LA RESURRECTION EST NÔTRE
Le chrétien fidèle à son incorporation au Christ par le baptême ressuscitera pour le rejoindre au lumineux bonheur du Ciel.
La perception de notre mortalité, qui s’impose à chacun de nous au quotidien, et parfois bien lourdement, peut certes venir se dresser comme un écran bien sombre faisant obstacle à notre foi en cette vérité : ainsi s’en trouve-t-il, malheureusement en trop grand nombre, de ces disciples rachetés par le Christ, qui vivent dans l’affliction, comme ceux qui n’ont pas d’espérance (cf. 1 Th 4, 12). Et quant à ceux qui professent au moins en théorie une vraie espérance, ils ne l’ont pas toujours bien chevillée au cœur, de sorte qu’elle ne produit plus chez eux les heureux fruits de souriante paix dont elle regorge en fait.
Or, pour peu que l’on examine le fondement de ce point qui sert en quelque sorte de charpente à notre vie d’ici-bas, il se révèle on ne peut plus assuré. Osons cette image, dont nous pensons que l’argumentation proposée un peu plus bas montrera la pertinence : il ne s’agit pas d’un simple vernis laqué, mais de ce que les gens de métier appellent une coloration dans la masse, une couleur indissociable du matériau auquel elle donne éclat. Expliquons-nous.
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La corrélation qui rattache notre résurrection à celle du Christ apparaît immédiatement à l’esprit : « Jésus, nous le croyons, est mort et ressuscité ; de même, ceux qui se sont endormis, Dieu, par Jésus, les emmènera avec lui » (1 Th 4, 14). Elle est l’assise de notre foi sur ce point. Mesure-t-on pour autant à quelle profondeur elle s’enracine dans la réalité spirituelle ?
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Nous ne reviendrons pas ici sur la solidité des raisons de croire à la résurrection corporelle du Christ : notre propos en ces lignes est seulement d’attirer l’attention sur un aspect de ce qui rend si sûre l’affirmation proclamée avec force par l’Apôtre en second lieu : « de même, ceux qui se sont endormis, Dieu, par Jésus, les emmènera avec lui. »
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Que nous soyons appelés à ressusciter est une grâce, évidemment ; un don gratuit.
Le corps humain par sa nature même est en effet composé, donc mortel. Et si l’homme, avant de tomber dans le péché, a joui, à l’origine, du privilège d’être préservé de la mort, il le devait à la surabondance des prévenances paternelles de Dieu, qui l’élevait de la sorte à une plus parfaite conformité à son image.
Ce don « préternaturel » (autrement dit, qui va au-delà de ce que comporte la nature), purement gratuit, ne peut par conséquent être recouvré que par pure grâce débordant de la bienveillance de Dieu à notre égard. Le fait est bien certain, et nous prions le lecteur de vouloir lire la suite sans sortir de cette perspective.
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C’est une grâce donc, mais Dieu dont l’agir est un, sans admettre ni morcellement ni succession (cf. Jc 1, 17), nous implique en cette grâce dans son dessein même.
Là où notre devenir à nous se situe dans un avant et un après, nous avons tout au contraire à reconnaître en lui un unique et indivisible présent.
On peut dire en ce sens que notre résurrection n’est pas seulement le fruit successif de la résurrection du Christ, mais qu’elle lui est, de plus, comme qui dirait indissociablement présente, de sorte que, si dans notre temps à nous le Christ est déjà ressuscité, et nous pas encore, dans l’Etre intemporel de Dieu, la résurrection du Christ englobe de toutes parts la nôtre.
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Cette présence dans l’ordre de l’infini de Dieu nous reste bien-sûr un mystère : le fini que nous sommes est radicalement incapable de penser l’infini, autrement que par négation (cf. s. THOMAS, Comp. th., ch. 18) : nous appelons « infini » ce qui n’est en aucune manière fini, mais par notre raison nous n’avons de connaissance positive que de ce qui est « fini ». Dieu est le tout Autre :
« Souverain unique et bienheureux
Roi des rois et Seigneur des seigneurs ;
lui seul possède l’immortalité,
habite une lumière inaccessible ;
aucun homme ne l’a jamais vu,
et nul ne peut le voir. »
1 Tm 6, 15-16
Dieu nous invite néanmoins à la contemplation, comme dans un miroir (1 Co 13, 12), du reflet de quelques uns de ses secrets impénétrables. Notre connaissance toute « négative » du mystère est éclairée par la révélation qu’il nous donne en notre Seigneur Jésus-Christ, et à laquelle nous accédons aujourd’hui par l’Eglise.
Le mystère est donc une vérité que nous ne pouvons pas trouver par notre seule raison, ni comprendre parfaitement, même après que Dieu l’a révélée, mais il nous fournit le viatique nécessaire à notre cheminement vers lui.
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Notre résurrection est coulée, comme un or fin, au creuset du triple mystère de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption. Elle a sa place au cœur de « l’événement sauveur, une fois et pour toujours accompli, du Dieu transcendant, descendu librement dans le cercle de la vie humaine, vouée à la mort par le péché, pour anéantir notre péché dans sa mort et nous communiquer la vie désormais immortelle de sa résurrection. Notre initiation à ce mystère, par la foi en la parole évangélique et le baptême qui nous unit au Christ, avant qu’oints de son Esprit nous puissions prendre part à son sacrifice réconciliateur, n’est ni une simple consécration rituelle semi-magique à l’influence supposée bénéfique de "puissances" qui restent de ce monde, sujettes à ses alternances de mort et de vie, ni une introduction symbolique à une connaissance philosophico-religieuse ésotérique. C’est l’entrée dans le secret divin de l’amour créateur et sauveur : le Dieu fait homme et mortel pour sauver l’homme en lui communiquant sa propre vie, la seule vie vraiment éternelle » (L. BOUYER, Dict. théol., p. 449).
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Nous pouvons déjà affirmer en toute assurance que notre résurrection et celle du Christ sont dans un lien d’unité organique, puisque, au témoignage explicite de l’Apôtre, nous sommes en toute réalité « le corps du Christ » (1 Co 12, 27).
Quand son corps de chair se relève d’entre les morts, son corps mystique n’en peut pas être dissocié, même si, comme nous l’avons vu plus haut, l’insertion dans la succession temporelle de ce qui appartient à la nature humaine (en ce compris celle du Christ), fait intervenir un délai entre sa résurrection et la nôtre.
Mais nous pensons que l’adhérence de notre résurrection à celle du Verbe incarné est même encore d’une nécessité vérifiable en amont de la garantie résultant de l’incorporation au Christ par la grâce sanctifiante.
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L’Evangile nous apprend en effet que tous les hommes ressusciteront ; ce sera « sorte tamen inæquali ― avec un sort bien différent toutefois » comme le chante le Lauda Sion à propos de la communion. « Ceux qui ont fait le bien sortiront [du tombeau] pour une résurrection de vie, ceux qui ont fait le mal, pour être jugés » (Jn 5, 29).
Ainsi donc, si tous ressusciteront, bons comme mauvais, c’est que la résurrection n’est pas en tant que telle une récompense : la récompense, c’est la vie bienheureuse sur laquelle elle s’ouvre pour les élus. La résurrection de ceux qui en seront privés atteste que la victoire triomphale et totale du Christ sur la mort est comme implantée au cœur même de la condition humaine dans le dessein de Dieu, ce que vient corroborer l’examen du triple mystère évoqué plus haut.
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Car enfin, le Verbe de Dieu en sa nature divine, dans le mystère de la Sainte Trinité, ne pouvait ressusciter, tant il est vrai que pour ressusciter il faut avoir part à la mortalité. Voilà le premier lien de nécessité qui relie la résurrection du Christ à notre nature humaine, et qui rend donc aussi celle-ci indissociable de celle-là.
C’est donc par le mystère de l’Incarnation que le Verbe éternel prend notre nature. Or, quand bien même l’on admettrait, à la suite de Duns Scot (Lect. Par., in IV Sent. l. III, dist. 7, q. 3-4), que la deuxième personne de la Trinité aurait pris chair même sans qu’il fût besoin de racheter la faute d’Adam ― opinion qui semble bien devoir être abandonnée (cf. s. Thomas, S. Th. IIIa, q. 1, a 3) ― le Fils de Dieu aurait en ce cas joui de ce même privilège d’immortalité qui était l’apanage de l’homme dans l’état d’innocence originelle.
A l’incarnation doit donc s’ajouter le mystère de la Rédemption, pour que le Christ, dès lors que Dieu l’eut « fait péché pour nous » (2 Co 5, 21), soit soumis à la mort et puisse en conséquence ressusciter.
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Nous voyons par là que la résurrection de Notre-Seigneur n’aurait pu de fait se produire si l’homme n’était pas tombé dans le péché, ce qui nous fait chanter dans l’Exsultet le fameux « Felix culpa ! » : « Heureuse faute, qui a obtenu un tel et si grand Rédempteur ! » : le Christ ressuscité, triomphateur de la mort.
C’est par le péché que la mort est entrée dans le monde (cf. Rm 5, 12), et donc aussi la résurrection, car sans mort, point de résurrection.
Voilà pourquoi notre résurrection à nous est une entière certitude : si les hommes en effet ne devaient pas ressusciter, la résurrection du Christ n’aurait en quelque sorte aucun sens : il est indigne de penser que le Fils de Dieu aurait accompli comme une boucle pour rien, en se soumettant à la mort pour ressusciter. Il a pris chair non pour lui, mais pour nous, afin d’engloutir la mort dans sa victoire (cf. 1 Co 15, 54).
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L’évangéliste saint Marc relève avec précision qu’au matin de Pâques les femmes se rendent au tombeau « orto iam sole » « le soleil s’étant déjà levé » (Mc 16, 2).
Quel soleil ? Celui, certes, qui s’était obscurci au milieu de l’après-midi, le saint vendredi précédent : l’indication a tout d’abord un sens chronologique, c’était à l’aube bien claire.
Mais les Pères l’entendent aussi du Soleil de Justice : de « la vraie Lumière qui éclaire tout homme » (Jn 1, 9). Elles viennent pour parfumer un mort, mais Celui qui nous a visités, « Oriens ex alto », l’Astre venu illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort (Lc 1, 78-79), voici qu’il s’est déjà levé, levé d’entre les morts, voici qu’il a brisé l’étreinte de la mort.
Et quel est donc, de même, ce soleil, dont il est dit en saint Matthieu que « votre Père qui est aux cieux fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5, 45) ? Le soleil qui mûrit les fruits et les blés de la terre ? oui, sans doute ; mais remarquons l’emploi du possessif : il fait lever « son » soleil ; comme s’il ne s’agissait pas simplement du grand luminaire qu’il fit, temporel, pour commander au jour (cf. Gn 1, 16), mais plutôt de son Unique, son Fils bien-aimé en qui il a dès toujours sa complaisance (cf. Mc 1, 11).
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Et cela nous ramène à considérer encore la résurrection des impies, laquelle vient s’ajouter en contreseing, s’il était nécessaire, à l’article du Credo qui affirme la résurrection de la chair.
Le Christ est mort pour tous, et il est ressuscité pour tous, sans distinction. Les dons de Dieu sont sans repentance. Le Sang du Christ est acquis aux impénitents, quoiqu’ils n’y lavent pas leur iniquité, car ils ne veulent pas la récurer, étant tout à leur péché, pour avoir fait du péché leur tout ; la résurrection du Christ fera ressusciter les boucs, à qui elle est acquise non moins qu’aux brebis, même s’ils n’en recueilleront pas les heureux fruits. Comme ils se sont librement identifiés au péché, malgré la grâce suffisante qui leur était largement donnée pour qu’ils s’en détachent, et que d’autre part l’incandescence de la résurrection du Christ consume le péché, ensemble avec la mort parce qu’elle en est inséparable (cf. Rm 5, 12), il est d’incontestable nécessité qu’ils soient consumés, et tout à la fois dépouillés de la mort, elle aussi consumée.
Ainsi donc, la germination de l’ivraie avec le bon grain, dans le champ du Seigneur, sous l’effet du Soleil de Justice, témoigne haut et clair de ce que la résurrection sera bien au rendez-vous comme une loi universelle, au jour de la Pâque ultime.
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Deux disciples cheminaient vers Emmaüs, bien tristes et découragés. Jésus pourtant, ils l’avaient encore au cœur. C’est de lui qu’ils s’entretenaient sur la route, et l’Evangéliste ajoute (Lc 24, 15) qu’ils « s’interrogeaient ».
Cette précision n’est pas sans importance, car autre chose est de s’entretenir, autre chose de s’interroger.
Qui s’interroge reste en attente d’une réponse : il laisse ouverte la porte de son cœur, il s’efforce de retenir l’Hôte, comme il sera dit un peu plus loin (ibid. 29), et cet Hôte se fera reconnaître à lui.
Mais pour l’instant, nous sommes toujours sur la route, « esprits sans intelligence » au cœur « lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ». Seulement voilà, ça fait « déjà le troisième jour de passé » (ibid. 25 et 21) ...
Trois jours ! la belle affaire !
Tout ce qu’ont dit les prophètes, le triple mystère, proclame la résurrection de Jésus et nous la montre unie très étroitement à nous, qu’elle transforme, déjà à présent, si nous y prêtons attention.
Ce chemin d’Emmaüs, c’est notre vie présente. Jésus nous y accompagne, mais nos yeux sont « empêchés de le reconnaître » (ibid. 16). Nous voulons bien convenir que divers témoignages viennent certifier la résurrection. Pourtant, notre foi est encore mise à l’épreuve, car « nous voyons actuellement de manière confuse, comme dans un miroir » (1 Co 13, 12). Voilà pourquoi nous sommes tentés de douter de ce à quoi nous sommes promis.
Nous méritons pleinement le reproche que le Seigneur adressa alors aux disciples : « Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire... » (Lc 24, 25). C’est d’abord l’intelligence, en effet, ― celle qui est don du Saint-Esprit ― qui nous ouvre les yeux sur l’harmonie des desseins de Dieu et place en sa juste perspective ce qui apparaîtrait autrement comme incroyable ou absurde. Et le cœur peut alors se réveiller de son indifférence et de sa torpeur, en savourant cette forte nourriture.
Ainsi revigorés, nous pourrons nous exclamer avec les deux disciples : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route (ibid. 32) ? »
Jean-Baptiste Thibaux.