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Eglise du Saint-Sacrement à Liège - Page 120

  • La Lettre des pauvres de Poitiers (Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 99, été 2016)

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    LA LETTRE DES PAUVRES DE POITIERS

    On oublie trop que, tout autour des saints portés sur les autels, il est ― suscitée le plus souvent par eux, mais non moins bien personnelle ― une sainteté diffuse, parmi des chrétiens de toutes conditions, parmi ces petites gens surtout, dont personne ne fait cas... sinon les saints, bien entendu !

    Le document ici proposé à l’attention du lecteur en est un éloquent témoignage, particulièrement émouvant. Il remonte au début du XVIIIe siècle, et émane d’un groupe de pauvres de l’Hôpital Général de Poitiers.

    On ignore qui a tenu la plume. Le style, assez régulier, semble s’appliquer à coudre ensemble les idées simples, sans en trahir la teneur ; partout se décèle la naïveté du ton dans lequel elles ont dû s’exprimer : on pense à quelque bonne personne qui aura gracieusement prêté son concours à la demande du groupe. 

    Monsieur Grignion

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    En écrivant cette lettre, les pauvres de l’hôpital avaient pour but d’obtenir le retour de leur aumônier, saint Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716), qui avait dû quitter Poitiers un an plus tôt.

    Un seul trait suffira à faire entrevoir la limpidité de cet homme, qui sut vivre en vrai les promesses de son baptême. A l’âge de vingt ans, Louis-Marie est admis au séminaire à Paris. Il habite Rennes : quelque 350 kilomètres séparent les deux villes. A l’heure de son départ pour la capitale, on lui a préparé un cheval « pour faire au moins la moitié du chemin » ; il décline l’offre, mais, afin de ne pas contrister ses parents, il accepte en revanche l’habit neuf qu’on lui propose, un baluchon et dix écus. A peine sorti de la ville, il trouve un pauvre de sa taille, avec qui il échange son vêtement ; baluchon et écus passent aussi en d’autres mains : ils ne l’encombreront pas davantage pour la suite du voyage. Plus d’obstacle désormais entre la Providence et lui ! 

    L’Hôpital général de Poitiers 

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    Le terme hôpital désignait anciennement tout établissement charitable où l’on recevait les démunis pour assurer leur subsistance : la fonction médicale n’y était exercée que parmi bien d’autres. Furetière définit ainsi l’hôpital général « celui où l’on reçoit tous les mendiants. »

    On ne doit donc pas établir de comparaison avec nos cliniques actuelles, richement subventionnées, et payantes de surcroît. Le tout-venant entrait là les mains vides, heureux si la charité y était bien présente et agissante, pour malheur quand elle y faisait défaut. Du reste, nombre de ceux qui y entraient ne portaient pas eux-mêmes la « robe des noces », tant s’en faut...

    Un « établissement charitable » ne l’est que dans la mesure où la charité y préside vraiment. Le cœur du pauvre ne s’y trompe pas : il rayonne bientôt de cette même charité, quand elle lui sourit. Le pauvre est au contraire exposé à s’avilir dans la misère aussi sûrement ― mais avec plus d’excuses sans doute ―, que le riche dans son opulence, qui viendrait à ne plus exercer envers ce Christ souffrant l’office de bon Samaritain qui lui incombe. Un même toit peut ainsi tour à tour héberger le paradis ou l’enfer.

    Privé de Monsieur Grignion, l’Hôpital Général de Poitiers, où ce dernier avait trouvé à son arrivée une « pauvre Babylone » qu’il n’avait pas tardé à métamorphoser en paradis, reprenait le chemin de l’enfer.

    La réaction des pauvres pensionnaires mérite d’être considérée sous un angle inattendu peut-être. Leur lettre témoigne certes, et à juste titre, de la sainteté de leur aumônier ; c’est en ce sens que les biographes l’ont citée jusqu’à présent. Il nous est avis qu’une double lecture s’impose : il est encore une autre sainteté que cet écrit nous dévoile, sans y prendre garde : celle des pauvres eux-mêmes qui en ont eu l’initiative.

    La lettre des pauvres de Poitiers

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    « De l’Hôpital Général, ce 9 mars 1704.

                Monsieur,

    « Par la mort et la passion du bon Jésus, nous, quatre cents pauvres, nous vous supplions très humblement, par le plus grand amour et la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les pauvres, Monsieur Grignion.

    « Hélas ! Monsieur, nous ressentons plus que jamais la perte que nous avons faite pour le salut de nos âmes ; car pour les biens de ce monde, ce n’est pas ce qui nous inquiète : la Providence fournit à nos besoins, et nous croyons que, par ses prières, il nous a obtenu de Dieu une nouvelle Supérieure, qui a toutes les conditions qu’on peut souhaiter, pour les choses temporelles. Elle est de grande qualité, très riche veuve, qui a pourvu ses enfants richement. Le démon n’en veut qu’à nos âmes, et pour cela, il a remué toutes sortes de machines et de tentations pour faire déchoir l’œuvre de Dieu et faire en aller celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus. La moisson est très grande, il y a peu d’ouvriers : il prévoyait bien cela, et même ceux qui nous le devaient conserver ont été les premiers à se laisser séduire par la tentation. Quel détriment de la gloire de Dieu ! Nous, nous voyons tous le jours, visiblement, que l’édifice qu’il avait commencé, pour n’être pas assez affermi, se va détruisant petit à petit ; et comme dans cette maison c’est un flux et reflux de monde qui entre et qui sort, il y a toujours à convertir plusieurs âmes.

    « Mon très cher Monsieur, nos besoins pressants ne toucheront-ils pas votre cœur qui aime Dieu et sa gloire et le salut des âmes ? Quel grand bien vous nous feriez de nous envoyer notre ange ! Vous en auriez une grande gloire dans le ciel. Les pauvres sont toujours méprisés, et on n’écoute pas leurs humbles demandes. Nous le demandons bien à notre illustre et révérendissime Evêque, qui nous a dit qu’il l’avait demandé deux fois ; les grands ne veulent point être refusés, et pour cela il faut que l’intérêt de Dieu soit mis en oubli. Nous, nous croyons que votre charité et zèle des âmes nous accordera cette grande grâce, que nous vous demandons par les amabilités du bon Jésus et de la sainte Vierge Mère de Dieu.

    « Seigneur ! s’il était avec cette nouvelle Supérieure, quels règlements et quelle justice ne ferait-il pas observer dans cette maison ! Pardon, mon bon Monsieur, de la hardiesse que nous prenons ; c’est notre indigence de toute manière qui nous fait vous importuner, et les grandes peines que nous avons.

    « Il y a quelques-uns de nos bons pauvres qui disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous d’avoir été victorieux. Mais vous savez mieux que nous que l’œuvre du Seigneur est toujours combattue par ce malheureux, qui tâche de nous perdre par ses grandes tentations.

    « Enfin, mon Dieu, consolez-nous et nous pardonnez nos péchés qui nous attirent pareille disgrâce ; si nous pouvons une fois le revoir, nous serons plus obéissants et plus fidèles à nous donner à notre bon Dieu, et le prierons, Monsieur, de vous conserver et augmenter les bénédictions et la persévérance finale.

    Les pauvres de Poitiers »

    [Le texte de la lettre a été publiée pour la première fois par PAUVERT, p. 140 (1875)].

     En parcourant la Lettre

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    « Ce 9 mars... » ― La date de l’envoi n’est pas anodine. En cette année 1704, le 9 mars était le premier dimanche de la Passion, et les mots qui ouvrent la lettre confirment que le choix de ce jour est bien intentionnel. On peut en déduire que la liturgie était une réalité vivante au cœur de ces pauvres, et qu’elle innervait leurs démarches au quotidien. Cet épanchement de la liturgie dans la vie de tous les jours y entretient, active, la présence du Seigneur, avec ses impulsions bienfaisantes. Et l’on sait que, par l’Eucharistie principalement, on devient ce que l’on a reçu. Le calendrier liturgique règle donc naturellement les pas d’un cœur aimant sur ceux du bon Berger qui le mène.

    « Monsieur » ― La lettre est adressée à Monsieur Leschassier, le directeur spirituel de Grignion de Montfort ; nos auteurs n’ignoraient pas, en effet, que le Saint ferait dépendre de lui, en parfaite obéissance, toute sa conduite.

    « Du bon Jésus » ― Cette expression à elle seule témoigne, par sa charge tendre et affectueuse, que le Christ n’est pas une froide vue de l’esprit pour ces pauvres, mais qu’il occupe réellement dans leur cœur une place qu’on réserve à un hôte familier et aimé.

    « Celui qui aime tant les pauvres » ― Voilà donc comment on désigne saint Louis-Marie, avant même que de citer son nom : avant d’être lui-même, il est « celui qui aime tant les pauvres ». Sans doute les pauvres de Poitiers n’ont-ils pas lu saint Paul, mais son esprit est en eux, plus peut-être qu’il ne sera jamais dans beaucoup de ses savants exégètes : ils auraient en effet pu dire « celui qui distribue aux pauvres habits, baluchon, écus » ; mais non, ils disent « celui qui aime tant les pauvres ». A la manière de saint Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, ... s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien » (1 Cor 13, 3). Or si la sainteté consiste en la souveraineté de l’amour, ce n’est pas seulement à le donner qu’elle est appelée, mais aussi à le recevoir.

    « Pour les biens de ce monde, ce n’est pas ce qui nous inquiète » ― Ce sont des pauvres qui parlent ! Certes, ils sont indigents et nécessiteux, mais « ce n’est pas ce qui nous inquiète : la Providence fournit à nos besoins » Ces pauvres-là vivent l’Evangile : « C’est pourquoi je vous dis : Ne vous souciez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni, pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. ... Regardez les oiseaux du ciel ..., observez les lis des champs » (Mt. 6, 25-34). S’il est indispensable et même préalable de veiller au partage des biens matériels, n’oublions-nous pas un peu dans nos opérations de solidarité ce que les pauvres de Poitiers nous rappellent ici, que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4 < Dt 8, 3) et que « la vie vaut plus que la nourriture, et le corps plus que les vêtements » (Mt 6, 25) ? « Il faut faire ceci sans omettre cela » (Mt 23, 23). Notre monde étouffe. Le Christ total n’y est plus partagé. « En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5). Le prenons-nous au sérieux ?

    « Une nouvelle Supérieure » ― Il s’agit de Mme Bodet de la Fenêtre, née Marie de Villeneuve, bienfaitrice de l’hôpital.

    « Le démon... a remué » ― Tout comme notre pape François, et à la suite de tout ce que l’Eglise compte de saints, les pauvres sont conscients de l’action du démon qui « remue toutes sortes de machines et de tentations pour faire déchoir l’œuvre de Dieu. » On croit entendre ici de nouveau textuellement saint Paul : « Revêtez l’équipement de combat donné par Dieu, afin de pouvoir tenir contre les manæuvres du diable » (Ep 6, 11). Et de préciser que nos vrais adversaires, ce ne sont pas les hommes qui entravent nos desseins (cf. Ibid. 12).

    « Il y a toujours à convertir » ― Convertir ! Que de crimes n’a-t-on pas commis pour avoir pris conseil du diable plutôt que du Seigneur quant à la manière ! Sa « manœuvre » atteint aujourd’hui son résultat, d’oblitérer complètement les ultimes paroles de Jésus à ses disciples, sa pressante recommandation au moment de retourner vers le Père. « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 18-20). L’Eglise a reçu du Seigneur cette mission de convertir ; quand elle y manque, elle « se va détruisant petit à petit », comme infidèle à l’Esprit. Cela doit se faire librement dans le respect des consciences, ... mais cela doit se faire. Sous la plume des pauvres, cette remarque sonne juste. Conscients du besoin qu’ils ont d’être convertis d’abord eux-mêmes pour répondre à l’amour du « bon Jésus », ils perçoivent mieux aussi ce besoin chez les autres. Sachant ce qu’est la pauvreté, c’est en connaissance de cause qu’ils mettent le doigt sur la pauvreté seule définitive : être sans Jésus. Toute la lettre est un appel au secours qui va à l’essentiel : ils font la différence, eux, entre la voie et l’impasse, entre la vérité et l’errement, entre la vie et la mort (cf. Jn 14, 6).

    « Les pauvres sont toujours méprisés » ― Ils le sont en effet. Et c’est le Christ que l’on méprise en eux, comme le dit explicitement l’Evangile : « Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait » (Mt 25, 45).

    Voilà pourquoi les saints aiment les pauvres. Voilà pourquoi ils ne se contentent pas de les aimer, mais veulent aussi en être : car désirant en tout point être assimilés au Christ, ils chérissent pauvreté et mépris, qui furent l’ordinaire de celui qui est leur tout.

    Ce choix héroïque (s’il est vécu « pour de vrai », comme disent les enfants) ne doit pas occulter la sainteté sans relief, mais plus dense, de la pauvreté courante : la pauvreté choisie des saints, comme le fut celle de saint Louis-Marie, est fort méritoire ; mais la pauvreté de naissance et de condition, qui est celle des pauvres de l’hôpital, la pauvreté qui s’impose sans avoir été invitée, l’est plus encore, pour peu bien sûr qu’elle soit reçue de grand cœur comme le trésor qu’elle est, de la main du Seigneur. Comme la livrée que le Seigneur lui-même a portée.

    On objectera qu’il faut éradiquer la pauvreté. Qu’elle est un mal. La misère, oui ; non pas la pauvreté. La misère, et la richesse, oui. Leur couple hideux est fomenté par le diable. La pauvreté, elle, est notre identité devant Dieu. Il ne faut pas l’éradiquer, mais l’étendre. A nous-mêmes. Nous devons l’incarner dans notre train de vie, en découvrir la dignité. Le problème à résoudre dans notre monde n’est pas celui de la pauvreté, mais celui de la richesse. La pauvreté n’est pas un problème, c’est une solution. A condition de la vivre franchement soi-même, et d’y conformer petit à petit les structures de la société.

    « Mon Dieu, consolez-nous et nous pardonnez nos péchés qui nous attirent pareille disgrâce » Grande richesse enfin dans ce bout de phrase, toujours nourri de l’Ecriture. Quelle confiance filiale dans cet appel à Dieu, où nos pauvres n’hésitent pas à lui demander sa consolation avant même le pardon de leurs péchés ! Mais ils n’omettent pas non plus d’implorer ce pardon, ajoutant une considération que plusieurs regimberont à entendre, et pourtant bien présente chez saint Paul : nos péchés nous attirent la réprimande de Dieu, qui se traduit tout bonnement par des épreuves. Première au Corinthiens : « Celui qui mange et qui boit [l’Eucharistie] mange et boit son propre jugement s’il ne discerne le corps du Seigneur. C’est pour cela qu’il y a chez vous beaucoup de malades et d’infirmes, et qu’un certain nombre sont endormis dans la mort. Si nous avions du discernement envers nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais lorsque nous sommes jugés par le Seigneur, c’est une correction que nous recevons, afin de ne pas être condamnés avec le monde » (1 Cor 11, 29-32).

    Ces « disgrâces » sont donc médicinales, fruit de l’amour que le Seigneur nous porte, et il convient tout d’abord que nous le reconnaissions, pour pouvoir ensuite en tirer le profit que Dieu nous y réserve. C’est ce que font ici les Pauvres avec ce discernement recommandé par l’Apôtre, dans un grand élan de tendresse pour la main paternelle qui les a aimablement mis en disgrâce, sans que leur confiance en soit le moins du monde ébranlée. Ils réagissent en fils de famille.

    Conclusion

    Nous avons là une modeste lettre de circonstance, qui nous apprend beaucoup cependant, si nous savons la lire.

    D’abord sur une sainteté commune et cachée, répandue beaucoup plus généralement qu’on ne le pense parfois, chez les gens simples. Ce type de sainteté fleurit principalement quand les pasteurs du troupeau exercent consciencieusement dans cette même simplicité leur ministère, sans réduire au goût des modes ou de leur sentiment personnel la Bonne Nouvelle du Seigneur, dont l’Eglise a reçu de l’Esprit la juste et lumineuse interprétation, avec la grâce d’y rester fidèle dans son magistère autorisé. On admire de telles abondantes floraisons autour des saints François de Sales, Louis-Marie de Montfort, Jean-Baptiste-Marie curé d’Ars, et de bien d’autres dont, pour majorité, l’histoire ne retient jamais les noms. Si donc nous n’avons pas l’étoffe de laisser là cheval, baluchon et écus, à l’image des tout grands, plus admirables souvent qu’imitables, ne pourrons-nous au moins nous inspirer de ces humbles sur lesquels le regard du Seigneur se pose immanquablement (cf. le Magnificat) ?

    Ensuite elle nous découvre le « sens de la foi » (sensus fidei) de ces gens simples : on se rappelle ce mot de — ou attribué à — saint Thomas d’Aquin : « Une pauvre vieille en sait plus avec son Credo qu’un théologien avec son orgueil... » Ce qui ne veut pas dire, bien entendu et heureusement, qu’il ne se rencontre pas aussi des théologiens qui conservent et cultivent en eux-mêmes avec grand soin cette simplicité de disciple du Christ, qui a pour seul dessein de « penser avec l’Eglise » (sentire cum Ecclesia).

    Enfin elle en dit long sur l’ancrage au cœur et la vitalité scripturaire de la pratique religieuse de cette société d’autrefois, qu’on se plaît naïvement à taxer, fort arbitrairement, il faut bien le reconnaître, de superficielle, formaliste, et ignorante aussi de l’Ecriture Sainte. Comme toute autre, elle a certes connu ses Tartuffes et ses Jourdains : gardons-nous d’en brosser un tableau idéalisé ; mais l’échantillon ici produit, prélevé dans son tissu le plus commun, suffit à rendre bien suspectes les généralisations hâtives qui servent d’obscures visées idéologiques davantage que l’honnête vérité.

    L’historien ne peut se contenter de lire les fictions de Molière : il gagne à prêter aussi son attention aux bafouilles du petit peuple.

     

    Jean-Baptiste Thibaux.

    augversfr@yahoo.fr

  • "Amoris laetitia": une exhortation post-synodale discutée (Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 99-été 2016)

     

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    ROME ET LE MONDE

     

    « Amoris laetitia » : une exhortation post-synodale discutée

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    L’exhortation apostolique “Amoris laetitia” (“La joie de l’amour”) du pape François sur l’amour dans la famille, (19 mars 2016, en la Solennité de Saint-Joseph) est consécutive aux deux synodes agités sur la famille, qui ont eu lieu en 2014 et 2015. Dans l’hebdomadaire « famille chrétienne », Mgr Minnerath, archevêque de Dijon et docteur en théologie, fait part de son point de vue sur ce document. Il est interrogé par Samuel Pruvot :

     « En quoi l’enseignement de l’Église sur l’amour et la famille peut-il toucher notre monde occidental sans repères ?

    Les longs chapitres de l’exhortation sur la beauté du mariage selon le plan de Dieu sont clairement en décalage par rapport à la culture contemporaine. Et c’est tant mieux, sinon y manquerait le sel de l’Évangile, capable de redonner espérance à ceux qui doutent, qui se découragent ou qui sont désabusés. Le texte s’adresse cependant aux seuls membres de l’Église. La société, si on en croit les médias, veut savoir si l’Église se rapproche d’elle. Alors que la mission de l’Église est d’attirer les personnes au Christ qui est la perfection de l’amour.

    Certains s’interrogent sur le degré d’autorité de ce document. Quel est-il ?

     Bonne question. Quelle que soit la nature des documents pontificaux – constitution apostolique, encyclique, lettre ou exhortation apostolique –, ils revêtent l’autorité normative du Magistère. Il y a toujours unité entre l’autorité de l’Écriture qui est la source de tout l’enseignement ecclésial, la Tradition qui commente la parole de Dieu au cours des siècles et le Magistère qui interprète authentiquement l’un et l’autre en fonction des défis du temps présent. D’où la nécessaire continuité dans l’enseignement de l’Église. Car si le Magistère prenait le contre-pied de ce qui a toujours été enseigné, il perdrait du coup l’autorité qui le fonde.

    La nouveauté du document présent est qu’il ne veut pas « trancher par une nouvelle intervention magistérielle » des questions ouvertes concernant le mariage (n°3). Il ne veut pas édicter de nouvelles normes valables pour tous les cas. Il appelle donc au respect des normes existantes tout en invitant à les interpréter et à les appliquer avec discernement et miséricorde au cas par cas. Il est évident que les repères sont moins clairs qu’auparavant.

    Il y a toujours unité entre l’autorité de l’Écriture qui est la source de tout l’enseignement ecclésial, la Tradition qui commente la parole de Dieu au cours des siècles et le Magistère qui interprète authentiquement l’un et l’autre en fonction des défis du temps présent.

    L’exhortation se veut le texte d’un pasteur, mais peut-il faire l’économie des débats doctrinaux qui ont agité les synodes précédents à Rome ?

     Le pape cite constamment les propositions votées au cours des deux derniers synodes. Il s’appuie sur elles, en tenant compte des clivages qui se sont manifestés. Comme dans des documents précédents, le pape se situe sur le plan des réalités vécues par les familles contemporaines. Il ne part pas de l’exposé de la doctrine, mais cherche à élever les personnes, chacune avec son histoire propre, à la hauteur du projet que Dieu nous offre dans le mariage humain. Les points les plus attendus, comme l’admission des divorcés remariés au sacrement de la réconciliation et à l’eucharistie, sont esquivés, avec des renvois en note où on ne sait pas si c’est oui ou si c’est non. On attendait des clarifications plus précises sur ces points. Le fait de laisser tout à l’appréciation des pasteurs va créer des traitements très différents d’un pasteur à l’autre.

    Le pape répugne à donner des lois générales qui régenteraient tout depuis Rome. Pourquoi ? L’option prise par le pape dans cette exhortation est de dire que le droit ou la norme valable pour tous n’existe pas. « Dans les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux… ont toujours subsisté différentes interprétations… et des solutions plus inculturées… » (n°3). La situation des personnes vivant dans des situations matrimoniales irrégulières ne peut pas être appréciée à partir des catégories rigides « d’une morale bureaucratique froide » (n°312). Du coup, nous passons d’une approche objectivante des situations à une approche plus subjective, où le ressenti des personnes, leur degré de dépendance par rapport à leurs conditionnements et à leur environnement, sont davantage pris en compte.

    L’Église a toujours considéré que les sacrements opérés par le Christ créent une réalité spirituelle objective en nous. L’efficacité d’un sacrement ne dépend pas des dispositions subjectives de qui le reçoit. Dire qu’une personne divorcée remariée conserve la grâce sanctifiante (n°301), parce qu’elle a des circonstances atténuantes et qu’elle ne pouvait pas faire autrement, n’était pas le discours tenu jusqu’ici. Maintenant, on veut faire prévaloir le ressenti psychologique sur la réalité objective créée par le sacrement. Il faudra sans doute beaucoup travailler ce point.

    Quels sont les outils à la disposition des évêques et des prêtres pour effectuer ce discernement pastoral auquel fait allusion le pape (ch. 8) ?

    Le chapitre 8 était le plus attendu. Il aborde les points sur lesquels un approfondissement et une clarification étaient nécessaires. Or, il n’apporte pas de réponses directes. En effet, il tourne autour de deux notions : discerner et intégrer. Personne, quelle que soit l’irrégularité de sa situation matrimoniale, n’est exclu de l’Église. Le risque est de dévaloriser ce qui n’est plus qu’un idéal difficile à atteindre : le mariage chrétien sacramentel. Pour discerner – pratique qui est au cœur de la spiritualité  ignatienne –, il faut descendre avec la personne dans les profondeurs de son vécu, de ses doutes et de ses angoisses, pour déceler comment elle évalue moralement sa propre situation.

    Mais Jésus ne nous a-t-il pas libérés de nos enfermements en nous appelant à vivre selon les Béatitudes, en radicalisant les lois de Moïse pour en découvrir l’esprit ? Jésus a appelé adultère une nouvelle union après un divorce. Le discernement, en fait, doit aider à se rapprocher du Christ.

    Comment peut-on discerner entre la réalité objective du péché et la conscience du péché ? Que faut-il entendre par imputabilité ? Est-ce que le mal diminue en fonction de la conscience du mal 

    L’imputabilité concerne le degré d’engagement personnel de la volonté et de la liberté dans un acte. Sous diverses contraintes, on peut poser un acte dont on n’est pas vraiment responsable. On peut avoir une conscience subjective réduite du mal objectif qu’on a commis. Tout ceci est admis depuis toujours. Mais face aux sacrements, on était dans une perspective objective : quelle nouvelle réalité spirituelle le sacrement a-t-il opéré en nous ?

    Il n’est pas dit clairement si le discernement doit conduire à une meilleure intégration des divorcés remariés dans la vie paroissiale ou s’il peut conduire aux sacrements. C’est certainement en ce deuxième sens que l’exhortation sera interprétée. Selon Familiaris consortio (1982), la condition était que les nouveaux époux vivent comme frère et sœur. Cette condition est considérée comme irréaliste. Mais elle avait un caractère d’objectivité. Maintenant, l’accès aux sacrements va être laissé à l’appréciation subjective des intéressés et des pasteurs.

    Plusieurs cardinaux ont fait part au pape de leur réticence à voir changer les règles de la théologie morale. Pourquoi ?

     Il faut distinguer la théologie et la doctrine. Ce qui est clairement défini en doctrine ne peut être modifié, mais seulement approfondi et développé. La théologie, c’est-à-dire la réflexion systématique sur le donné révélé, dans la continuité de la Tradition, permet d’explorer de nouveaux domaines, puisqu’elle relève les défis de chaque culture pour lui apporter l’éclairage de la foi. La doctrine est « doctrine de la foi », tandis que la théologie travaille en amont pour confronter la foi aux nouvelles données de la vie : nouvelles connaissances scientifiques, changements des comportements et aussi meilleur accueil de toutes les exigences de la parole de Dieu. Nous lisons au n° 311 que la théologie morale doit intégrer la miséricorde comme concept clé de la vie morale et se référer constamment aux « valeurs plus hautes et centrales de l’Évangile ».

    Le texte du pape conforte-t-il ces catholiques qui – malgré une séparation – ont voulu rester fidèles à leur union sacramentelle ?

    Certainement, les époux chrétiens qui vivent dans la fidélité l’amour qu’ils se sont promis devant Dieu trouveront-ils, surtout dans les chapitres 4 et 5 sur « L’amour dans le mariage » et « L’amour qui devient fécond », un réconfort et une aide pour approfondir joyeusement et généreusement la grâce sacramentelle qu’ils ont reçue. On peut y ajouter le chapitre 7 sur l’éducation des enfants. Ces développements devraient être considérés comme le cœur de l’exhortation. Les fidèles qui ont subi une séparation et qui ne se sont pas remariés trouveront dans les n° 242 et 245-246 des références pour persévérer avec l’aide la communauté chrétienne. Un test du renouveau de notre pastorale du mariage sera l’accompagnement des personnes séparées restées fidèles à leur engagement matrimonial. »

    (Ref.  Mgr Minnerath : « Tout laisser à l’appréciation des pasteurs va créer des traitements très différents », Famille chrétienne,13 avril 2016 )

  • Les racines de l'Europe (Vérité et Espérance, n° 99-été 2016)

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    ROME ET LE MONDE

     

    Les racines de l’Europe

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    Voici peu,  le commissaire européen Pierre Moscovici , le  pape François -et bien d’autres à la suite de leurs déclarations, ont relancé dans la presse le vieux débat sur les racines chrétiennes de l’Europe. Sur ce sujet, le pape régnant a répondu en ces termes à une question du journal « La Croix », dans une interview parue le  16 mai dernier :

    « La Croix: Dans vos discours sur l’Europe, vous évoquez les « racines » du continent, sans jamais pour autant les qualifier de chrétiennes. Vous définissez plutôt « l’identité européenne » comme « dynamique et multiculturelle ». Selon vous, l’expression de « racines chrétiennes » est inappropriée pour l’Europe?

    Pape François: Il faut parler de racines au pluriel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends parler des racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme. Jean-Paul II en parlait avec une tonalité tranquille. L’Europe, oui, a des racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du christianisme pour l’Europe, c’est le service. Erich Przywara, grand maître de Romano Guardini et de Hans Urs von Balthasar, nous l’enseigne: lapport du christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds, c’est-à-dire le service et le don de la vie. Ce ne doit pas être un apport colonialiste. »

    La référence appuyée du pape régnant à la « multiculturalité » est tributaire de l’esprit du temps. Il n’en a pas toujours été ainsi. A propos des racines de l’Europe, Paul-Henri Spaak, l’un des « pères » fondateurs des Communautés européennes, peu suspect de cléricalisme, déclarait en 1957 :      

    « Cette civilisation - et pour tous ceux qui connaissent mes tendances philosophiques ce que je vais déclarer paraîtra peut-être surprenant - cette civilisation est, que nous le voulions ou non, la civilisation chrétienne. Je l'ai dit un jour à Strasbourg : quand les temps seront révolus, lorsque nous aurons tous disparu depuis de longues et de longues années et quand on voudra raconter l'aventure humaine que nous avons vécue, on ne pourra pas, quelles que soient nos convictions religieuses ou philosophiques, dire autre chose que ceci : les gens de ce temps-là, les gens de ce siècle-là ont vécu ensemble l'aventure, l'immense aventure de la civilisation chrétienne. Et, étant donné que je ne suis pas un philosophe cherchant à résumer en peu de phrases ce qui paraît l'essentiel de cette civilisation, je crois pouvoir dire que la civilisation chrétienne a apporté au monde une conception particulière de l'homme, fondée sur le respect qu'il faut avoir pour la personnalité humaine, et que c'est de cela que découle tout le reste ». (extrait de «  Une révolution européenne ? »,  discours de Paul-Henri Spaak à la Banco di Roma sur les traités de Rome, 26 mars 1957).

    Et plus près de nous dans le temps, Benoît XVI  réaffirmait ainsi l’universalité des valeurs constitutives de l’identité propre de l’Europe que le christianisme a contribué à forger :

    « L’on ne peut pas penser édifier une authentique "maison commune" européenne en négligeant l’identité propre des peuples de notre continent. Il s’agit en effet d’une identité historique, culturelle et morale, avant même d’être géographique, économique ou politique ; une identité constituée par un ensemble de valeurs universelles, que le christianisme a contribué à forger, acquérant ainsi un rôle non seulement historique, mais fondateur à l’égard de l’Europe. Ces valeurs, qui constituent l’âme du continent, doivent demeurer dans l’Europe du troisième millénaire comme un "ferment" de civilisation. Si elles devaient disparaître, comment le "vieux" continent pourrait-il continuer de jouer le rôle de "levain" pour le monde entier ? »

    «  N’est-il pas surprenant que l’Europe d’aujourd’hui, tandis qu’elle vise à se présenter comme une communauté de valeurs, semble toujours plus souvent contester le fait qu’il existe des valeurs universelles et absolues ? Cette forme singulière d’"apostasie" d’elle-même, avant même que de Dieu, ne la pousse-t-elle pas à douter de sa propre identité ? De cette façon, on finit par répandre la conviction selon laquelle la "pondération des biens" est l’unique voie pour le discernement moral et que le bien commun est synonyme de compromis. En réalité, si le compromis peut constituer un équilibre légitime d’intérêts particuliers différents, il se transforme en mal commun chaque fois qu’il comporte des accords qui nuisent à la nature de l’homme » (Benoît XVI, Audience au Congrès promu par la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), 24 mars 2007).