« Pour notre substance, au jour le jour »
Cf. Mt 6, 11 ; Lc 11, 3
Dans la prière qu’il nous enseigne, Notre-Seigneur nous apprend à demander au Père de nous donner notre pain « pour notre substance aujourd’hui » (Mt), ou « pour notre substance au jour le jour » (Lc). Telle est la plus proche transposition que l’on peut faire, en français, du texte grec de nos évangélistes.
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Dès lors que nous répétons cette prière chaque jour, demander notre pain pour notre substance « aujourd’hui » ou « au jour le jour », c’est tout un. Il n’y a pas de difficulté sur ce point : ce que nous devons par là consolider en nos cœurs, c’est la confiance sans souci du lendemain, celle qui convient à un enfant qui se sait aimé de son Père.
La chose est d’importance, car cette précision tranche en nous, comme une épée de feu, entre le vieil Adam pécheur qui se veut autonome, palpant de ses mains ses provisions pourrissantes dont il imagine se faire un rempart, comme par défiance envers cet Amour provident, et le nouvel Adam, libre : lui, il se nourrit de cet Amour bien plus encore que des biens qu’il en reçoit. Car chaque bouchée de pain, même terrestre, se reçoit alors déjà comme une petite eucharistie.
Dieu veut nous faire comprendre que nous n’avons pas d’autre garde-manger que lui-même : quand il nourrit les Hébreux de la manne au désert, il leur enjoint expressément d’en recueillir « ce qui suffit au jour le jour » (Ex., 16, 4) ; il n’en fallait pas garder jusqu’au matin suivant (16, 19) ; et ceux qui s’obstinaient à en mettre de côté trouvaient le lendemain les vers qui y grouillaient dans la pourriture (16, 20).
Car c’est folie que de vouloir bâtir son assurance autre part qu’en Dieu : rappelons nous cet homme favorisé d’abondantes récoltes et qui se dit qu’il a quantité de biens en réserve pour de nombreuses années (Lc 12, 19) ; ou bien encore celui qui s’en va creuser la terre pour y enfouir en sûreté l’argent de son maître (Mt. 25, 18). L’avertissement de Notre-Seigneur est clair « Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur » (Mt 6, 21) Notre cœur, c’est entre les mains du Père qu’il nous montre que nous avons à le remettre. Nulle part ailleurs.
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Ce pain que nous demandons donc au jour le jour est notre pain « pour notre substance ». En saint Matthieu et en saint Luc on lit le même terme grec, terme dont on ne trouve aucune autre attestation que celle-là dans toute la littérature grecque.
L’Antiquité grecque nous en donne elle-même confirmation par la bouche d’Origène (185-254) : ce terme, dit-il, « n’est employé par aucun des savants parmi les Grecs, et il n’est pas davantage usité dans le langage courant, mais il semble avoir été inventé par les évangélistes. » (De la Prière, 27, 7, trad. G. Bardy.)
On ne peut donc interpréter le terme qu’en se fondant sur ses éléments constitutifs. Plusieurs explications ont ainsi été proposées dans le sillage de l’analyse assez complète qu’en a donnée Origène : nous retenons ici celle de saint Basile de Césarée (329-379), qui a l’avantage de les synthétiser toutes. C’est le pain, dit-il, « utile à notre substance pour la vie quotidienne. » (Règles courtes, 252e)
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Mais la question est maintenant de savoir quel est ce pain « utile à notre substance pour la vie quotidienne ».
Pour y répondre, il convient de se rappeler ce qui caractérise la substance du chrétien : c’est une substance créée par le Père, sauvée par le Fils, et menée à sanctification par l’Esprit.
Bien entendu, chacun de ces trois aspects est en réalité le fait de la Trinité indivise, car seules les opérations intérieures à la divinité peuvent rigoureusement être attribuées à l’une des Personnes divines séparément des autres : le Père seul engendre le Fils ; le Fils seul est engendré par le Père ; l’Esprit seul procède de l’un et de l’autre.
On attribue toutefois aussi par appropriation à telle ou telle Personne certaines actions portant sur les créatures : car bien que leur efficience relève indivisiblement des trois Personnes, la relation qu’elles établissent entre Dieu et la créature peut être plus ou moins propre à l’une des Personnes. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que le Père est notre créateur, le Fils notre sauveur et l’Esprit notre sanctificateur.
Voilà comment aussi le pain que nous demandons au Père peut être mis en relation avec chacune des Personnes de la sainte Trinité.
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Dans le Pater, nous demandons en effet d’abord le pain qui doit entretenir notre être créé, le pain naturel, celui qui sort de la main du Père depuis qu’au commencement il créa le ciel et la terre.
Tâchons de ne pas oublier que « la création ne peut être réduite à l’événement qu’a été le commencement de toutes choses. Elle est une permanente situation où la créature subsiste à tout instant aussi bien qu’au premier et qui lui fait recevoir son être, en tout temps, comme un don permanent du créateur. » (L. BOUYER)
Ce premier « pain » que nous demandons englobe ainsi sous le terme désignant la nourriture par excellence tout ce qui permet à notre être naturel de subsister.
Cette interprétation de la demande s’autorise de nombreux Pères de l’Eglise, entre autres saint Grégoire de Nysse : « ce qui suffit à la conservation de notre substance corporelle » (Sermon 4, 745) et saint Jean Chrysostome : « pour le corps, ce que la nécessité commande » (Homélie 19 sur s. Matthieu, 5).
La demande exprime par là la reconnaissance de notre entière dépendance à la volonté créatrice du Père sans laquelle nous ne sommes rien : « Tu es celle qui n’est pas. Je suis celui qui suis. » (Sainte CATHERINE DE SIENNE, Dialogues, 10).
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Mais puisque depuis la faute originelle notre vie est caduque, ce serait trop peu demander au Père que de lui demander seulement de quoi entretenir en nous ce qui de toute façon doit aboutir à la mort.
Par notre baptême, notre être est maintenant greffé sur le Christ. Sa vie, c’est le Christ, et nous avons à le nourrir en recevant le Corps même du Fils, le pain Eucharistique qui nous sauve pour la vie éternelle.
Le décret sur la Communion quotidienne (Sacra Tridentina Synodus, 20 déc. 1905) l’affirme expressément : «Quand Notre-Seigneur nous ordonne de demander dans l’oraison dominicale notre pain quotidien, il faut entendre par là ― presque tous les Pères de l’Eglise l’enseignent ― non pas tant le pain matériel, la nourriture du corps, que le pain Eucharistique à recevoir chaque jour. »
Saint Ambroise donne en conséquence ce commentaire : « Si c’est un Pain quotidien, pourquoi attends-tu une année pour le recevoir ? » (Des Sacrements, 5, 4)
Le Corps sacramentel du Christ est en effet le Viatique qui nous sauve, « maintenant et à l’heure de notre mort ». Puisse donc le Père nous faire la grâce de mettre tous les jours à notre disposition ce Pain de Vie, et en particulier au moment où mort et vie se livreront en nous leur duel décisif (cf. séquence de Pâques). Puisse-t-il de même nous mettre dans les dispositions requises pour le recevoir.
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Et de fait, si nous sommes par l’Eucharistie assimilés au Christ, c’est pour vivre à son image. Sachons dès lors que la nourriture que nous demandons au Père ne saurait enfin être différente de la sienne. Celle dont il a déclaré lui-même : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé accomplir son œuvre. » (Jn 4, 34).
Le lien est ainsi souligné entre la première partie du Pater, qui est de portée générale, et la seconde où viennent s’inscrire nos petites personnes ; entre la troisième demande « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel » et cette quatrième qui en est l’application à notre cas particulier : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain », ce qui, à la lumière de la parole du Christ que nous venons de rappeler, revient à dire : « Donnez-nous aujourd’hui de faire votre volonté ».
Or, qu’est-ce que la volonté du Père, sinon notre sanctification, ainsi que l’affirme saint Paul ? (1 Thess 4, 3) La sanctification que l’Esprit opère peu à peu en nous, si nous voulons bien le laisser faire.
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En exprimant de tout cœur et dans toute sa richesse cette quatrième demande, conformons-nous donc pleinement au dessein de Dieu Trinité, qui, nous créant, pourvoit aux besoins de notre être créé ; qui, nous sauvant, nous procure le gage de notre salut ; et qui n’attend plus que notre bon vouloir pour nous sanctifier, comme il convient que le soient ses enfants bien-aimés.
Jean-Baptiste Thibaux