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Réflexion faite - Page 16

  • Abus sexuels dans l’Eglise : le cléricalisme, voilà l’ennemi ?

    Abus sexuels dans l’Eglise : le cléricalisme, voilà l’ennemi ?

    in "Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle", n° 111 (été 2019)

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    La « Libre Belgique » du 9 juillet 2019 consacre une double page à un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Bayard : « L’Eglise catholique face aux abus sexuels sur mineurs » (Bayard 2019, 720 pages, env. 24,9 euros). L’auteure de ce livre, Marie-Jo Thiel, médecin et théologienne, est professeur d’éthique à l’Université de Strasbourg. En 2017, le pape François l’a aussi nommée membre de l’Académie pontificale  pour la Vie dont il a modifié la composition et confié la présidence à Mgr Vincenzo Paglia.

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    Dans l’interview qu’elle accorde à « La Libre », la professeure Thiel souscrit à la thèse du pontife régnant pour qui les abus sexuels des clercs seraient principalement dus à une cause « structurelle » : le cléricalisme, instituant dans l’Eglise une mauvaise relation entre prêtres dominateurs et fidèles asservis. Selon la nouvelle académicienne pontificale, cette relation perverse serait due à la contre-réforme tridentine : « la formation psychosexuelle [des séminaristes] était très insuffisante ; était promue aussi une image singulière du prêtre dans la mouvance du concile de Trente, au XVIe siècle. Considéré comme un ‘autre Christ’, le clerc était mis à part,  ‘sacralisé’ dans une perfection supérieure à celle du laïc, ce qui pouvait engendrer un entre-soi problématique ». 

    On ne s’étonnera donc pas de la « surprise » exprimée par Mme Thiel à la lecture du texte publié en avril dernier par Benoît XVI, expliquant que la source fondamentale des abus avait une origine moins lointaine : il s’agit du relativisme moral actuel de nos sociétés depuis les années 1960, comme on le lira dans la recension des notes du pape émérite, à paraître dans le prochain n° de notre magazine.

    Il est vrai que, dans sa «Lettre au peuple de Dieu » du 20 août 2018, le pape François attribue les abus sexuels ecclésiastiques au « cléricalisme », qualifiant ainsi, sans autre précision, un abus de pouvoir qu’il a raison de souligner. Mais, d’un point de vue sémantique, on peut regretter, avec l’abbé Christian Gouyaud (1), de voir assumée dans le discours pontifical une expression ambiguë, historiquement connotée dans un autre contexte et assénée à tout propos par les adversaires de l’Église: « Le cléricalisme, voilà l’ennemi! » : elle est parfaitement relayée, encore aujourd’hui, par les laïcards de tous poils dénonçant, à tort et à travers, l’ingérence de l’Église dans les questions sociétales.

    Enfin, émanant d’une théologienne membre d’une académie pontificale, la mise en cause de la sacralisation du prêtre surprend d’autant plus que l’argument est facile à retourner : « N’est-ce pas par défaut de sens du sacré de l’homme – et de l’enfant, en l’occurrence – qu’on le réduit à un objet de concupiscence et à un moyen d’assouvir sa pulsion ? Même si ces crimes ont été encore récemment commis, il faut dire que la plupart d’entre eux – connus – relèvent aussi d’une époque où le prêtre a justement été désacralisé.  On évoque aussi, comme remède, la promotion du laïcat, mais une telle promotion, justement fondée sur le sacerdoce baptismal, ne s’est-elle pas, hélas, bien souvent opérée pratiquement en termes de prise de pouvoir et de cléricalisation des laïcs ? Quant au comportement clérical, ne pourrait-on pas complètement s’en affranchir en acceptant de répondre simplement aux doutes soulevés courageusement à propos d’une inflexion possible de la doctrine ? » (2)

    JPS

    ________

    (1)(2)  Extrait de La faute au « cléricalisme » ? par l’Abbé Christian Gouyaud, membre de l’association sacerdotale « Totus tuus », article publié dans « La Nef », n° 309, décembre 2018.

  • Sermon sur l'Espérance

    Sermon sur l'Espérance (*)

    in Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 111 (été 2019)

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    En ces temps difficiles que traverse la foi chrétienne,  notre regard se tourne résolument, avec cette méditation de l’abbé Charles Grégoire, vers la dimension eschatologique de l’une des trois grandes vertus théologales : l’Espérance. « Spe salvi facti sumus » disait saint Paul aux Romains (Rm. 8, 24) :

    A vrai dire, qu’est-ce que l’espérance ? On l’a définie parfois comme une longue attente avec un grand désir. J’ajouterai : avec le grand désir d’un bonheur. Ainsi, durant une guerre, on espère la libération, la victoire, la paix. Et cet exemple nous montre que l’espérance n’est pas seulement l’attente passive d’un événement auquel nous ne pouvons rien, mais qu’elle peut être aussi le moteur d’une action, voire du don de nous-mêmes.

    Mais l’espérance de saint Paul, en quoi consiste-t-elle ?

    Essentiellement dans l’attente et même l’impatience du retour du Christ.

    Paul avait vu Jésus ressuscité, il connaissait ses paroles sur son retour, celles-là mêmes que les évangiles ont largement transmises, et il attendait, il espérait ce retour pour très bientôt. Il pensait voir de ses yeux de chair, alors qu’il serait encore en vie, Jésus venant sur les nuées, avec les anges sonnant de la trompette (I Cor.), selon le vieux symbolisme juif des manifestations de Dieu.

    En avançant dans la vie, saint Paul s’est peu à peu rendu compte que Jésus ne viendrait pas aussi vite qu’il l’avait cru d’abord, et son espérance s’est portée de plus en plus, comme en témoignent ses dernières épîtres, sur la rencontre qu’il ferait avec le Christ à travers la mort : « Pour moi, dit-il, vivre c’est le Christ et la mort m’est un gain. »

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    Pouvons-nous mettre notre espérance dans notre mort ?

    Notre mort peut-elle être pour nous l’objet de cette longue attente dans un grand désir de bonheur ?

    Lorsque nous étions enfants et que nous allions au catéchisme, on nous a appris que c’était péché que de désirer sa propre mort. Mais autre chose est le désir de la mort par désespoir, autre chose – et son opposé – l’espérance du face à face avec Dieu dans l’amour, cette espérance qui devrait tellement apaiser notre crainte devant le mystère de la mort.

    Oui, nous devrions souvent prier pour qu’à l’heure de notre mort, en chacun de nous l’espérance soit plus forte que l’angoisse : Jésus lui-même nous en a donné l’exemple au jardin des Oliviers.

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    En réalité, que ce soit dans les perspectives du retour final du Christ, ou dans sa méditation sur sa propre mort, saint Paul a toujours espéré la rencontre plénière avec la personne même de son bien-aimé Seigneur Jésus-Christ. Et il savait très bien que cette rencontre s’accomplit chaque jour dans la foi et dans l’amour.

    C’est là que, le plus concrètement peut-être, nous pouvons rejoindre l’espérance du grand apôtre.

    Depuis notre baptême, nous avons rencontré le Christ. Par son Esprit-Saint il vit en nous. Nous avons accueilli sa parole dans l’Evangile, nous nous sommes nourris de son corps, nous avons reçu son pardon, nous avons voulu l’aimer et le servir, en aimant et en servant nos proches, nos parents, nos amis, nos frères...

    Et cependant, lequel d’entre nous oserait-il dire qu’il n’a jamais été lassé ou routinier, ou indifférent, ou déçu ?

    Toujours nous sommes en dessous de ce que le Christ attend de nous : nous le reconnaissons en confessant que nous sommes des pécheurs. Nous pouvons en être désolés. Nous pouvons aussi n’y plus penser, ou nous en accommoder. Dans les deux cas, cela revient à vivre sans espérance.

    Et ce qu’aujourd’hui saint Paul, et l’Eglise, et le Christ nous disent, c’est que nous pouvons nous reprendre, nous sommes capables d’aller plus loin, il est possible de ne pas nous lasser, de ne pas nous habituer ni nous blaser.

    L’espérance est un don que Dieu nous offre pour nous mener à la plénitude du Christ.

    Et un don offert, cela s’accueille avec un cœur simple. D’ailleurs, lorsqu’il parle d’espérance aux chrétiens de Rome, l’Apôtre, leur parle en même temps de choses apparemment très ordinaires : la persévérance, la bonne entente, l’accueil des uns et des autres.

    Les oraisons liturgiques du temps de l’Avent sont là qui nous encouragent : Seigneur, disent-elles, réveillez nos cœurs, illuminez nos intelligences, venez à notre secours !

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    Mes amis, notre espérance est tournée vers le retour du Seigneur, elle est tendue vers la rencontre définitive et totale avec le Christ.

    Mais nous espérons, en même temps, que Dieu nous rende capables de vivre aujourd’hui selon sa volonté, dans sa grâce, dans la foi, dans la charité, à l’écoute de l’Esprit-Saint.

    Une longue attente, dans un grand désir, pour un grand bonheur.

    L’attente de chaque heure de notre vie, dans un grand désir qui fait que nous ne nous découragerons jamais, car à chacun de nous, comme à l’apôtre Paul, Jésus dit : « Ma grâce te suffit, c’est dans ta faiblesse que je peux déployer ma force. »

    Pour un grand bonheur. Le bonheur même de Dieu et de tous ses enfants réunis avec lui dans l’amour. Amen.

    †  Charles Grégoire 

    (*) Extrait du Recueil des Sermons de l’abbé Charles Grégoire prononcés lors des messes qu’il célébrait dans l’une ou l’autre des deux formes du rite romain, à Liège (église du Saint-Sacrement), à Verviers (Chapelle Saint-Lambert) ainsi qu’à Plainevaux (reproduction d’après les manuscrits autographes). L’abbé Charles Grégoire,  né à Huy le 21 janvier 1923, ordonné prêtre à Liège  le 29 juin 1947, étudiant à l’U.C.L. (1947), professeur au collège patronné à Eupen (1948), chapelain à la cathédrale de Liège (1949), professeur au collège Saint-Barthélemy à Liège (1951), détaché à la commission d’homologation, professeur émérite (1988), est décédé à Liège le 7 août 1991.

  • Quand les rois guérissaient les malades...

    Quand les rois guérissaient les malades...

    in Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n° 111 (été 2019)

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    À ses débuts, la prédication chrétienne ne consistait pas simplement à annoncer, à parler, à proclamer… Il s’agissait aussi de prouver la vérité des discours et de témoigner de l’origine divine de la Bonne Nouvelle. Comment ? Comme le Christ l’avait fait lui-même : en plus des Paroles de Vie, le témoignage ultime par le sang, mais aussi le témoignage par le moyen des miracles, signes et prodiges. Les Actes des Apôtres en parlent fréquemment et avec enthousiasme (relevons simplement ces deux citations) : La crainte de Dieu était dans tous les cœurs à la vue des signes et des prodiges accomplis par les apôtres. (Ac 2, 43). Paul et Barnabé prolongèrent leur séjour [à Iconium] assez longtemps, pleins d’assurance dans le Seigneur, qui rendait témoignage à la prédication de sa grâce en opérant signes et prodiges par leurs mains (Ac 14, 3). Remarquons en passant que le premier livre consacré à l’apostolat chrétien s’intitule les « Actes des apôtres » et pas les « Discours des apôtres ». Et ces actes de charité concrète se présentent sous la forme des signes et prodiges accomplis par eux avec la puissance de l’Esprit-Saint. La réalité immanente de la Bonne Nouvelle était que les malades, handicapés, estropiés, lépreux… retrouvaient la santé et que les esprits mauvais étaient expulsés avec autorité.

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    Cette forme de prédication extraordinairement efficace, par la parole et par les actes prodigieux qui en rendaient témoignage, a duré environ trois siècles. Puis, avec la reconnaissance officielle du christianisme au IVe siècle, les moyens de l’apostolat ont changé de nature et les chrétiens se sont peu à peu détournés des moyens extraordinaires (guérisons et exorcismes) mis à leur disposition par le Christ pour accompagner la Parole : « Voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues nouvelles, ils saisiront des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, il ne leur fera pas de mal ; ils imposeront les mains aux infirmes, et ceux-ci seront guéris » (Marc 16, 17-18).

    Les miracles de guérison se sont raréfiés (saint Augustin en mentionne encore d’étonnants dans la Cité de Dieu)[1] ; on en signalait encore, ici et là, par l’intercession circonspecte de certains moines, mais ils ne faisaient désormais plus partie de l’ordinaire de la vie chrétienne. Alors, pour être guéris ou soulagés de leurs maux (comme le promettent les évangiles), les croyants ont dû se tourner vers les reliques des saints thaumaturges : puisque les vivants ne daignaient plus guérir, il fallut se tourner vers les saints du paradis. Pendant tout le Moyen Âge, les sanctuaires ont vu ainsi affluer des foules considérables de pénitents en quête de guérison physique et spirituelle.

    La Réforme luthérienne et calviniste a privé une grande partie de la chrétienté des bienfaits des « signes et prodiges » : Calvin en particulier, avait décrété qu’il ne pouvait plus y avoir de miracles après la mort du dernier apôtre. La foi n’avait plus pour support que l’étude, l’intime conviction et l’intelligence personnelle ; tout écart à cette règle était qualifiée de « superstition ».

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    C’est ainsi que la puissance de guérison promise par le Christ ressuscité « à tous ceux qui croient » a fini par se tarir quasi complètement. Elle ne subsista, après la Renaissance, que par le truchement d’un phénomène historique étonnant que nous allons brièvement décrire : le Toucher royal.

    Il s’agit d’une croyance ancienne partagée par les Français et les Anglais selon laquelle leurs rois et leurs reines avaient le pouvoir de guérir.[2] Toutefois (on en était bien conscient à l’époque) le don de guérison du monarque ne dépendait pas de ses vertus personnelles, mais de sa position sociale : il avait reçu l’Onction divine.

    Pendant sept cents ans, les Français et Anglais ont cru que leurs souverains recevaient de Dieu le pouvoir de guérir ceux qui souffraient du « mal royal ». C’était le nom donné à la scrofule, une maladie répugnante répandue à l’époque médiévale, sorte de tuberculose qui, en infectant le système lymphatique, créait des furoncles fétides et des pustules qui finissaient par recouvrir le corps du malade. La scrofule (ou les écrouelles, au pluriel) a été appelée « le mal royal » parce que le peuple croyait que le roi pouvait la guérir par son « Toucher Royal ». À défaut des saints et des reliques, ces monarques étaient devenus des spécialistes de la guérison miraculeuse !

    L’initiative du Toucher royal vient des rois de France[3] ; mais les rois d’Angleterre, n’acceptant pas d’être en reste, convoquèrent le souvenir du saint roi Edouard le Confesseur (XIe siècle) et lui attribuèrent la paternité de la Royal Touch dans le royaume d’Angleterre.

    Non seulement tout le monde croyait en ce type de guérison, mais on faisait le nécessaire pour en assurer le bon déroulement ; en France et en Angleterre, les rois organisaient régulièrement de grandes cérémonies consacrées à la guérison ! Il faut se pincer pour le croire, mais le roi Henri VIII (fornicateur, adultère et schismatique) organisait un service de guérison plusieurs fois par an.

    Nous savons avec certitude que le roi d’Angleterre Henri Ier (vers 1100) touchait des scrofuleux en traçant sur eux le signe de la croix.[4] En un an, Édouard Ier (au XIIIe siècle) a béni ainsi 1736 personnes et on a enregistré de nombreux témoignages de guérison.[5] Difficile d’imaginer aujourd’hui que des monarques comme Élisabeth I organisait plusieurs fois par an des cérémonies de guérison qui étaient des événements majeurs.

    En dehors des cérémonies officielles, ce pouvoir de guérison était l’objet d’une croyance quotidienne en Angleterre et en France. Shakespeare, par exemple, décrit Malcolm fuyant le meurtrier Macbeth et se réfugiant à la cour du roi Édouard le Confesseur. Là, Malcolm assiste à une séance de guérison et informe son compagnon Macduff qu’il guérit les malades…

    … tout bouffis et couverts d’ulcères, pitoyables à voir, et désespoir de la médecine ; […] et l’on dit qu’il transmettra aux rois ses successeurs ce bienfaisant pouvoir de guérir.

                                                                                                                                         Macbeth IV, 3

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    La théorie selon laquelle les rois recevaient de l’onction divine cet extraordinaire pouvoir de guérison contribuait considérablement à en accréditer la validité. Les miracles de guérison étaient donc des « signes et des prodiges » qui témoignaient du « droit divin » des rois. Les services de guérison étaient par conséquent la preuve que quiconque se révoltait contre le monarque se révoltait aussi contre Dieu qui l’avait désigné à ce poste.

    Dans ce sens, les services de guérison servaient un objectif politique de première importance. Lorsque la guerre civile entre les Maisons de Lancaster et d’York déchira l’Angleterre, les prétendants rivaux affirmaient chacun posséder le « Toucher Royal » et ils priaient sur les malades pour le prouver.[6] Après 1688, les rois et reines d’Angleterre, importés de Hollande et viscéralement calvinistes, cessèrent d’organiser des services de guérison. (Cela a peut-être facilité, dans une certaine mesure, la révolte des colons américains contre le roi George III, un siècle plus tard.)

    En Angleterre et en France, le monarque devait toucher chaque malade, en même temps qu’il prononçait sur lui une prière, selon un rituel bien ordonné. Ceux qui ont déjà prié pour des personnes lors d’un ministère de guérison, savent ce qu’on peut dépenser en temps et en énergie et à quel point cette tâche peut être fatigante. Aujourd’hui, lors des grandes sessions de guérison, la plupart des thaumaturges évangélistes ne prient pas pour chaque personne individuellement dans la foule ; c’est pourtant ce que faisaient les monarques anglais et français. Cela nous donne une idée de la dépense d’énergie que ces monarques consacraient à cette tâche et de l’importance qu’ils accordaient à leur ministère de guérison ! Chaque cérémonie de guérison leur prenait pratiquement deux ou trois jours.

    Pour prendre un exemple, le roi de France Louis XIV pria pour trois mille scrofuleux le dimanche de la Pentecôte 1698.[7] En Angleterre, Charles II (qui régnait pourtant sur une cour débauchée) a prié sur 23.000 personnes en quatre ans et sur environ 100.000 au cours de son règne qui dura 25 ans.[8]

    Comme nous l’avons mentionné plus haut, les théologiens enseignaient que la guérison ne dépendait pas de la sainteté personnelle du roi, mais de l’origine divine de sa fonction ; ils croyaient que les rois appartenaient à un rang social supérieur. Certains théologiens enseignaient même que, en matière de pouvoir spirituel, le sacre d’un roi équivalait à celui d’un évêque.

    Quand on sait vraiment ce qu’était la scrofule (cette maladie produisait des pustules suintantes qui dégageaient une odeur nauséabonde), et que nous réalisons à quel point ces cérémonies de guérison devaient être éprouvantes, nous pouvons voir à quel point les cérémonies de guérison étaient importantes pour les rois et pour le peuple. Détail particulièrement impressionnant : le roi de France se tenait debout pendant toute la durée de la cérémonie (les monarques anglais restaient assis) ; et il touchait chaque personne en disant cette prière :

    Le roi te touche

    et Dieu te guérit.

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    Des milliers de personnes affluaient vers ces cérémonies de guérison et en repartaient apparemment guéries, certaines de manière spectaculaire. L’idée de base était chrétienne, à savoir que c’était de Dieu que venait le pouvoir de guérir ; le monarque n’était que secondaire, c’était un médiateur humain. Mais, comme ce fut déjà le cas au cours des siècles passés, la guérison allait se heurter à de nouvelles limitations, plus sévères encore.

    Finalement, les rois devinrent si jaloux de leur privilège de thaumaturge que Charles Ier d’Angleterre (en 1650) décida d’interdire aux guérisseurs d’exercer leur art parmi le peuple. En Angleterre, comme dans de nombreuses autres cultures, il existait une croyance populaire selon laquelle le septième fils d’une famille (sept fils consécutifs) était un guérisseur-né. Le septième fils d’un septième fils était censé être un guérisseur encore meilleur. (Cette croyance est encore répandue dans de nombreux pays.)

    En Angleterre, certains malades scrofuleux préféraient s’adresser au septième fils d’une famille plutôt que de se rendre aux cérémonies de guérison du roi ; apprenant cela, le roi Charles décréta qu’il était criminel d’opérer des guérisons dans ces conditions (il en fit un crime de lèse-majesté) et il interdit désormais aux septièmes fils d’exercer leur traditionnel ministère de guérison.[9]

    Les cérémonies royales de guérison continuèrent en Angleterre jusqu’à ce que, sous l’influence du calvinisme, on finisse par y mettre un terme en 1688.[10] Pendant cent cinquante ans, en effet, les conseillers protestants ont tenté de persuader les monarques d’abandonner ces cérémonies de guérison. Mais les rois et les reines (comme Élisabeth I et Édouard VI)[11] ont maintenu cette coutume, parce qu’elle était très appréciée par les gens du peuple. De plus, le Toucher Royal soulignait l’origine divine de leur autorité ; les monarques n’étaient donc pas pressés d’abandonner un tel pouvoir.

    En France, les cérémonies de guérison se sont poursuivies jusqu’à la Révolution et la décapitation de Louis XVI. Au XIXe siècle, les rois de France reviennent au pouvoir et tentent de rétablir leur fonction de thaumaturge, mais sous l’influence de la laïcité triomphante, ce service avait cessé d’attirer la population. Le roi de France Charles X présida la dernière cérémonie de guérison le 31 mai 1825.

    Dans le cadre de cette histoire étonnante, relevons un paradoxe ironique :

    - En Angleterre, ce sont des réformateurs religieux zélés qui ont persuadé les monarques de cesser de prier pour les malades. Mais les avantages politiques qu’ils en tiraient étaient si importants qu’il a fallu cent cinquante ans entre le moment où les monarques protestants ont pris le pouvoir et l’arrêt des prières de guérison.

    - En France, ce sont des réformateurs athées vénérant la déesse Raison qui ont brutalement mis fin à la guérison royale en tranchant la tête du roi.

    C’est durant cette époque que l’on a observé les restrictions les plus sévères dans l’exercice du ministère de guérison. Dans toute l’Angleterre, il ne restait plus qu’une seule personne qui pouvait prier pour la guérison ! Pareil en France. Et cette unique personne ne maintenait les cérémonies de guérison qu’en raison des avantages politiques afférents à cette tradition. Et personne ne s’y est opposé ! Où étaient les évêques, les prêtres, les ministres du culte ? Apparemment, on ne se battait pas pour prier pour les malades…

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    La quasi disparition de la guérison des malades comme un acte religieux relevant de l’ordinaire de la foi se prolongera jusqu’au début du XXe siècle, malgré de faibles reprises au long des XVIIIe et XIXe siècles. (Exception faite, évidemment, des rares thaumaturges chrétiens — souvent persécutés de leur vivant — reconnus par l’Église tout au long de ces siècles.) Dans le monde protestant, ce sont les pentecôtistes américains qui redécouvriront, de manière spontanée et quelque peu anarchique, ce don fait « à tous ceux qui croient », suivis des autres confessions protestantes dans la première moitié du siècle passé. Dans le monde catholique, il faudra attendre 1967 et la reconnaissance officielle du Renouveau charismatique par le pape Paul VI en 1975.

    Guérir les malades au nom de Jésus-Christ n’est désormais plus le privilège des monarques oints ou des saints consacrés ; par un providentiel retour aux sources, il est un don fait à tous ceux qui croient, ont reçu le baptême et l’effusion de l’Esprit Saint.

    Mais qui le met en pratique ?

     

    Pierre René Mélon

    [1] Livre XXII, chapitre 8.

    [2] Cet article est rédigé à partir de deux lectures : Marc Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983 et Francis MacNutt, The Nearly Perfect Crime, Chosen Books, 2005, pp. 133-137.

    [3] Selon Marc Bloch, le plus ancien document connu fait remonter la guérison royale à Philippe Ier de France (1060-1108). Ibid., p. 31.

    [4] Ibid., p. 44.

    [5] Ibid., p. 98.

    [6] Ibid., pp. 241-242.

    [7] Ibid., p. 363.

    [8] Ibid., pp. 377-378.

    [9] Ibid., p. 371.

    [10] Ibid., pp. 390-391. En 1702, la reine Anne est arrivée sur le trône et a organisé des services de guérison dans un rite simplifié, mais la pratique a cessé à sa mort en 1714. Le roi George Ier, originaire de Hanovre (en Allemagne) et amené en Angleterre pour prendre possession du trône, ne tenta plus jamais de rétablir les services de guérison.

    [11] Ibid., p. 334.