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  • Brève histoire du sacrement de pénitence IV. Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, n°102, printemps 2017

    contrat Delta ingenieur stabilité339.jpgDans le numéro précédent de Pâque nouvelle (n° 101), nous avons décrit la sévérité des pénitences infligées aux pécheurs durant les premiers siècles ; celles-ci ne vont pas s’adoucir avec le temps… Nous avions découpé ces vingt siècles de pénitence en cinq parties. Voici les trois dernières.

     

    1. Du VIIIème s. à la fin du XIème siècle

    De plus en plus de pécheurs refusaient de se soumettre aux pénitences très sévères qui leur étaient imposées en échange de l’absolution et de leur réintégration dans la pleine communion avec l’Église. Pour faire plier les réfractaires, les évêques usèrent abondamment de la menace de l’excommunication ; mais comme ces menaces ne suffisaient plus, la puissance publique fut sollicitée pour contraindre les fortes têtes à se soumettre : le pénitent était pris ainsi entre les mâchoires du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Il n’est pas exagéré de dire qu’au rebours des enseignements évangéliques la pénitence a pu quelquefois se transformer en démonstration de force des détenteurs du pouvoir.

    Le pouvoir temporel en soutien des évêques

    Le Concile des Gaules de l’an 853 rapporte ce capitulaire du roi Charles le Chauve[1] : Que nos envoyés, missi nostri, fassent savoir à tous les ministres de l'État, que le comte et les officiers publics se trouvent avec l'évêque de chaque diocèse pour l'aider quand il fait ses visites, aussitôt qu'il le leur aura fait savoir, et qu'ils contraignent par l'autorité et la puissance royale à se soumettre à la pénitence et à une satisfaction convenable, ceux que l'évêque n'y pourra réduire par l'excommunication.

    C’était à la demande des évêques que les rois employaient ainsi leur puissance politique pour contraindre les pénitents récalcitrants à se soumettre à la pénitence canonique. Par exemple, dans le canon 10 du concile de Pavie, tenu en 850, les évêques supplient le roi Louis le Jeune[2] d’ordonner à ses comtes de leur prêter secours pour contraindre les incestueux à faire pénitence publique. Au synode de Thionville (en 835), les évêques de Gaule et de Germanie prient l’empereur Louis le Pieux d’ajouter par ses lois une amende pécuniaire à l’imposition de la pénitence (ces évêques avaient été très affligés par le meurtre d’un évêque d’Aquitaine nommé Jean).

    Canossa

    VE PN 102 article pénitence 1 Canossa.jpgCes connivences contre-nature entre le trône et l’autel ne vont pas manquer de susciter des tensions, des luttes de pouvoirs. La puissance temporelle de la papauté culminera en 1077 lors du célèbre épisode de Canossa. Excommunié, l’empereur Henri IV[3] vient à Canossa, lieu de résidence du pape, s’humilier devant Grégoire VII qui savoure tranquillement sa victoire. Avec une joie ronronnante, il décrit la scène de l’humiliation de l’empereur dans une lettre adressée à ses évêques et aux notables:

    Enfin il [Henri] vint de lui-même dans la ville de Canossa où nous étions, sans aucun appareil de guerre et avec peu de gens ; et là pendant trois jours étant à la porte du château, et s'étant défait de toutes les marques de sa dignité, nu pieds, et revêtu d’habits de laine, il ne cessa point d’implorer avec beaucoup de larmes la miséricorde du S. Siège qu’il n'eût ému la compassion de tous ceux qui étaient présents, lesquels intercédèrent pour lui avec beaucoup de prières et de larmes, en sorte qu'ils s’étonnaient de la dureté dont nous usions avec lui, et que quelques-uns s’écriaient que nous ne montrions pas en cette occasion une sévérité apostolique, mais une cruauté excessive…

    Le pape finit par lever l’excommunication.

    L’entourage de l’empereur est également humilié selon le témoignage d’un chroniqueur contemporain des événements[4] : Le pape ayant séparé les évêques les uns des autres, les fit enfermer chacun à part dans une cellule, leur interdisant toute sorte d’entretien entre eux, et leur faisant donner vers le soir à manger et à boire en petite quantité. Il imposa aussi aux laïques une pénitence convenable, ayant égard à l’âge et aux forces d’un chacun; et après les avoir ainsi éprouvés quelques jours, il leur donna l’absolution.

    Les pénitences publiques, sauf exception (Canossa en est une) seront peu à peu abandonnées dans le courant des VIIIe et IXe siècles. «De plus en plus, les pasteurs auront tendance à traiter plus ou moins secrètement tels ou tels pécheurs qui, sans être de grands coupables, ne sont pas des saints. On est ainsi en marche à travers une espèce de pénitence semi-publique, vers la pénitence privée et la pratique de la confession.»[5]

    Pénitences privée 

    Qu’en est-il justement des pénitences privées, moins spectaculaires, mais plus fréquentes ?

    Les peines sont plus rigoureuses que dans les siècles précédents. Ainsi le pape Grégoire III, répondant à une question de S. Boniface (qui se trouve dans le premier tome des Conciles des Gaules en l’année 731), décide ainsi touchant la pénitence imposée à certains homicides : A l'égard de ceux qui ont tué leur père, leur mère, leur frère ou leur sœur, nous disons qu'ils doivent passer toute leur vie sans recevoir le corps du Seigneur, sinon à la mort en forme de viatique, qu'ils s'abstiennent aussi de manger de la chair et de boire du vin durant toute leur vie. Qu'ils jeûnent la deuxième, la quatrième et la sixième férie [lundi, mercredi et vendredi], afin que, pleurant ainsi leur péché, ils puissent en obtenir le pardon.

    Plus d’un siècle et demi plus tard, la même sévérité est toujours d'application. Témoin, en 895, le concile de Tibur (ville rhénane), qui prescrit ceci comme pénitence privée pour un homicide volontaire : Si quelqu'un a commis volontairement un homicide, qu'on lui interdise pendant quarante jours l'entrée de l'église, et durant ce temps, qu'il ne mange que du pain avec du sel, et ne boive que de l'eau pure, qu'il aille pieds nus, qu'il ne se serve que d'habits de lin, sans fémoraux[6]; qu'il ne porte point d'armes; qu'il ne se serve point de voiture ; qu'il n'approche d'aucune femme, non pas même de la sienne ; qu'il n'ait pendant ces quarante jours aucune communication avec les chrétiens, non pas même avec les autres pénitents, ni pour le boire, ni pour le manger, ni pour quelqu'autre chose que ce puisse être… Après ces quarante jours, l'entrée de l'église lui sera interdite pendant l'espace d'une année, durant laquelle il s'abstiendra de chair et de vin, d'hydromel et de bière emmiellée, excepté les jours de dimanche et fêtes chômées; et s'il se trouve à l'armée ou dans quelques grands voyages, à la cour de son seigneur ou malade, il lui sera permis de racheter la troisième, la cinquième férie [mardi et jeudi] et le samedi pour un denier, de façon néanmoins que des trois choses qui sont interdites, la chair, le vin et l'hydromel, il ne puisse faire usage que d'une seule. Mais quand il sera de retour de son voyage ou rétabli de sa maladie, il ne pourra racheter ces jours. Ce terme étant expiré, il sera introduit dans l'église en la manière des pénitents. La seconde et la troisième année, il est soumis aux mêmes observances; excepté qu'on lui accorde la faculté de racheter les trois jours dont on vient de parler, lors même qu'il est chez lui dans sa maison… etc.

    On épargne la suite au lecteur.

    VE PN 102 article pénitence 2 S. Pierre Damien.jpgL’un des prélats les plus impitoyables en matière de pénitence fut sans doute S. Pierre Damien (+1072). On reste abasourdi par la dureté des sanctions qu’il impose aux pécheurs. Il s’en prend particulièrement à l’homosexualité ; selon lui, le vice de sodomie «surpasse l’énormité de tous les autres». Il lui consacre même tout un ouvrage, Le Livre de Gomorrhe, où l’on peut lire ceci :

    «À coup sûr, le vice de sodomie apporte la mort au corps et détruit l’âme. Il pollue la chair, éteint la lumière de la pensée, expulse le Saint Esprit du temple du cœur humain, et ouvre la porte au diable, le stimulateur de la luxure. Il mène à l’erreur, supprime totalement la vérité de l’esprit trompé... il ouvre l’enfer et ferme les portes du paradis... c’est ce vice qui outrage la tempérance, assassine la modestie, étrangle la chasteté, et massacre la virginité... il salit toutes choses, souille toutes choses, pollue toutes choses...»

    «Ce vice retranche un homme du chœur réuni de l’Église... il sépare l’âme de Dieu pour l’associer aux démons. Cette reine de Sodome totalement malade rend celui qui obéit aux lois de sa tyrannie infâme aux hommes et odieux à Dieu... Elle dépouille ses chevaliers de l’armure de la vertu, les exposant à être transpercés par tous les vices... Elle humilie son esclave dans l’église et le condamne au jugement ; elle le souille en secret et le déshonore en public ; elle ronge sa conscience comme un ver et consume sa chair comme le feu... cet homme infortuné est privé de tout sens moral, sa mémoire défaille, et la vision de sa pensée est obscurcie. Ne se souciant que peu de Dieu, il oublie également sa propre identité. Ce mal érode les fondements de la foi, sape l’ardeur de l’espoir, dissout le lien d’amour. Il outrepasse la justice, démolit la force morale, fait disparaître la tempérance et émousse les arêtes de la prudence. Dois-je en dire plus ? » Non, sans doute.

    Vade in pace

    Les peines infligées aux consacrés peuvent être d’une sévérité extrême. Autour de l’an mil, on inventa une espèce de prison sans lumière, destinée à ceux qui devaient y finir leur vie : on appelait cyniquement cet endroit Vade in pace (Vas en paix). Il semble que le premier qui ait inventé cette sorte de supplice ait été un certain Matthieu, prieur de Saint-Martin-des-Champs à Paris, suivant le rapport qu’en fait Pierre le Vénérable (+1156), qui nous apprend aussi que ce supérieur, homme de bien par ailleurs, mais d’une sévérité outrancière, fit construire une cave souterraine en forme de sépulcre, où il condamna, pour le reste de ses jours, un misérable qui lui paraissait incorrigible. Pierre le Vénérable ajoute, consterné : «Quelque respect que j’aie pour la mémoire de ce grand homme, je ne craindrai pas de dire qu’il semble avoir passé, en cela, les bornes de l’humanité».
    C’est le moins que l’on puisse dire.

    Autres pénitences

    * La flagellation

    En plus des privations déjà décrites, plusieurs nouvelles sortes de pénitence sont inventées : la flagellation, les voyages, les pèlerinages, la retraite forcée en monastère.

    L’un des champions de l’auto-flagellation fut sans doute Dominique Loricat (+1060). On le surnommait L’Encuirassé parce qu’il portait sur sa chair une chemise de mailles en fer dont il ne se défaisait que pour se fouetter ; il y joignait des jeûnes, des veilles, des génuflexions à n’en plus finir et toutes sortes d’austérités invraisemblables. Nous sommes aujourd’hui effrayés du récit que nous en a laissé S. Pierre Damien : cet homme perpétuellement ensanglanté se sacrifiait pour l’expiation de ses propres péchés, mais surtout pour faire pénitence au nom des pécheurs impénitents… Selon Pierre Damien, son directeur spirituel, Dominique accomplissait en six jours une pénitence de cent ans en se donnant la discipline et en récitant des psaumes.

    Certes, la flagellation comme punition était déjà en usage longtemps auparavant, puisque dans la règle de S. Colomban (fin du VIe s.) on punissait la plupart des fautes des moines par un certain nombre de coups de fouets. Mais au XIe siècle, l’auto-flagellation volontaire était comprise comme une espèce de purgatoire anticipé. C’est apparemment de ce Dominique que vient la coutume de se flageller, de se «donner la discipline», selon le jargon religieux. Cette pénitence trouvera une extension sous forme de compensation : ainsi les moines qui ne pouvaient pas racheter leurs peines par des aumônes (puisqu’ils ne possédaient aucun bien en propre) les payaient en coups de fouet qu’ils se faisaient donner ou se donnaient eux-mêmes, ou bien par des génuflexions, des prostrations prolongées, des coups sur la paume des mains, qu’ils appelaient palmatae.

    Nous n’évoquons pas ici les cilices, les diverses entraves physiques et les autres formes d’astreintes corporelles, car ces petits moyens matériels ont essentiellement pour but de prévenir le péché et non de l’expier, sauf avis contraire du confesseur.

    * Voyages, retraites…

    Subis comme pénitence, les voyages forcés (le plus souvent hors de sa patrie) n’ont rien de touristique; ils tiennent plutôt de l’errance et du vagabondage. Qu’on imagine les routes et les chemins à cette époque : insécurité, mendicité, inconfort, dangers des bêtes et des brigands… Des gens de toutes conditions y étaient soumis, mais surtout les grands seigneurs et les clercs. Le pénitentiel de Théodore (au VIIe siècle) condamne un évêque pour crime de pédérastie à vingt ans de pénitence, dont il doit passer cinq en jeûnant au pain et à l’eau et à voyager… jusqu’à la fin de sa vie ! Dans la suite, on transforma ces voyages et vie vagabonde en pèlerinage aux lieux saints, à Rome, à St Martin de Tours, à St Jacques de Compostelle, etc. Durant les IXe, Xe, et XIe siècles, les pénitents couraient volontiers à Rome dans l’espérance d’obtenir du pape quelque adoucissement à des peines si rigoureuses. Il arrivait au pape de céder, mais rarement, pour ne pas mettre en péril l’autorité des confesseurs locaux.

    * Rachats 

    Aux plus fortunés s’offrait la possibilité de racheter leurs pénitences par des aumônes. De cette permission découla naturellement une tarification pour le rachat les peines. Bède le Vénérable (+734) écrit ceci dans son pénitentiaire : Celui qui ne peut faire pénitence de la manière que nous avons dit, donnera en aumônes la première année 23 sols; pour une année au pain et à l'eau, qu'il donne en aumônes 22 sols, et que chaque semaine il jeûne une fois jusqu'à nones, une autre fois jusqu'à vêpres, et trois carêmes. La seconde année il donnera 20 sols. Pour la troisième 18 sols, etc.

    Ces dispositions restent raisonnables, mais vers la fin du Xe siècle se développa en Angleterre la coutume de taxer séparément chaque péché, de sorte que si le péché était répété, la pénitence était augmentée, et comme cette pénitence pouvait être rachetée, les sommes dues pouvaient devenir considérables. Par exemple, celui qui était tombé deux fois dans la fornication devait faire pénitence deux fois autant de temps que s’il y était tombé une fois seulement ; s’il avait commis ce péché dix fois, il devait être taxé dix fois… Par ce moyen malhonnête, certains confesseurs en arrivaient à s’enrichir (ou à enrichir l'Eglise) en se nourrissant du péché d’autrui, pour ainsi dire. 

    Ces façons de faire passèrent sur le continent : on infligeait aux pénitents des peines plus dures et plus sévères, non suivant la proportion arithmétique, mais suivant la proportion géométrique, si bien que plusieurs pécheurs se trouvaient dans l’impossibilité absolue de satisfaire pour leurs péchés, sinon par la voie de rachat dont nous venons de parler, et qui fut surtout en vogue en Italie au XIe siècle, par le soin que prit Pierre Damien de la répandre et de la faire valoir…

    Un archevêque de Milan ayant accepté de l’argent en échange d’ordinations sacerdotales, les légats du pape imposèrent à ce prélat (qui avait avoué et s’était prosterné aux pieds de ses juges) une pénitence de cent ans (!), mais il lui permirent en même temps de racheter cette longue période pour une certaine somme d’argent… 

    Cette possibilité du rachat des peines dues aux péchés dégénéra en abus intolérables : on se mit à racheter les crimes à prix d’or et d’argent, de sorte que les coupables bien souvent, moyennant les sommes qu’ils répandaient, étaient exempts de faire pénitence.

    1. Relâchement (ou adoucissement) de la pénitence du XIIe au XIIIe s.

    On identifie trois causes principales au mouvement de fond qui conduisit à l’adoucissement progressif des pénitences.

    1. L’extension du rachat des peines

    Au commencement, on ne rachetait pas la pénitence entière, mais une partie seulement. Par exemple, si un pénitent devait s’abstenir de viande et de vin ou de liqueurs fortes un certain jour, il pouvait racheter l’abstinence d’une de ces choses seulement, en sorte que s’il buvait du vin, il ne pouvait pas manger de la viande, et réciproquement, s’il mangeait de la viande, il ne pouvait pas boire de vin (même s’il avait donné de quoi nourrir un pauvre ce jour-là). Mais ces modestes dispositions ne durèrent pas, et les choses tournèrent autrement que prévu. Ainsi dans la suite, non seulement on racheta les jours, mais aussi les mois et les années entières ; et on fixa les sommes correspondant à ces rachats. 

    La conversion du cœur semblait secondaire par rapport à la compensation matérielle du tort occasionné, car le pénitent, principalement si c’était un prince fortuné, était pressé de faire cesser les effets de l’excommunication ou de l’interdit : il commençait donc par se faire absoudre en promettant de satisfaire à l’Eglise dans un certain délai, sous peine d’être excommunié de nouveau.

    Cette pratique de racheter les pénitences moyennant quelques aumônes ou à prix d'argent (au profit des ecclésiastiques) n’était d’usage que pour les riches ; les pauvres et les moines les rachetaient, comme nous avons dit, par la récitation des psaumes, par des coups de fouet ou d’autres coups qu’ils recevaient ou qu’ils se donnaient eux-même sur la paume de la main. Cent sols rachetaient une année de pénitence ; réciter tant de fois le Psautier[7], en se donnant tant de coups, faisait le même effet. On évaluait ainsi les mois et les années de pénitence, et de là se forma une nouvelle doctrine jusqu’alors inouïe dans l’Église, à savoir qu’une même personne pouvait, en multipliant les coups de fouets ou de férule, et en récitant tant de fois le Psautier, racheter cent ans et mille ans de pénitence… Ces évaluations n’avaient évidemment de fondement que dans l’imagination de certains théologiens.

    Les pécheurs pouvaient aussi racheter les pénitences par de légères aumônes, la visite ou la décoration d’une église, car les évêques du douzième et du treizième siècle accordaient des indulgences à toutes sortes d’œuvres pieuses, comme la construction ou la rénovation d’une église, l’entretien d’un hôpital, ou plus largement de tout ouvrage public (un pont, une chaussée, le pavage d’un chemin…). Ces indulgences ne recouvraient qu’une partie de la pénitence, mais si l’on en réunissaient plusieurs, on pouvait racheter toute la pénitence. Ainsi les pécheurs les plus fortunés étaient le plus vite délivrés du poids de leurs fautes… Ces indulgences – qui adoucissent les pénitences mais les vident de leur substance théologique – le quatrième concile de Latran (1215) les appelle «indiscrètes et superflues» et les pères conciliaires vont les dénoncer.

    1. La croisade

    VE PN 102 article pénitence 3 Croisade rachat des péchés.jpgCe sont les indulgences liées aux croisades qui vont insensiblement faire péricliter les anciennes pénitences canoniques. Cela n’entrait évidemment pas dans les intentions du pape Urbain II ni du concile de Clermont, car ils croyaient faire deux biens à la fois : délivrer les lieux saints et faciliter la pénitence à une infinité de pécheurs qui ne l’auraient jamais faite autrement.

    Le pape Victor III (1086-1087), auparavant abbé du Mont-Cassin, est le premier pape qui a promis une absolution générale de tous les péchés à ceux qui feraient la guerre aux Infidèles (musulmans). Il ne s’agissait pas encore de délivrer Jérusalem du joug des Turcs (qui refusaient depuis 1078 de laisser libre le passage aux pèlerins chrétiens vers la Ville Sainte), mais de combattre les Sarrasins d’Afrique qui depuis plus d’un siècle ravageaient l’Italie : ils avaient entre autres pillé le monastère du Mont-Cassin. Après avoir fait rebâtir son monastère, Victor rassembla une armée de presque tous les peuples d’Italie ; avec la promesse de la rémission de tous leurs péchés, il les envoya attaquer la ville maritime de Mehdia (Maroc). Les combattants (qui ne s’appelaient pas encore "croisés") prirent la ville et défirent cent mille Sarrasins ; cette victoire passa pour un miracle. Ce n’est qu’en 1095 que la croisade fut proclamée par le pape Urbain II au concile de Clermont.

    Nous avons vu qu’autrefois faire partie d’une milice était l’une des activités interdites aux pénitents, car il était difficile aux pécheurs d’éviter les occasions de chute dans des entreprises de cette nature. Mais à la fin du XIe siècle, on estima que cette défense n’était pertinente que pour les guerres entre chrétiens et non quand il s’agissait de combattre les Infidèles et les autres ennemis de l’Église ; une multitude de personnes n’entreprirent donc ces voyages ou pèlerinages, comme on appelait alors les croisades, qu’en vue d’expier par cette espèce de pénitence publique, les péchés dont ils se sentaient coupables, quoique le public n’eût aucune connaissance de leurs fautes. C’est ainsi que l’engagement dans la croisade donna lieu au renouvellement temporaire d’une partie de l’ancienne discipline de la pénitence qui était hors d’usage depuis quatre siècles.

    Les engagés qui passaient en Palestine pour faire la guerre aux Sarrasins recevaient la promesse d’une absolution générale de leurs péchés ; cette grâce fut étendue à ceux qui allaient en Espagne pour en chasser les Maures, à ceux qui firent la guerre aux Cathares dans le Languedoc, et à ceux qui allaient au secours des chrétiens d’Orient. Enfin cette même indulgence se communiqua non seulement à ceux qui se rendaient en personne à ces expéditions, mais encore à tous ceux qui contribuaient à leur financement. De là vint la coutume de donner l’absolution avant l’accomplissement de la pénitence, et même avant que l’on se fût mis en devoir de l’accomplir, sur la simple promesse de faire le voyage de la croisade…

    Si les pèlerinages particuliers, en usage depuis le VIIIe s., pouvaient être quelquefois des occasions de distractions ou de rechutes, ils étaient bien moins dangereux que les croisades. En effet, un pénitent marchant seul ou avec un autre pénitent pouvait observer certaines règles, jeûner ou du moins vivre sobrement, avoir des moments de recueillement et de silence, chanter des psaumes, s’occuper l'esprit avec de bonnes pensées, avoir des conversations édifiantes, etc. A l’inverse, toutes ces pratiques de piété étaient difficilement possibles à des troupes assemblées en corps d’armée. Si beaucoup de croisés se préparaient sérieusement à la mort en payant leurs dettes, en restituant le bien mal acquis, en réparant le mal fait, etc. il faut avouer que la croisade servait aussi de prétexte à d’autres pour ne pas payer leurs dettes, aux malfaiteurs pour éviter la punition de leurs crimes, aux moines indociles pour quitter leurs cloîtres, etc. Le voyage était très long jusqu’en Terre Sainte, et les croisés, du moins certains d’entre eux, cherchaient à se divertir chemin faisant, emmenaient des chiens et des oiseaux pour chasser[8], des prostituées se mêlaient aussi à ces armées, quelques-unes déguisées en hommes. Même dans l’armée de S. Louis, dans son quartier, près de sa tente, on trouvait des lieux de débauche… Le saint roi sévissait exemplairement contre ces excès, mais il ne pouvait tout contrôler.

    La fin des croisades aurait pu permettre de revenir aux anciennes pratiques, mais l’usage en avait été interrompu depuis deux cents ans au moins, et les pénitences étaient devenues arbitraires : les évêques ne s’occupaient plus guère des détails de l’administration des sacrements. Les frères Mendiants (franciscains, dominicains) étaient devenus les ministres les plus ordinaires de la pénitence, et ces missionnaires passagers ne pouvaient suivre pendant assez longtemps la conduite des pénitents afin d’examiner le progrès et la solidité de leur conversion, comme faisaient autrefois les pasteurs sédentaires : ces religieux itinérants étaient obligés d’expédier promptement les pécheurs pour passer à d’autres. Ce fut aussi l’une des causes du relâchement de la discipline.

    1. La remise des peines canoniques

    Dès la fin du XIIe siècle et durant le XIIIe siècle, non seulement on accorda l’absolution des péchés à ceux qui faisaient, comme on disait alors, «le service de la Terre Sainte», mais on appliqua cette indulgence à ceux qui contribuaient de quelque manière à l’entretien ou à la construction d’une église ou de quelque autre ouvrage en rapport à la religion. Concrètement, les peines canoniques dues aux péchés étaient réduites d’un tiers ou d’un quart pour ceux qui avaient contribué financièrement à la construction de ces édifices ; mais par une autre invention, on obtenait facilement l’indulgence entière en contribuant à la construction ou à la réparation de trois ou quatre de ces ouvrages... C’est par le moyen de ces contributions qu’un bon nombre des principales églises de France furent bâties ou réparées. Cette méthode si commode de racheter ses péchés et de se dispenser d’en faire pénitence fut tellement du goût des pécheurs que Maurice[9], évêque de Paris qui succéda à Pierre Lombard, acheva ainsi de bâtir le superbe édifice de la cathédrale Notre-Dame et de quatre abbayes. L’indulgence s’étendit à tous ceux qui contribueraient à la réparation de toutes sortes d’ouvrages publics, comme ponts, chaussées, etc.

    1. Le concile de Trente (1542-1563)

    VE PN 102 article pénitence 4 Concile de Trente.jpgAu XVIe siècle, la révolte de Luther et de ses disciples va conduire l’Église à une reprise en main doctrinale et disciplinaire. «Seule la foi sauve», prétendait Luther, dispensant ainsi les pécheurs de confession et de réparation. Le concile de Trente répond ceci en janvier 1547 (décret sur la justification) :

    Si quelqu'un dit que l'impie est justifié par la seule foi, entendant par là que rien d'autre n'est requis pour coopérer à l'obtention de la grâce, et qu'il ne lui est en aucune manière nécessaire de se préparer et disposer par un mouvement de sa volonté : qu'il soit anathème (can. 9).

    Si quelqu’un dit que celui qui est tombé après le baptême ne peut pas se relever avec la grâce de Dieu, ou qu’il peut certes recouvrer la justice perdue, mais par la seule foi, sans le sacrement de pénitence, comme l’a jusqu’ici professé, gardé et enseigné la sainte Église romaine universelle, instruite par notre Seigneur et ses apôtres  : qu’il soit anathème (can. 29).

    En novembre 1551, la doctrine sur le sacrement de pénitence est définie de manière plus exacte et plus complète (de eo exactiorem et pleniorem definitionem tradidisse). Sont notamment clairement décrites les parties et les fruits du sacrement de pénitence : outre l’absolution, indispensable, sont quasi-matières de ce sacrement les actes du pénitent lui-même : la contrition, la confession et la satisfaction. Le concile condamne les affirmations de ceux qui prétendent que les terreurs qui s’emparent de la conscience et la foi sont des parties de la pénitence (chap. 3, can. 4). De plus, affirme le concile (recadrant ainsi les excès des athlètes et champions de la morbidité), les pénitences ou satisfactions n’ont de valeur que dans les mérites infinis acquis pour nous par la Rédemption du Christ : ainsi l’homme n’a rien dont il se glorifie, mais toute notre glorification est dans le Christ en qui nous vivons, en qui nous méritons, en qui nous satisfaisons, faisant de dignes fruits de pénitence qui tirent de lui leur force… (chap. 8).

    Enfin, le concile de Trente libère les pécheurs du poids des pénitences ciblées et tarifées en étendant la pénitence aux «œuvres satisfactoires», reconnaissant comme la plus grande marque d’amour divin les épreuves temporelles infligées par Dieu et supportées par nous dans la patience (can. 13). On discerne ici déjà l’ébauche de la doctrine spirituelle de la «petite voie» développée et vécue par sainte Thérèse de Lisieux à la fin du XIXe siècle et dont nous sommes aujourd’hui encore les heureux héritiers.

    Dans la prochaine livraison de Pâque nouvelle, nous clôturerons cette brève histoire de la pénitence en survolant la dernière partie de ce sacrement : l’absolution.

                                                                                                              Pierre René Mélon

                                                                                                              (à suivre…)

    [1] Charles II dit le Chauve, petit-fils de Charlemagne, (823-877).

    [2] Louis le Jeune (825-875), fils de Lothaire Ier, roi d’Italie.

    [3] Depuis Charlemagne, c’étaient les rois et les empereurs qui nommaient les évêques. En 1075, le pape conteste cette disposition et veut reprendre son droit. Le roi Henri conteste la volonté du pape et le fait "déposer" par une assemblée d’évêques allemands et italiens. Le pape riposte en excommuniant Henri qui est aussitôt abandonné par la plupart de ses vassaux. Sa situation devenant précaire, il décide d’aller demander pardon au pape qui séjourne alors au château de Canossa, dans le nord de l’Italie… Henri IV meurt à Liège en 1106, sur les terres de son vassal, le prince-évêque Otbert.

    [4] Lambert d’Hersfeld (v. 1028-v. 1085), prêtre allemand, chroniqueur de son temps (appelé aussi Lambertus Schaffnaburgensis).

    [5] H. Rondet, op. cit. p. 572.

    [6] Fémoraux : sortes de hauts-de-chausses portés par certains religieux.

    [7] Le psautier complet ou uniquement les 7 psaumes pénitentiels choisis par S. Augustin : ps. 6, 31 (32), 37 (38), 50 (51) Miserere, 101 (102), 129 (130) De profundis, 142 (143).

    [8] On le sait par l'interdiction de ces pratiques à la seconde croisade.

    [9] Pierre Lombard, évêque de Paris de 1159-1160 ; Maurice de Sully, évêque de Paris de 1160 à 1196.

  • Brève histoire du sacrement de pénitence V et fin.Vérité et Espérance-Pâque Nouvelle, été 2017

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    L’absolution

    VE PN 103 absolution.jpgL’étymologie de ce mot exprime parfaitement sa signification spirituelle[1]. Les verbes grec luein «délier» et latin luere «dégager» reposent sans doute tous deux sur une racine commune signifiant «briser». Luere, verbe latin rare, employé dans le vocabulaire juridique avec le sens de «s’acquitter de», a été remplacé dans la plupart de ses emplois par son dérivé solvere, solutus «délier», «désagréger», «payer», d’où absolvere (absoudre) qui exprime littéralement une dissolution, un déliement ; d’ailleurs, en grammaire absolutus traduit le grec apolelumenon «sans lien» ; par l’absolution sacramentelle, le pécheur est non seulement acquitté, mais délié, relevé, remis en liberté, rendu à la vie par une véritable renaissance spirituelle.

    Déprécative… ou indicative

    A l’ouverture de la messe, une brève célébration pénitentielle manifeste le repentir de l’assemblée ; elle contient un aveu public de péché et une demande de prière aux frères et sœurs présents (elle est ce qui subsiste des anciennes pénitences publiques décrites plus haut) : Je reconnais devant mes frères que j'ai péché […] c'est pourquoi je supplie la Vierge Marie, les anges et tous les saints, et vous aussi mes frères, de prier pour moi le Seigneur notre Dieu. A quoi le prêtre répond : Que Dieu tout-puissant nous fasse miséricorde ; qu'il nous pardonne nos péchés et nous conduise à la vie éternelle. Cette formule d’absolution des péchés véniels est appelée déprécative, car elle demande à Dieu d’opérer lui-même l’acte demandé.[2]

    Pour l’absolution des péchés, la formule déprécative (on dit aussi déprécatoire) a été la seule en usage jusque vers la fin du douzième siècle en Occident. On considérait que le confesseur ne devait pas s’exprimer à la manière des juges séculiers («nous t’absolvons», «nous ne te condamnons pas», etc.), mais qu’il devait plutôt faire une oraison sur le pénitent afin que Dieu lui accordât l’absolution et la grâce de la sanctification.

    C’est au tournant des XIIe et XIIIe siècles que l’on commença, ici et là, à mêler la forme indicative «Absolvo te» avec la formule déprécative «Dominus absolvat te». On trouve les deux formules dans la Somme théologique d’Alexandre de Halès (+1245). Ce dernier aussi bien que S. Bonaventure (+1274) et quelques autres, se servirent de ces deux formules d’absolution comme pour concilier la vertu des clés de l’Eglise avec la nécessité de la contrition.

    Saint Thomas d’Aquin pensait que la forme déprécative contribue aussi bien que l’indicative à la rémission des péchés (absolutionem non esse per solam deprecativam orationem). Mais l’opinion du saint dominicain ne fut pas suivie par tous ; les théologiens parisiens décidèrent unanimement de promouvoir la seule forme indicative par les mots Ego te absolvo, en sorte que l’usage de la formule déprécative cessa dans plusieurs endroits. On sait par François de Meyronnes (+1327), disciple de Duns Scot, qu’en Provence on absolvait encore sous la forme déprécative : «Que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit vous absolvent de tous vos péchés, etc.».

    La raison principale sur laquelle les novateurs appuyaient leur décision était que le prêtre, au «tribunal de la pénitence», tenait la fonction de juge, d’où ils concluaient que le confesseur devait prononcer sa sentence en une forme qui marquât son autorité et son pouvoir. Ils prenaient ainsi l’exact contre-pied des confesseurs des premiers siècles qui refusaient précisément d’être assimilés à des juges séculiers et utilisaient la formule indirecte, dite déprécative. Cette prise de pouvoir sacramentelle peut aussi correspondre à la montée en puissance du cléricalisme dans l’Église latine à la même époque.

    A ces aspects juridiques et sociologiques du sacerdoce vinrent se mêler des disputes philosophico-théologiques alimentées par l’infiltration des concepts philosophiques païens dans la Révélation chrétienne : matière, forme, acte, puissance, etc. Que la formule Ego te absolvo, etc., soit en même temps la matière et la forme de ce sacrement, comme le prétendent les scotistes, ou qu’elle en soit seulement la forme, comme le veulent les thomistes, ce sont des disputes que nous laissons volontiers aux sages et aux intelligents auxquels Dieu se plaît, comme par ironie, à cacher la vérité (Luc 10, 21).

    Seuls sont absolument nécessaires les mots «Je t’absous» (on dit maintenant : «Je te pardonne»). Notons ici que les Grecs (aujourd’hui qualifiés d’Orthodoxes) ne se servent pour l’absolution que d’une forme déprécative que le pape Clément VIII (en 1595) supposait bonne et valide quand ils s’en servaient les uns à l’égard des autres, mais il voulait qu’à l’égard des Latins qui en ont une autre, ils emploient la formule indicative qui est reçue parmi nous. En effet, la forme déprécative («Que Dieu te pardonne…») doit être comprise dans un sens indicatif, c’est-à-dire comme un acte judiciaire accompli par le confesseur (ministre de Jésus-Christ) et que Dieu ratifie de son autorité et de sa grâce. On peut donc préférer la forme indicative dans laquelle le pouvoir des clés confié à l’Église est plus clairement affirmé. [3]

    Absolution des excommuniés

    VE PN 103 Excommunication.jpgS’il y eut jamais un acte juridique dans l’Église, qui aurait requis que l’énoncé en fût indicatif, c’est bien l’absolution de l’excommunication par laquelle le baptisé est rétabli dans tous les droits attachés à la communion des fidèles. Cependant, assez étonnamment, l’absolution ou la révocation de la sentence d’excommunication se faisait autrefois par des prières en forme déprécatoire, quoique de tout temps la sentence de l’excommunication eût été énoncée en termes indicatifs ou imprécatifs… En d’autres mots : «Nous t’excommunions…», mais «Dieu veuille te réintroduire…»

    Voici quelle était au XIe siècle la forme d’absolution de l’excommunication. Burchard (+1025), l’évêque de Worms que nous avons déjà rencontré dans cette brève histoire, est le premier auteur qui décrit cette cérémonie : « L’évêque, accompagné de douze prêtres, doit conduire aux portes de l’église l’excommunié repentant, demandant grâce et promettant de satisfaire. Là, après avoir pris quelques précautions pour s’assurer qu’il effectuera ses promesses, il est absous de cette sorte : L’évêque chante les sept psaumes avec l’Oraison dominicale et plusieurs versets et répons ; après quoi suit l’oraison : “Donnez, Seigneur, à cet homme votre serviteur de dignes fruits de pénitence, afin que recevant le pardon des péchés qu’il a commis, et pour lesquels il avait été séparé de votre Église, il recouvre son innocence, par notre Seigneur Jésus-Christ, etc.” Suit une autre oraison un peu plus longue. Ensuite l’évêque le prenant par la main droite l’introduira dans l’église et le rétablira dans la communion et la société chrétienne.» Suit une autre prière, laquelle étant achevée, l’évêque lui enjoint une pénitence proportionnée à sa faute, et envoie des lettres dans le canton pour notifier à tout le monde que cet homme a été reçu dans la société chrétienne. Il le fait aussi savoir aux autres évêques.»

    Nouvelles prises de tête…

    Après l’abandon progressif des œuvres pénales par lesquelles les pécheurs se préparaient et se mettaient en état de recevoir l’absolution de leurs péchés (nous en avons décrit quelques-unes), on disputa beaucoup sur les dispositions intérieures nécessaires pour rentrer en grâce avec Dieu, et sur les effets du sacrement de pénitence. Privés de l’étalon des pénitences visibles et matérielles, les docteurs en théologie se mirent en tête de savoir comment concilier la vertu de l’absolution avec les dispositions intérieures exigées pour être en état de la recevoir ; et les plus subtils d’entre eux employèrent tout ce qu’ils avaient d’esprit pour trouver un dénouement à ce nœud gordien.

    Or, sur cette question, les anciens pensaient comme pensent encore aujourd’hui les chrétiens ordinaires et les personnes les plus simples : ils croyaient que l’effet de l’absolution était le pardon des péchés ! Ils croyaient que Dieu l’accordait par la vertu du Saint-Esprit qui accompagnait l’action du confesseur, approuvait et confirmait dans le ciel ce que celui-ci faisait en son nom sur la terre : «Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de conversion» (Lc 15, 7). Ils croyaient de plus que cette réconciliation était suivie d’une grâce plus abondante et qu’elle incitait ceux qui la recevaient à s’approcher avec confiance des saints mystères, en particulier de la chair vivifiante du Sauveur, à laquelle on ne peut communier qu’après s’être purifié de la tache des péchés les plus graves, sachant que l’eucharistie est en elle-même aussi un remède qui procure la guérison, comme le dit l’oraison qui précède la communion du prêtre. On ne trouve rien d’autre dans les écrits des Pères de l’Église. 

    Attrition, contrition…

    VE PN 103 Confiteor.jpgMais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Certains grands esprits introduisirent une distinction à l’intérieur même de la démarche personnelle de pénitence ; la question cruciale était celle-ci : le pénitent revient-il à Dieu par crainte des peines liées au péché ou par amour pour Dieu ? C’est ainsi que fut introduite la différence entre l’attrition (regret par crainte des peines) et la contrition (regret par amour pour Dieu); la première n’étant accompagnée que d’un faible amour de Dieu, tandis que la seconde manifestait un très grand amour pour Dieu, ou, pour parler comme ces théologiens, un amour très intense, intensissimum. Cependant les scolastiques convenaient unanimement entre eux que la contrition et l’attrition étaient de même espèce (notion héritée de la philosophie grecque), et qu’elles ne différaient que «du plus au moins». De là naquit parmi eux l’axiome selon lequel les pénitents confessant leurs péchés, d’attrits devenaient contrits avant ou après l’absolution, ou même pendant qu’ils la recevaient…

    Une idée entraînant une autre, on ne se contenta plus d’affirmer que le pénitent, par la vertu du sacrement, d’attrit devenait contrit, on alla jusqu’à dire que la douleur des péchés, ou l’attrition quand elle était accompagnée de quelque degré d’amour de Dieu, aussi faible qu’il fût, était suffisante pour obtenir la rémission des péchés ; cette attrition se changeant en contrition dans le court espace de temps (quelques secondes, quelques minutes…) qui se trouve entre la confession et l’absolution. Il y en eut même qui osèrent avancer que la contrition présumée était capable d’obtenir l’effet du sacrement, pourvu que celui qui ressentait cette présomption de contrition crût de bonne foi être attrit ou contrit, et reçût dans cette disposition le sacrement de Pénitence… C’est ainsi qu’à force de finasser, les choses les plus claires deviennent obscures, que les concepts philosophiques se transforment en peaux de banane, que les esprits et les égos échauffés répandent la confusion et les ténèbres sur des objets qui sont à la portée des gens simples faisant usage de leur raison.

    Quoi qu’il en soit de ces subtilités, l’Église a usé du pouvoir qu’elle a en ces matières, en définissant au concile de Trente que l’absolution est «une manière d’Acte judiciaire, par lequel le Prêtre, comme Juge prononce la Sentence»[4] et que les paroles essentielles de l’absolution sacramentelle sont celles-ci (où l’on remarque l’usage des deux formules combinées : «Que Notre Seigneur Jésus Christ t’absolve», suivi de «Et moi, je t’absous de tes péchés, au nom du Père, etc…»).

    Dominus noster Jesus Christus te absolvat : et ego auctoritate ipsius te absolvo ab omni vinculo excommunicationis, (suspensionis), et interdicti, in quantum possum, et tu indiges. Deinde ego te absolvo a peccatis tuis, in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen.

    Absolution aux malades

    Selon une pratique ancienne, attestée au temps de S. Cyprien (+258), la réconciliation accordée à un pénitent malade le rétablissait pleinement dans la communion des fidèles et le dispensait des travaux ordinaires de la pénitence. Le concile de Nicée (325) limita au danger de mort l’indulgence accordée à la suite de cette absolution ; en effet, les pères conciliaires ne voulaient pas que les bénéficiaires revenus à la santé jouissent de tous les avantages de la réconciliation ordinaire sans s’être soumis aux exigences de la pénitence ordinaire ; on considérait que l’absolution accordée dans le péril de la maladie avait pour ainsi dire été extorquée à l’Église. Les personnes guéries et absoutes sans avoir fait la pénitence requise étaient reléguées parmi les consistants, dont nous avons vu précédemment qu’ils n’étaient pas en pleine jouissance de la communion parfaite avec les autres fidèles : ils ne participaient pas aux saints mystères, mais pouvaient les observer à distance.

    Faux malades 

    Comme il fallait s’y attendre, il arriva que plusieurs de ceux qui subissaient une pénitence publique (du temps où elles étaient en vigueur) feignaient des maladies ou exagéraient celles dont ils souffraient afin d’engager les prêtres à les absoudre ; ils espéraient ainsi s’affranchir des longs et rudes travaux auxquels ils étaient condamnés suivant les canons que nous avons évoqués plus haut ; ces pratiques malhonnêtes obligèrent l’Église à changer sa conduite sur ce point et à ordonner que les pénitents qui auraient reçu l’absolution en danger de mort, retourneraient, une fois leur santé revenue, dans le même degré de pénitence où la maladie les avait surpris.

    Simples d’esprit et possédés

    Les simples d’esprit et les déments étaient assimilés aux enfants et jugés aptes à recevoir le sacrement de Réconciliation, d’autant plus s’ils l’avaient demandé au début de leur maladie ou que des personnes dignes de foi témoignaient de leurs bonnes dispositions. Telle était déjà la pratique dans les premiers siècles de l’Église.

    Pour cette même raison, on étendait la grâce du sacrement du baptême et de la réconciliation aux personnes encombrées par les démons ainsi qu’à ceux qui souffraient de troubles de l’esprit assimilés à des infestations diaboliques et dont la vie se trouvait en danger.

    A la question de savoir si un catéchumène agité par le démon peut recevoir le baptême, Timothée, patriarche d’Alexandrie (+ 384), répond affirmativement, et le premier concile d’Orange (en 529) décide qu’on ne doit refuser aux insensés ni le baptême ni la réconciliation (c. 13).

    Le jansénisme

    VE PN 103 Mélon crucifix   janséniste bras étroits petit nombre des élus.jpgCependant, dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles, plusieurs théologiens, appuyés sur des raisonnements plus subtils que solides, ont enseigné le contraire en raison de deux motifs :

    1. le prêtre qui absout agit en juge qui doit connaître l’objet sur lequel il doit prononcer sa sentence ; ce qui est impossible quand la personne qu’il s’agit d’absoudre est hors d’état de faire connaître ses péchés, son désir et ses dispositions présentes : la vie droite qu’elle a menée avant sa maladie, les bonnes œuvres qu’elle a pratiquées ne comptent plus si elle est tombée dans le péché ; il est donc impossible au confesseur de juger du désir et des dispositions de cette personne, même si elle demande par elle-même le sacrement.
    2. selon ces théologiens, les actes peccamineux du pénitent sont la matière du sacrement de Pénitence (revoici Aristote), d’où ils concluent que ces actes n’ayant pas eu lieu par la violence du mal, l’absolution, qui en est la forme, ne peut produire son effet ! D'autres disaient que la matière de l’absolution était les pénitents eux-mêmes…

    Il est vrai que le concile de Trente (clôturé quelque deux siècles plus tôt) s’était contenté de dire que les trois actes du pénitent (contrition, confession, satisfaction) étaient comme la matière du sacrement de Pénitence, quasi materia[5], laissant par cette expression la chose indécise, et la liberté aux théologiens de soutenir sur ce point ce qu’ils croyaient le meilleur. La théologie pessimiste des jansénistes sera condamnée ultérieurement par les papes[6].

    Rapports avec les Églises séparées de Rome 

    Au XXe siècle, le 2e concile du Vatican a publié un décret[7] dans lequel sont levés divers obstacles à une plus grande unité entre chrétiens : «Les Orientaux qui de toute bonne foi se trouvent séparés de l’Église catholique peuvent recevoir les sacrements de la pénitence, de l’eucharistie et de l’onction des malades, s’ils les demandent d’eux-mêmes et ont les dispositions requises ; en outre, il est permis aux catholiques, eux aussi, de demander les mêmes sacrements aux ministres non-catholiques dans l’Église desquels les sacrements sont valides, toutes les fois que la nécessité ou une véritable utilité spirituelle le conseillent, et qu’il est matériellement et moralement impossible de s’adresser à un prêtre catholique».

    En bref, les Orthodoxes sont accueillis volontiers par les prêtres catholiques (notamment à la confession), tandis que les catholiques peuvent demander, sachant que la réponse du côté orthodoxe ne sera pas forcément positive…

    L’acte de contrition

    Une bonne confession doit être précédée par la prière d’abord, puis par un examen de conscience qui permet au pénitent de se souvenir des péchés qu’il doit avouer à Dieu par le ministère du prêtre et disposer son cœur à recevoir le pardon dans des sentiments de contrition sincère. Saint Thomas d’Aquin décrit ainsi les qualités d’une bonne confession : «Que la confession soit simple, humble, pure et sincère — fréquente, nette, discrète, faite de bon cœur et avec confusion — intégrale, secrète, dite avec larmes et non retardée»[8]. A la fin de l’examen de conscience, l’usage s’est répandu, dans le sillage de la Contre-Réforme, de réciter un acte de contrition dont la forme a peu varié : «Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon et que le péché vous déplaît. Je prends la ferme résolution, avec le secours de votre sainte grâce, de ne plus vous offenser et de faire pénitence» ; on pouvait ajouter : «Dans cette contrition, je veux vivre et mourir ».

    L’acte de contrition ne fait pas partie formellement de la confession sacramentelle, mais il arrive que certains confesseurs demandent au pénitent de le réciter pendant l’absolution ou juste avant. Si le pénitent ne le connaît pas, comme cela est fréquent de nos jours, il peut laisser parler son cœur en toute simplicité et dire par exemple : «Mon Dieu je regrette tous mes péchés et je te demande pardon ; aide-moi à te rester fidèle», ou toute autre prière spontanée. 

    Imposition des mains 

    Pendant l’absolution, un seul geste est requis du prêtre : l’imposition des mains ou du moins lever la main droite vers le pénitent. Pendant les premiers siècles, de nombreuses prières précédaient l’absolution proprement dite ; durant celles-ci, le prêtre tenait sa main droite (ou les deux mains) étendue(s) sur la tête du pénitent.

    Le quatrième concile de Carthage (en 398) ordonne même que les pénitents soient réconciliés par l’imposition des mains (reconcilietur per manuum impositionem). Le même concile, en son canon 78, veut que ceux qui ont reçu l’onction des malades reçoivent aussi l’imposition des mains, sans laquelle «ils ne doivent point se croire absous» (sine qua non se credant absolutos).

    L’habitude d’imposer les mains aux pénitents durant l’absolution des péchés était en usage du temps de S. Augustin (+ 430) ; on peut raisonnablement considérer qu’elle est d’origine apostolique.

    Après le concile de Trente, l’installation des confessionnaux rend physiquement impossible l’imposition des mains du prêtre sur la tête du pénitent : ils sont séparés par une grille ! Étonnamment, cette impossibilité d’imposer les mains (geste liturgique éloquent, pratiqué dès les débuts de l’ère chrétienne) a été entérinée par le dernier code de droit canonique (1983) qui précise qu’il doit y avoir toujours dans un endroit bien visible des confessionnaux munis d’une grille fixe séparant le pénitent du confesseur (can. 964, § 2), seule une juste cause (can. 964, § 3) permet que les confessions puissent être entendue en dehors du confessionnal.

    S’il est vrai que la présence d’une séparation matérielle peut amoindrir une certaine gêne de la part du pénitent et favoriser l’aveu des fautes, plaidons ici pour une revalorisation de la partie essentielle du sacrement : la réconciliation, et que le retour à l’imposition des mains sur le pénitent puisse être reconnu par les évêques comme une «juste cause». La richesse (théologique, anthropologique, symbolique) de ce geste est si magnifiquement illustrée dans les saintes Écritures (ancienne et nouvelle Alliance) qu’elle mériterait d’être explicitée dans une autre brève histoire

    Conclusion 

    L’histoire du sacrement de pénitence est aussi l’histoire de l’inlassable lutte des hommes contre la simplicité de Dieu. Autour des paroles simples et efficaces du Sauveur pardonnant aux pécheurs, les hommes les mieux intentionnés ont échafaudé d’innombrables et complexes structures faites d’ajouts, de complications, d’obstacles, tant matériels que psychologiques ou spirituels. Comme si l’on pouvait entraver les bras du Père qui s’ouvrent pour accueillir l’enfant prodigue et repentant qui rentre à la maison !

    On remarque aussi combien les usages religieux et les idées qui les structurent correspondent aux courants anthropologiques, sociologiques et politiques des époques traversées, et la théologie elle-même prend les couleurs du temps qui passe ; ainsi la figure parfaite du Père miséricordieux subit les avatars de l’histoire des hommes : tantôt impériale, majestueuse, colérique, impitoyable, absolutiste, tantôt démocratique, apitoyée, subjectiviste… Depuis un bon demi-siècle, et singulièrement depuis quelques années, l’image de Dieu est toute de douceur, de tolérance, quasiment de gnangnan ; il semblerait même que Dieu soit comme insensible au péché, se voile la face devant les turpitudes humaines ou pardonne comme par distraction, jusqu’à faire miséricorde à ceux qui ne manifestent que peu ou pas de regret de leurs fautes : c’est la nature humaine, n’est-ce pas ? et puis Dieu est si bon… !

    Or, «c’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant !», lit-on dans la lettre aux Hébreux, et l’Ancienne Alliance n’est pas en reste : «Notre Dieu est un Dieu grand et redoutable» (Néhémie 4, 14), «puissant et terrible» (Deutéronome 7, 21) ; mais il sait aussi se montrer cajoleur et maternel : «Le Seigneur console son peuple, il prend en pitié ses affligés… Une femme oublie-t-elle son petit enfant ?» (Isaïe 49, 14-15) ; «Si c’est moi qui fait naître, fermerai-je le sein ?» (Isaïe 66, 9).

    Poursuivi par la reine impie Jézabel et réfugié dans une grotte de la montagne de l’Horeb, le prophète Élie, appelé au dehors par Dieu, fait cette expérience capitale : Dieu n’est ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre ni dans le feu, mais dans une brise légère[9]. Neuf siècles plus tard, sous la douceur des étoiles, Jésus parle à Nicodème de cette brise légère : «Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit»[10].

    Il existe de nombreuses manières de naître, et même de renaître, de l’Esprit : le sacrement de la pénitence en est une essentielle. Jusqu’à la fin du monde, et aussi longtemps qu’il y aura un pécheur repentant sur la terre, le sacrement de la Réconciliation – berceau de notre Renaissance –manifestera l’amour divin dans la simplicité de ses moyens et l’extraordinaire fécondité de ses effets.

    Pierre René MÉLON

    piremel@netcourrier.com

    [1] Picoche J., Dictionnaire étymologique du français, Le Robert, 2008.

    [2] On retrouve aussi dans les exorcismes des formules déprécatives suivies de formules imprécatives : «Ô Dieu qui vous plaisez à toujours avoir pitié et à pardonner, recevez la prière que nous vous adressons pour votre serviteur N. (ou votre servante) enserré(e) dans les liens du péché, afin que votre bienveillante compassion le (la) délivre avec bonté, etc.». Puis : «Je t’ordonne, qui que tu sois, esprit impur… etc.» (Grand exorcisme du rituel romain, 1614).

    [3] Remarque lue sur le site www.theopedie.com.

    [4] Session XIV (25 novembre 1551), chapitre 6.

    [5] Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, Cerf, n° 1673.

    [6] Par les bulles d’Innocent X Cum occasione (1653) et Unigenitus Dei Filius de Clément IX (1713).

    [7] Décret Orientalium Ecclesiarum (21 novembre 1964), n° 26.

    [8] Missel quotidien, éditions Brepols, 1961, p. 2276.

    [9] Premier Livre des Rois, chapitre 19.

    [10] Jn 3, 8.