, disparaissait soudain dans une trappe. Il n’en sortait, quelque temps plus tard, que pour aller occuper le poste peu envié de pro-nonce à Téhéran, pratiquement au moment où l’ayatollah Khomeiny prenait le pouvoir en Iran. Il n’allait pas tarder à succomber à la maladie, non sans s’être assuré que ses notes, déjà préparées pour l’édition, pourraient voir le jour en un livre qui le justifierait.
Paru en italien en 1997, puis en anglais, ce livre attendait son édition française. Celle-ci sort aujourd’hui, et on ne peut s’empêcher de voir une coïncidence, pas forcément fortuite, avec la publication également tardive des Mémoires de Louis Bouyer. L’oratorien français, connu surtout par son grand livre Le Mystère pascal travailla avec Bugnini au sein du Consilium pour l’application de la Constitution conciliaire sur la Liturgie sacrée et il a laissé de lui un portrait terrible, l’accusant d’avoir trompé la confiance de Paul VI et œuvré de façon toute personnelle pour aboutir à une réforme bâclée et incohérente.
Personnage controversé, par conséquent, et encore mal connu, il laisse une postérité mêlée : à côté d’admirateurs inconditionnels, il s’en trouve beaucoup pour l’accuser de tous les maux d’une réforme qui ne fait pas l’unanimité des catholiques. L’ouvrage que nous recensons ne constitue en aucune façon des Mémoires. Il se partage en deux : une partie historique intitulée « grandes étapes » qui donne une perspective cavalière sur les trente ans qui vont des premiers linéaments de l’idée de réforme liturgique (sous Pie XII) jusqu’à ce qu’il considère comme son aboutissement. Annibale Bugnini a été mêlé à toutes les phases de cette histoire, mais il lui manque le recul qui permettrait d’évaluer l’importance des différents tournants et de percevoir les faiblesses. Puis vient une partie plus descriptive où, pour chaque domaine de la réforme (missel, office divin, etc.), il récapitule les projets, délibérations et décisions prises. Puisé aux sources, cet ouvrage est évidemment un outil incomparable pour démêler l’écheveau des dix années intenses qui ont vu disparaître une cohérence séculaire et s’instaurer un rite en grande partie nouveau. On comprend mieux ce qui fit la force et la faiblesse du personnage. Sa force, c’est une puissance de travail impressionnante, capable de mettre en mouvement une formidable machine qui avança à marche forcée pendant ces années pour produire plus de textes que l’Église n’en avait jamais connus, c’est son entregent, sa capacité à s’entourer d’experts de compétence sans doute inégale, mais qui comptaient, malgré tout, parmi les plus capables de l’époque.
Sa faiblesse, c’est d’avoir été l’homme de son époque, c’est-à-dire d’avoir vu la réforme de l’Église comme un lifting destiné à assurer à celle-ci une crédibilité nouvelle dans le monde, sans voir que le problème n’était ni celui de la langue liturgique, ni de la compréhension des rites, mais celui de la vitalité spirituelle du peuple chrétien.
L’effondrement qui a suivi marque bien qu’on a pris le problème à l’envers. Il fallait sans doute des ajustements, mais en braquant l’attention sur des modifications, toutes discutables et perfectibles, on a transformé la prière de l’Église en un immense chantier, quand ce n’était pas un champ de bataille. Quand le temps des folies fut passé, il ne restait plus qu’un ordinaire assez médiocre qui, sauf exceptions, ne répondait pas à l’attente d’un monde qui reste affamé de Dieu et demande aux chrétiens un art de la prière.
Ce qu’il portait aussi, c’était une conception de la loi liturgique comme décision de l’autorité de l’Église qui publie des livres, fixe des normes et peut commander aujourd’hui ce qu’elle a interdit hier et réciproquement. à part quelques principes généraux, tout pouvait changer, selon les opportunités et, à partir du moment où c’était décidé, tout le monde devait suivre comme un seul homme. Paradoxalement cette perception de l’Église restait assez proche du Concile de Trente qui voyait l’Église comme une armée rangée en bataille. Mais la liturgie peut-elle changer au coup de sifflet ? Le label officiel ne transforme pas automatiquement des constructions élaborées par des commissions en véhicules autorisés de la prière de l’Église. L’histoire montre que les rites surgissent rarement ex nihilo, qu’ils ont été longtemps portés par une portion du Peuple de Dieu avant de devenir le bien de tous, le rôle de l’autorité étant de réguler le mouvement plus que de le précéder.
Annibale Bugnini, La Réforme liturgique (1948-1975), Artège, 1 036 pages, 39 e.
Ref. sur le site France catholique : « Mgr Bugnini se justifie » (12 février 2016)
Dans une interview publiée en 1977 par la revue « Communio » (Cahier n° 6) le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, estimait déjà que « malgré toutes ses qualités », le nouveau missel a été édité comme s’il était un ouvrage revu et corrigé par des professeurs, et non l’une des phases d’une évolution continue. Jamais, poursuit-il, chose semblable ne s’est produite : cela s’oppose à l’essence même de l’évolution de la liturgie. C’est ce seul fait qui a fait naître l’idée absurde que le concile de Trente et Pie V auraient eux-mêmes rédigé un missel il y a quatre cents ans » et Joseph Ratzinger de conclure : « la liturgie ne naît pas de décrets et l’une des faiblesses de la réforme liturgique postconciliaire réside sans aucun doute dans le zèle des professeurs qui, de leur bureau, mettent en oeuvre un travail qui nécessiterait une croissance vivante ». Dans cette critique transparaissent deux thèmes chers à Benoît XVI, trente ans plus tard : il faut promouvoir une « herméneutique » (du verbe grec"hermeneuein ", expliquer) de la continuité et une « réforme de la réforme » liturgique s’impose en ce sens. On l’attend toujours.
JPS