Cette confusion – qui crée un grave obscurcissement de la pensée - est due pour une grande part aux diverses définitions du mot jugement. En effet, ce même mot recouvre en français (et dans la plupart des langues européennes) plusieurs sens différents et complémentaires qu’il convient de départir pour mieux les comprendre et circonscrire leur champ d’application.
Le jugement est à la fois une faculté (le pouvoir de l’entendement et du goût), un acte (un processus de décision) et le résultat d’un acte de décision (une proposition, une sentence). Or, ces activités ne sont désignées que par un seul mot : juger. Quand le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) disserte sur la faculté de juger, il n’entend pas donner des leçons aux juges d’instruction, mais décrire comment la réalité se présente à l’intelligence au moyen de l’observation et des mots. René Descartes (1596-1650) distinguait, quant à lui, la puissance de connaître (l’intelligence) et la puissance d’élire (la volonté), c’est-à-dire la capacité à porter librement des jugements sur ce que l’entendement permet de connaître. Ces questions philosophiques sont passionnantes et ont été largement traitées dans de savants ouvrages. Nous nous contenterons de présenter ici quelques exemples concrets qui vont éclairer la toute-puissance despotique du “Tu ne peux pas juger”.
Jugement de fait
Dire : “La voiture de mon voisin est rouge” est déjà un jugement, précisément un jugement de fait. Que la voiture soit rouge, nul ne peut le nier ; on pourra ergoter sur la variété de rouge (plus ou moins clair), mais la couleur rouge est aussi indiscutable que le ciel est bleu et l’herbe verte. Le jugement de fait est nécessairement vrai ou faux (il serait faux de dire que la voiture rouge est jaune), il est neutre et objectif. Ceci semble évident, mais, expérience faite, peut-on encore exprimer les jugements de fait suivants (dûment comptabilisés) sans s’attirer les foudres des censeurs : “Il y a environ 60 % de musulmans dans les prisons françaises”... ou bien “Il y a une majorité de joueurs noirs et arabes dans l’équipe nationale de football”. Devant ces faits, visibles et indiscutables, les censeurs, pour disqualifier le simple jugement de fait et couper court à toute discussion, vont immédiatement glisser du jugement de fait au jugement de valeur (“vous n’aimez pas les musulmans”) et de celui-ci au jugement judiciaire et à la condamnation sans procès. On passe arbitrairement du vrai/faux (jugement de fait) au bien/mal (jugement de valeur ou jugement moral) pour en arriver à la négation du réel, à la paralysie de l’intelligence, à l’inaction, voire à la complicité passive avec le mal.
Jugement de goût
“Je n’aime pas le rouge, je préfère le gris”, est un jugement de goût, comme “je déteste les chicons au gratin” ou “la musique de Mozart est quelquefois frivole”. Les goûts et les couleurs sont – quoi qu’on en dise – les choses les plus discutées... même si trouver Shakespeare pompier et détester Picasso peut valoir des haussements d’épaules ou des sourires apitoyés, sachant toutefois que les goûts peuvent évoluer avec le temps et l’expérience. L’impératif “Tu ne peux pas juger” devrait échapper en principe au domaine du goût, des modes et des arts, qui sont les domaines de la liberté et de la création, mais ce n’est pas si simple ; il y a un totalitarisme qui s’exerce également dans le domaine des “goûts et des couleurs”. Par exemple, manifester son dégoût personnel pour les excès scatologiques et blasphématoires de l’art contemporain, c’est prendre le risque de la marginalisation, de la ringardisation, de la violence peut-être, car c’est une certaine conception de l’homme qui entre en jeu, une certaine conception des valeurs qui mobilisent les pensées et les actes. Transition parfaite pour aborder les jugements de valeurs.
Jugement de valeur
C’est le moment de citer Blaise Pascal : “Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais.” On oublie (commente l’historien Marc Bloch) qu’un jugement de valeur n’a de raison d’être que comme la préparation d’un acte et de sens seulement par rapport à un système de références morales, délibérément accepté.[1] Le jugement de valeur est comme le GPS de l’automobiliste : on l’allume pour se laisser guider. Le jugement de valeur ou jugement moral permet de discerner le bien du mal, le bon du mauvais en vue d’une action précise ; en ce sens il est non seulement permis mais exigé par la dignité humaine.
C’est ici que les choses se compliquent en raison de la diversité des critères moraux ; par exemple, pour le chrétien, l’avortement est un homicide, pour certains il est un droit ; selon la Bible, l’homosexualité est une “abomination”[2], pour d’autres elle est légitime et normale ; pour une grande majorité de personnes, le mariage est l’union d’un homme et d’une femme et non l’appariement d’êtres vivants indifférenciés, etc. Dans une vision non chrétienne, le jugement moral est dépourvu de toute validité objective (les Commandements de Dieu, la loi d’amour des Evangiles), il est subjectif (“à chacun sa vérité”), fluctuant (au gré des majorités parlementaires ou de l’esprit du temps) et déconnecté de toute référence transcendante, il s’exerce dans une totale relativité, ce qui ouvre évidemment la porte à l’hypocrisie, à l’illusion, à l’aveuglement. Comme l’écrit avec humour La Rochefoucauld dans ses Maximes : “Tout le monde se plaint de sa mémoire ; personne ne se plaint de son jugement”. Or, tout jugement fondé sur l’opinion est fondé sur le sable et non sur le roc. Plus largement, si les règles du droit s’appuient sur le sable et non sur le stable, c’est toute la société qui vacille. Et l’écroulement menace.
Jugement sentenciel
Quant au jugement judiciaire ou “sentenciel”, il est réservé au juge terrestre et au Juge suprême. Dans la Bible, 90 % des références au jugement concernent Dieu lui-même, qu’il s’agisse du Jugement Dernier ou du jugement personnel qui suit la mort. “L’Eternel se présente pour plaider. Il est debout pour juger les peuples” (Is 3, 13) ou encore : “Ils rendront compte à Celui qui est prêt à juger les vivants et les morts” (1 P 4, 5).
En résumé, et pour faire simple, sous le seul terme de jugement, nous pouvons distinguer le constat, le goût, le discernement et la sentence. Toute la perfidie de l’interdit de juger vise à brouiller cette distinction essentielle et à confondre tous les types de jugement en un seul : la condamnation. Le “Tu ne peux pas juger” est l’arme atomique qui dévaste tout. Parfois, se hasarder à constater une simple réalité qui dérange (jugement de fait), c’est risquer d’emblée la sentence fatale ; oser émettre un goût à l’encontre de l’opinion dominante, c’est déjà provoquer un jugement de valeur.
Dire la vérité
Sommes-nous condamnés au silence ? Faut-il renoncer à constater la simple véracité des faits, fussent-ils dérangeants ? Faut-il éviter de discerner le bien du mal pour éviter de recevoir des coups de règles sur le bout des doigts de la part des professeurs de relativisme? Faut-il, pour notre survie sociale, louvoyer entre “peut-être” et “ça dépend”, au lieu que notre “oui” soit “oui” et notre “non” soit “non” ? Au risque de...
Que disent les Saintes Ecritures ? Des évidences. Par exemple : “Rejetant le mensonge, dites la vérité chacun à son prochain” (Eph 4, 25) ; “Discernez ce qui est agréable au Seigneur et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres, mais plutôt réprouvez-les” (Eph 5, 10-11) ; “Voici ce que vous devez faire : jugez dans vos portes selon la vérité et en vue de la paix” (Za 8, 16).
Nous sommes donc fermement invités à alimenter notre jugement moral à la Vérité du Christ pour ne pas tomber dans les pièges de l’amalgame, de l’irénisme, du simplisme : “La nourriture solide est pour les hommes faits, pour ceux dont le jugement est exercé par l’usage à discerner ce qui est bien et ce qui est mal” (He 5, 14). Voulons-nous cette nourriture solide? Ou préférons-nous le laitage des idées toutes faites?
Ne pas juger...
Et pourtant, il est écrit aussi : “Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés” (Mt 7, 1) ou “Pourquoi juges-tu ton frère ou toi pourquoi méprises-tu ton frère? Puisque nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Dieu” (Rom 4, 10) ou encore “Un seul est législateur et juge, c’est celui qui peut sauver et perdre ; mais toi, qui es-tu qui juges le prochain?” (Jc 4, 12), “On vous jugera du jugement dont vous jugez ; et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez” (Mt 7, 2). Comment comprendre dès lors ces invitations catégoriques à ne pas juger, que les mieux intentionnés nous mettent en travers de la conscience pour nous empêcher d’exercer notre devoir de discerner le bien du mal et le vrai du faux?
Juger...
Si le jugement était réservé à Dieu seul, Jésus n’aurait pas recommandé la correction fraternelle comme règle de la communauté ; or cette correction ne peut s’exercer qu’après avoir constaté le mal, discerné dans la vérité, et jugé objectivement. Jésus demande de prendre entre quatre yeux le frère “qui vient à pécher” et de “lui faire des reproches seul à seul”, s’il n’écoute pas, qu’on le fasse dans un cercle plus élargi et ainsi de suite jusqu’à la sentence finale et légitime, quitte à ce qu’il soit considéré “comme le païen et le collecteur d’impôt” (Mt 18 15-18). Ce langage est rude, qui peut l’entendre? C’est pourtant la Parole de Dieu. Comme le souligne le pape Benoît XVI, ce que le Maître nous enseigne, c’est de ne pas nous prendre pour Dieu en nous instituant juges du monde entier, mais il nous faut respecter aussi, en jugeant, le mystère de l’autre. Même lorsque la justice, pour maintenir l’ordre, doit juger, elle ne condamne pas la personne mais certains de ses actes en essayant de trouver la réponse adéquate ; nous devrions en tout cas respecter le mystère du non-dit dont Dieu seul est juge. Nous sommes invités à garder la juste mesure, à connaître les bonnes limites, à faire preuve du vrai respect envers l’autre. Jésus nous fournit une règle intérieure pour juger quand cela s’avère indispensable. Elle consiste à reconnaître sans cesse cette dernière instance :“On vous jugera du jugement dont vous jugez ; et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez”.[3]
Le jugement qui nous est interdit, c’est le jugement réservé à Dieu seul, qui sonde les reins et les cœurs et connaît tout de chacun, le meilleur comme le pire. Le jugement que nous devons exercer est celui du discernement et du bon choix. Dans la parabole de l’ivraie mêlée au bon grain par l’ennemi pendant la nuit (Mt 13, 24-30), les disciples savent distinguer l’ivraie du bon grain ; Jésus ne leur reproche pas d’avoir bien jugé de la nature différente des plantes pourtant si inextricablement mélangées dans le champ du monde par le diable. Jésus interdit seulement de procéder au seul jugement réservé à Dieu : séparer les bons des méchants, engranger le froment et brûler les plantes nocives : ceci ne nous appartient pas, car nous risquerions de nous tromper dans notre jugement et d’arracher le froment en même temps que l’ivraie. Laisser croître côte à côte le bien et le mal ne nous dispense pas de distinguer l’un de l’autre, c’est même notre impérieux devoir.
Le piège de la fausse miséricorde
On peut comprendre qu’au nom d’une miséricorde mal comprise voire hypocrite (“Qui suis-je pour juger?”), certains cœurs généreux veuillent à tout prix sauver l’ivraie du feu en l’emmêlant généreusement dans la gerbe de froment. Il faut le dire clairement : cette miséricorde-là est une forme de lâcheté doublée de fausse humilité. Car la miséricorde n’est pas une démission devant l’obstacle du mal ; elle n’est pas un aveuglement, mais une suprême lucidité ; lucidité sur soi-même (je suis aussi un pécheur) et lucidité sur le mystère d’autrui (fût-il celui d’iniquité). Comment faire miséricorde à celui dont on ne voit pas la faute, que cette cécité soit volontaire ou accidentelle? Comment pardonner de tout cœur à quelqu’un si l’on refuse de constater son péché, si l’on en minimise la gravité? Comment la miséricorde pourrait-elle s’exercer pleinement dans la confusion des valeurs ?
Qui plus est, la miséricorde n’est pas automatique : l’évangile nous enseigne que le pécheur n’obtient la miséricorde que s’il la demande, il ne reçoit le pardon que s’il le sollicite : “Si ton frère a commis une faute contre toi, fais-lui de vifs reproches, et, s’il se repent, pardonne-lui” (Lc 17, 3-4). Pas de pardon possible sans repentir préalable du pécheur et pas de repentir valable sans résolution de changer de vie, “Va et désormais ne pèche plus”, demande Jésus à la femme adultère (Jn 8, 11). En exigeant que nous soyions miséricordieux, comme notre Père du ciel est miséricordieux (Lc 6, 36-38), Jésus ne nous demande pas de nous prendre pour Dieu (ce serait contradictoire avec l’interdit de juger son prochain), mais il exige humilité et lucidité, car on ne pardonne pas à l’aveuglette, mais en connaissance de cause, en l’occurrence après avoir distingué le bien du mal, c’est-à-dire après avoir procédé à un jugement de valeur, éclairé par l’amour et la vérité (ps 84, 11). L’amour qui pardonne n’a rien à voir avec la gentillesse ou une quelconque forme d’amabilité.
Aimer, c’est aussi juger et punir
D’ailleurs, n’avons-nous pas l’audace de dire au Père : “Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé”? C’est du donnant/donnant : tu pardonnes à ton frère et je te pardonne. Sinon, tu seras jugé sévèrement pour tes propres fautes. La miséricorde n’exclut pas le jugement, ceci est vrai “sur la terre comme au ciel”, sinon à quoi bon les sacrements (en particulier la confession : l’aveu et la contrition sont nécessairement précédés d’un discernement des fautes, d’un examen de conscience), à quoi bon le droit canonique et les tribunaux ecclésiastiques? Comme l’écrit justement Jean-Paul Schyns sur l’excellent blog www.belgicatho.be : “La miséricorde n’exclut pas le jugement (...) Au fond, juger et punir peuvent aussi être des actes d’amour. C’est toujours Dieu, source de toute justice et de toute miséricorde qui est seul juge : celui qui aura le “dernier mot”. Sa grâce n’exclut pas sa justice. Elle ne change pas le tort en droit. Ce n’est pas une éponge qui efface tout, de sorte que tout ce qui s’est fait sur la terre finisse par avoir toujours la même valeur...”
Et, toujours sur le même blog, M.-O. Houziaux développe : “En Dieu seul se résoud l’apparente antinomie entre la sentence et la clémence, la justice et la miséricorde. L’Eglise a besoin de l’assistance de l’Esprit Saint pour être juste et miséricordieuse, mais elle n’a pas le droit de soutenir une thèse selon laquelle la miséricorde s’opposerait à la loi, sous peine de verser dans l’hérésie. Est-ce si difficile à dire dans une homélie? L’opposition, si fréquemment formulée, entre un Benoît XVI dogmatique et un François pastoral, est absurde et dangereuse : un pape ne peut être dogmatique sans être pastoral, ni pastoral sans s’appuyer sur le dogme”.
En conclusion, tout jugement final est réservé à Dieu, et l’interdit de juger n’est recevable que s’il entretient la confusion entre l’ordre divin et l’ordre humain. En dehors de ce cadre, la faculté de juger est non seulement permise mais obligatoire pour, sous la motion du Saint Esprit, distinguer le bien du mal, discerner les esprits et conduire notre existence éphémère dans les pas de Celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie.