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Eglise du Saint-Sacrement à Liège - Page 148

  • L'immigré est-il mon prochain?

     

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    L’immigré est-il mon prochain ?

    Charité  personnelle et charité politique

     

    Choses lues et entendues, hier et aujourd’hui, à propos des étrangers :

    « La fréquentation des étrangers corrompt fortement les moeurs des citoyens, parce qu’il doit nécessairement arriver que des étrangers élevés sous des lois et des coutumes différentes agissent en bien des cas autrement que l’exigent les moeurs des citoyens, de telle sorte que, tandis que les citoyens sont poussés à agir de façon semblable, la vie sociale est perturbée » (Aristote, Politique).[1]

    « Il y a trop d’étrangers ! »

    « On ne se sent plus chez soi : au lieu de s’adapter à notre mode de vie, les étrangers se comportent comme s’ils étaient chez eux ! »

    « Je ne me sens plus en sécurité dans les rues. »

    « Ils vivent à nos crochets, qu’ils retournent dans leur pays ! »

    « Si encore ils étaient chrétiens, ils pourraient s’assimiler, comme les Polonais et les Italiens, par exemple, mais avec les musulmans c’est impossible ! »

    Face à une opinion publique de plus en plus réticente, voire hostile (quand elle ose l’avouer), à la présence permanente d’étrangers (qu’ils soient en situation légale ou illégale), comment doit réagir un chrétien ?

    Quel comportement adopter face aux vagues d’immigration successives qui rendent « l’autre » visible et palpable ?

    Quand le « lointain » devient le « prochain », cesse-t-il d’être un frère ou le devient-il davantage ? Est-il une menace ? une chance ? Qu’en disent les Saintes Ecritures ?  Quelle est la position de l’Église ?

    Aimer l’étranger...

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    Dans l’Écriture - qui est Parole de Dieu - la question du rapport des croyants envers les étrangers est d’une limpidité exemplaire : « Vous traiterez l'étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte. Je suis l'Éternel, votre Dieu. » (Lv. 19, 34).

    Le Deutéronome, dernier livre de la Torah, reprend le même commandement d’amour : « Vous aimerez l'étranger, car vous avez été étrangers dans le pays d'Égypte ». (Dt 10, 19) Et plus loin dans le même livre, Dieu jette une malédiction sur ceux qui résistent à sa volonté : « Maudit soit celui qui porte atteinte au droit de l'étranger, de l'orphelin et de la veuve ! Et tout le peuple dira : Amen ! » (Dt 27, 19). La volonté divine est claire : le croyant ne doit pas seulement accueillir l’étranger, il doit l’aimer !

    Beaucoup de ses disciples qui avaient entendu s’écrièrent : « Ce qu’il dit là est intolérable, on ne peut pas continuer à l’écouter ! » (Jn 6, 60).

    Et nous, que faisons-nous ? Allons-nous l’écouter ou nous révolter ?

    Comment l’Église interprète-t-elle ces paroles de Dieu, si peu adaptées en apparence aux réalités de la modernité ? Cette modernité qui permet de faire transiter massivement des populations, en quelques heures ou en quelques jours, d’un bout du monde à l’autre... Était-il plus facile d’être accueillant durant les temps pastoraux, quand le migrant était un nomade qui ne tarderait pas à poursuivre son chemin pour s’éloigner définitivement... ?

    Que dit l’Église ?

    Le pape Paul VI, sous le pontificat duquel les flux migratoires sud/nord se sont intensifiés, a pris des positions très claires sur les relations entre chrétiens et migrants (qu’ils soient réfugiés, voyageurs ou errants) : « Il est urgent que l'on sache dépasser à leur égard une attitude étroitement nationaliste pour leur créer un statut qui reconnaisse un droit à l'émigration, favorise leur intégration [...]. Il est du devoir de tous - et spécialement des chrétiens - de travailler avec énergie à instaurer la fraternité universelle, base indispensable d'une justice authentique et condition d'une paix durable » (Paul VI, Encyclique Octogesima adveniens, n. 17).

    Le pape Jean-Paul II, dans un message pour la journée mondiale des migrants (le 21 nov. 1999), a développé cette position traditionnelle de l’Eglise en des termes mesurés mais fermes :

    « A la lumière de la Révélation, l’Eglise, Mère et Maîtresse, oeuvre afin que la dignité de chaque personne soit respectée, que l’immigré soit accueilli comme un frère et que toute l’humanité forme une famille unie, qui sache valoriser avec un esprit de discernement les diverses cultures qui la composent. En Jésus, Dieu est venu demander l’hospitalité aux hommes. Pour cela, Il établit comme vertu caractéristique du croyant la disponibilité à accueillir l’autre dans l’amour. Il a voulu naître dans une famille qui n’a pas trouvé de logement à Bethléem (cf. Lc 2, 7) et qui a vécu l’expérience de l’exil en Égypte (cf. Mt 2, 14). Jésus, qui n'avait pas "où reposer la tête" (Mt 8, 20), a demandé l’hospitalité à ceux qu’il rencontrait. A Zachée, il a dit "il me faut aujourd'hui demeurer chez toi" (Lc 19, 5). Il est arrivé à s’assimiler à l’étranger qui avait besoin d'un abri :  "J'étais étranger et vous m'avez accueilli" (Mt 25, 35). En envoyant ses disciples en mission, il fait de l’hospitalité dont ils bénéficieront, un geste qui le concerne personnellement : "Qui vous accueille m'accueille, et qui m’accueille accueille Celui qui m'a envoyé" (Mt 10, 40). »

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    Face à l’importance des enjeux, sur le plan de la foi et de la civilisation, le même Jean-Paul II a établi en 1988 un nouveau dicastère de la curie romaine dédié au bien-être des migrants et des itinérants, le Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement (constitution apostolique Pastor Bonus). Avant cette initiative, du XVIIe au XIXe siècle, les dossiers correspondants étaient confiés à la Congrégation pour l'évangélisation des peuples.

    Benoît XVI, notre pape émérite, ne souligne pas seulement les devoirs réciproques envers tous les membres de la « famille humaine », il fonde ces exigences de l’amour dans la réalité du Corps mystique : « ... la solidarité se nourrit de la «réserve» d’amour qui naît du fait de se considérer comme une seule famille humaine et, pour les fidèles catholiques, membres du Corps mystique du Christ : nous dépendons en effet tous les uns des autres, nous sommes tous responsables de nos frères et sœurs en humanité, et, pour ceux qui croient, dans la foi. »[2]

    L’Église va-t-elle trop loin ? Nos sociétés ne risquent-elles pas de subir un basculement démographique, voire un changement de civilisation, sous la poussée des étrangers ?

    L’Église, qui est « experte en humanité », comme le disait Paul VI, ne tombe pas dans l’irénisme ; sa doctrine sur l’accueil et l’amour des migrants ne relève pas d’une générosité naïve et insouciante, mais d’un souci permanent de vérité : elle ne considère pas les phénomènes migratoires comme une norme d’organisation du monde, car « personne ne consentirait à échanger contre une région étrangère sa terre natale, s’il y trouvait les moyens de mener une vie plus tolérable » (Léon XIII, Rerum Novarum, 1891). En 1985, Jean-Paul II rappelait au congrès mondial de la pastorale de l’immigration « qu’on ne peut donc pas a priori considérer toute immigration comme un fait positif à rechercher ou à promouvoir ».

    Charité ou Bien commun ? 

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    Comment dès lors concilier l’accueil des déshérités et l’équilibre de la société qui les accueille ? Pour y voir plus clair, il faut opérer une distinction fondamentale entre ce qui relève de la morale (le comportement personnel) et de la politique (le comportement collectif). On ne peut pas raisonner de la même manière du point de vue de l’individu et du point de vue de la collectivité - dont la politique doit assurer le bien commun. Imagine-t-on, par exemple, une nation agressée réagir comme un individu, en prenant à la lettre le commandement du Christ de tendre la joue droite quand la gauche est giflée (Mt 5, 39) ? La défense du bien commun, ici la sécurité, permet à cette nation de se défendre, fut-ce militairement, sous certaines conditions que l’Église a dégagées au fil des siècles : cause juste, intention droite, autorité légitime, dernier recours, chance raisonnable de succès. Il existe donc un domaine de la charité, peu pratiqué mais essentiel : la charité politique ! Pie XI, s’adressant aux étudiants catholiques italiens, le 18 déc. 1927, disait ceci : « Tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui sous ce rapport est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion ».

    S’agissant de l’organisation collective de l’accueil ou du refoulement des migrants, le bien commun doit être le critère fondamental de discernement. Qu’est-ce que le bien commun ? Le Catéchisme de l’Eglise catholique le précise (CEC n° 1905-1912). Il comporte trois éléments essentiels (qui, en l’occurrence, peuvent servir de guide en matière de gestion des flux migratoires) : le respect de la personne ; le bien-être social et le développement du groupe ; la paix et la sécurité : « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et de ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective » (§ 1909).

    En admettant que la proportion de migrants soit jugée dangereuse pour le maintien de la cohésion sociale et l’identité de la nation, les responsables qui exercent la charge de l’autorité ont le droit et le devoir de réguler par les voies du droit, l’accueil ou le refoulement des étrangers, sans porter atteinte à la « charité politique ». C’est ce que précise le Catéchisme de l’Eglise catholique (§ 2241) : « Les autorités politiques peuvent en vue du bien commun dont elles ont la charge subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption. L’immigré est tenu de respecter avec reconnaissance le patrimoine matériel et spirituel  de son pays d’accueil, d’obéir à ses lois et de contribuer à ses charges ». En résumé, l’accueil des migrants doit être subordonné au bien commun de la nation.

    Qu’est-ce qu’un étranger  

    La nation ! Le patriotisme ! Voilà bien des concepts qui ont soulevé des controverses depuis la fin de la dernière guerre mondiale et les folies meurtrières du national-socialisme ! Le bien commun de la nation peut-il prévaloir sur les exigences de la charité, en particulier l’accueil de l’étranger ? La réponse est oui, si l’on prend soin de distinguer, comme nous l’avons vu, l’ordre de la charité individuelle de l’ordre de la charité politique.

    Dans Mémoire et identité, publié l’année de sa mort, Jean-Paul II ouvre des perspectives intéressantes. « Patriotisme signifie amour pour tout ce qui fait partie de la patrie : son histoire, ses traditions, sa conformation naturelle elle-même. C’est un amour qui s’étend aussi aux actions des citoyens et aux fruits de leur génie. Tout danger qui menace le grand bien de la patrie devient une occasion pour vérifier cet amour » [3]. Il appartient au pouvoir politique, garant du bien commun, d’estimer la notion de « danger », de mesurer en quoi et comment un nombre déséquilibré d’étrangers pourrait mettre en péril la paix sociale et la cohésion de la nation. Ainsi l’on voit que la menace n’est pas l’étranger en tant que tel, qui mérite notre respect et le don de notre fraternité ; l’étranger est aussi celui qui peut recevoir la Bonne nouvelle de l’Evangile si notre charité est assez vive (les nombreuses conversions de frères musulmans en témoignent) ; l’étranger est également celui qui peut réveiller notre foi assoupie (la présence de chrétiens africains et sud-américains peut être une bénédiction pour nos communautés léthargiques) ; mais l’étranger peut être aussi celui qui refuse de s’intégrer dans son pays d’adoption, qui se pose en rival voire en ennemi du peuple qui l’accueille...

    Théologie de la nation

    Le chrétien sait qu’il est un passant ici-bas, qu’il est un migrant, que son royaume n’est pas de ce monde et que sa vraie patrie est au Ciel, ce qui ne doit pas l’empêcher d’honorer son père et sa mère, c’est-à-dire respecter et mettre à leur juste place ses racines terrestres, car « la patrie est digne, non seulement d’amour, mais de prédilection » (Saint Pie X, Allocution Nous vous remercions, 19 avril 1909).

    Le chrétien sait aussi que « le mystère de l’Incarnation, fondement de l’Eglise, appartient à la théologie de la nation »[4] ; ce mystère signifie que tous les hommes sont appelés à s’agréger au nouveau Peuple de Dieu préfiguré par Israël ; ainsi ceux qui renaissent dans l’Esprit échappent en grande partie aux déterminismes pesants de l’engendrement par le sang et la volonté charnelle (Jn 1, 13) : nationalisme borné, idolâtrie de la différence, cosmopolitisme idéologique... Celui qui (re)naît de Dieu devient citoyen de la nation divine par naturalisation mystique. La seule véritable république est la communion des saints, là où le souverain Bien commun est éternel, à tous et pour chacun, per ipsum et cum ispo et in ipso.

                                                                                                               Pierre René Mélon

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    [1] Cité par S. Thomas d’Aquin dans De Regno (De la Royauté), livre II, chap. VII,  35-40.

    [2] Message du pape Benoît XVI pour la 97ème Journée mondiale du migrant et du réfugié (27 sept. 2010).

    [3] Jean-Paul II, Mémoire et identité, Flammarion, 2005, p. 83.

    [4] Ouvrage cité, p. 89.

     
     
  • L'évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien

     

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    L’évêque de Liège, la liturgie et le chant grégorien

     

                                      

    04SacreMgrDelville.jpgConsacré le 14 juillet 2013 en la cathédrale Saint-Paul  à Liège, le nouvel évêque de Liège, Mgr Jean-Pierre Delville est licencié en histoire de l’université de Liège, théologien diplômé  en sciences bibliques de l’université  grégorienne à Rome et de l’université catholique de Louvain (U.C.L.), où il fut professeur ordinaire  chargé du cours de  l’histoire de l’Eglise et du christianisme ; il aussi obtenu un prix d’orgue au conservatoire royal de Liège. Jacques Zeegers l’a interviewé sur la place des mélodies grégoriennes dans les rites latins de la liturgie catholique : Monseigneur a bien voulu accepté que nous reproduisions ici le texte de cette entrevue destinée au bulletin de liaison de l’académie de chant grégorien (n° 71, décembre 2014) : la section liégeoise de l’académie œuvre depuis plus de dix ans l’église du Saint-Sacrement, au boulevard d’avroy.

    -  Jacques Zeegers : Que représente pour vous le chant grégorien ? Comme prêtre et évêque tout d’abord ?

    -  Mgr Jean-Pierre Delville : Comme prêtre et évêque, c'est-à-dire comme homme d’Eglise, je considère le chant grégorien comme le chant fondamental de l’Eglise. Dans des célébrations plurilingues, par exemple, c’est le chant grégorien qui peut faire l’unité. C’est évidemment le cas dans les liturgies du Vatican, mais aussi en d’autres occasions, dans de grandes rencontres internationales, par exemple. Cela postule bien sûr qu’on ait appris le répertoire par ailleurs car on ne peut avoir la maîtrise du chant uniquement pour ces occasions-là. Mais comme ces occasions sont médiatisées, elles sont aussi porteuses de formation. Cela, c’est l’aspect pratique du chant grégorien, à savoir la référence commune. Mais il y a aussi un aspect plus fondamental lié à son style : c’est un chant méditatif qui porte à la contemplation et qui est donc bien adapté à l’objectif de la liturgie. Il a donc une qualité importante au niveau spirituel.

    -  Et comme historien ?

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    -  Comme historien, je pense que le chant grégorien constitue un patrimoine extraordinaire, tant au niveau des paroles qu’au niveau des mélodies. Il déborde d’ailleurs de la liturgie actuelle car pas mal de pièces n’y sont plus chantées aujourd’hui, par exemple celles qui faisaient partie des rites locaux. J’y vois le témoignage de la créativité de notre Eglise. Je pense aussi au Dies irae qui est l’expression d’une vision de foi, d’une vision dramatique. Tant les paroles que les mélodies reflètent l’histoire de l’Eglise. Sans doute le Dies irae ne correspond-il plus à notre mentalité contemporaine. C’est en tout cas le sentiment qu’on a eu en le supprimant de la liturgie dans la mesure où il insistait plus sur la condamnation (le jour de colère) que sur la miséricorde qui y est pourtant présente. Mais quand on parle du jugement, on ne peut s’exprimer que par métaphores et ce n’est pas parce que les métaphores ont un côté violent qu’elles n’ont pas une signification pour la vie spirituelle ; elles ne sont pas une photographie des réalités spirituelles mais des images qui doivent être interprétées et éveiller la vie spirituelle.

    Pas mal de pièces du répertoire ne sont plus utilisées, mais il est important de les redécouvrir par d’autres biais, que ce soit par la recherche musicale ou par des enregistrements de caractère plus historique. Il est aussi intéressant de voir comment, à certaines époques, on a ajouté de nouveaux textes, par exemple les intercessions à l’intérieur du kyrie (les tropes dont on retrouve la trace dans les titres du Kyriale) qui permettent d’apprécier la créativité de chaque époque.

    Nous avons ici un missel de 1483, le plus ancien du diocèse de Liège, un incunable. On y trouve un Gloria in honorem Beatae Mariae Virginis. Après chaque phrase, on trouve un verset en l’honneur de la Vierge Marie. Après cela, il y eut des périodes où on est revenu à plus de simplicité. Le concile de Trente (1545-1563) a notamment demandé qu’on se moule sur l’Office de Rome plutôt que sur les Offices des Eglises locales, excepté ceux qui avaient plus de 400 ans d’histoire. Il a donc émondé la liturgie par rapport à l’efflorescence locale un peu incontrôlée. Le concile Vatican II a opéré à son tour un second émondage.

    -   Et enfin, comme musicien ?

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    Ci dessus: Chorales au Festival grégorien de Watou et à la Fête-Dieu à Liège  2015 (église du saint-sacrement)

        

    Ci-dessus, les Bénédictines de l'Annonciation (Le Barroux) chantent le trait "commovisti" de la messe du dimanche de la Septuagésime 

    Comme musicien, je vois le chant grégorien comme une musique contemplative, mais aussi expressive. Elle a un côté contemplatif, un peu parce qu’elle nous dépayse par rapport à nos moyens habituels d’expression. Elle a un côté expressif , mais dont l’expression est plus contenue. On pense parfois que pour s’exprimer en musique aujourd’hui il faut faire du rock et crever les tympans avec les décibels. Mais à l’époque de la composition du chant grégorien, même si on voulait exprimer quelque chose  de violent ou de martial dans la musique, on utilisait des moyens  beaucoup plus contrôlés, ce qui n’empêchait pas la musique d’être très expressive. Si on le replace dans le cadre culturel de sa composition, on se rend compte  qu’il ne s’agit pas d’une musique éthérée pour des gens qui sont dans le nirvana. C’est une musique expressive  qui sait rendre les sentiments du texte et évoquer ses symboles : il en est par exemple ainsi  quand le mot ascendit est accompagné d’une mélodie qui monte à l’aigu. C’est non seulement une musique expressive mais aussi une musique qui stimule la voix. Nous avons souvent tendance à être trop intellectuels et cérébraux  dans nos liturgies  ou dans d’autres prestations. Le chant grégorien donne un large espace à la voix, au physique, à l’ouïe et à l’audition. C’est une musique qui demande à la voix un exercice important, car la voix c’est la respiration et la respiration c’est la vie. Pratiquer le chant grégorien, c’est donc une école de vie.

    -  Peut-on prier sur n’importe quelle musique ?

    -  N’importe quelle musique, certainement pas ! A chaque époque, le chant grégorien a subi la concurrence d’autres types musicaux. Dans le haut moyen âge, il devait exister une musique populaire avec des instruments très divers. A partir du 13e siècle c’est encore plus évident avec l’apparition de la polyphonie. Même si, au début, celle-ci était basée sur le chant grégorien, elle est devenue petit à petit autonome. À partir de la fin du XVIe siècle est apparue la musique concertante. Prenons les vêpres de Monteverdi : c’est tout autre chose que du grégorien et pourtant c’est fantastique ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique plus extravertie. Invite-t-elle à la prière ? Oui, sans doute, mais elle vous accroche avec des moyens plus sensuels. Et avec le Requiem ou les messes de Mozart, ou encore celles de Beethoven, on trouve une musique spirituelle très expressive au niveau de l’orchestration. Prier sur le Requiem de Berlioz ? Pourquoi pas ? On ne peut pas dire tout de suite non ! Mais il s’agit bien sûr d’une musique qui a un côté plus démonstratif, proche de l’opéra. Jusqu’où peut-on prier avec une musique qui est beaucoup plus éloignée du chant grégorien dans sa manière d’être ? Je constate que le chant grégorien connaît à chaque époque  une concurrence avec d’autres modèles musicaux, mais il y a toujours un retour  au fondamental parce que l’autre modèle musical arrive à un certain épuisement ou en tout cas à une exaspération des moyens. On ressent alors la nécessité d’une plus grande simplicité, d’une sorte de pauvreté des mélodies, qui sont au contraire d’une très grande richesse.

    -  Comment interprétez-vous l’article 116 de la Constitution sur la liturgie du concile Vatican II (Sacrosanctum concilium) qui précise que «  l’Eglise reconnait dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c’est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d’ailleurs, doit occuper la première place » ?

    -  Il est très difficile de respecter cette invitation qui est en tension, pour ne pas dire en contradiction avec l’autre affirmation du concile demandant de célébrer la liturgie dans les langues locales et d’avoir un chant d’ensemble pour les fidèles (1) . On a donc deux prescriptions juxtaposées qui sont concurrentielles. C’est d’ailleurs vrai pour pas mal de textes conciliaires pour lesquels on a voulu équilibrer des tendances différentes. Ici, c’est particulièrement clair. Nous sommes devant une tension qui n’a pas été résolue. Car comment donner une première place au chant grégorien alors qu’en même temps on vous demande de célébrer dans les langues locales  et, qui plus est, de manière à ce que l’assemblée puisse chanter ? Une grande partie du répertoire grégorien n’est accessible qu’à des chantres très exercés et ne peut être chantée par l’assemblée. La question de la langue fait aussi difficulté. On a parfois transposé dans d’autres langues les mélodies grégoriennes, mais on a souvent hésité à le faire parce que cela ne correspond pas aux accents toniques  de la langue. Je connais cependant des exemples qui, à mes yeux, ne sont pas du tout décevants, notamment à Orval. On a peut-être trop peu exploité cette possibilité. J’ai aussi entendu des adaptations dans des langues africaines, et  cela ne semblait pas mal du tout. Je crois en tout cas qu’il faut des pionniers dans la revitalisation du chant grégorien qui contribuent à en donner le goût. Il ne faut pas assimiler purement et simplement le grégorien au rit ancien de la liturgie ni à une forme d’interprétation du chant. Il faut retravailler l’interprétation. Pour cela nous avons besoin de pionniers qui le font revivre d’une manière renouvelée, de sanctuaires, de chorales spécialisées qui en donnent le goût, et pas seulement à travers des survivances de ce qu’on faisait dans le passé.

    -  Comment se fait-il que, malgré cette déclaration du concile, le chant grégorien ait été délaissé dans la plupart des paroisses ? Croyez-vous que c’est une évolution irréversible ? Si non, que faire pour qu’on en redécouvre toute  la richesse et qu’on le chante davantage dans la liturgie, à côté d’autres formes musicales ?

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    -  Je constate que, même au Congo, on continue dans certaines églises à chanter la messe en grégorien. Cela veut dire qu’il n’y a pas nécessairement un lien entre telle culture et le chant grégorien. Il peut aussi séduire et intéresser des communautés chrétiennes qui ne sont pas de culture latine, ni même de culture occidentale. Je trouve cela très intéressant. Que faire pour en redécouvrir la richesse ? Comme déjà dit, il faut retravailler l’interprétation pour en renouveler le genre. Dans mes souvenirs de jeunesse, lorsque des chorales de village pratiquaient le chant grégorien , c’était souvent larmoyant, peu dynamique , avec des voix chevrotantes et peu accordées entre elles. Comme ce chant n’est pas si facile à pratiquer, le pratiquer mal le dévalorise très fort. On pâtit de ces mauvais exemples anciens. Une veine s’ouvre donc de ce côté-là : renouveler l’interprétation. Il importe aussi d’avoir des lieux de culte où le grégorien est explicitement travaillé et pratiqué de manière à ce qu’il y ait  une régularité, que ce ne soit pas trop livré à l’improvisation du moment. Sinon, il est compliqué d’introduire subitement une petite pièce en grégorien alors qu’on a pris d’autres habitudes. On le voit bien dans les paroisses. C’est franchement difficile. Il y a aussi peut-être un problème de formation dans les séminaires. Cela mériterait d’être approfondi.

    -  On dit souvent que le latin constitue un obstacle. Qu’en pensez-vous ?   

    -  Il est certain que c’est un obstacle. Mais ce n’est pas un obstacle absolu. En Egypte, par exemple, les chrétiens coptes sont arabophones et ne comprennent pas la langue copte. C’est une langue égyptienne ancienne qui n’a rien à voir avec l’arabe. Les Coptes chantent en copte pour être Coptes, mais ils ne comprennent pas ce qu’ils chantent, mis à part le clergé et quelques spécialistes qui ont appris la langue. Un jour, le taximan qui me transportait a glissé une cassette dans son lecteur pour apprendre et répéter les pièces qu’il devait chanter le dimanche suivant. Il ne comprenait pas les paroles, on lui en expliquait le contenu par après. C’est assez extraordinaire de voir les Coptes chanter dans une langue qu’ils ne connaissent pas pour conserver un patrimoine auquel ils sont très attachés. Le latin n’est donc pas un obstacle absolu, d’autant plus qu’il y a partout, y compris sur Internet, des traductions des pièces grégoriennes. On ne doit pas non plus favoriser la disparition du latin parce que cela impliquerait qu’on se coupe des racines littéraires, théologiques et spirituelles des trois quarts de la production de notre Eglise  et la rendrait inaccessible dans le texte original. Ce serait dramatique. Il est donc important que le latin soit pratiqué, y compris dans le chant, pour ne pas faire de la langue latine une langue inconnue. Ce ne serait pas seulement la perte d’une langue, mais aussi la perte d’une accessibilité à un patrimoine énorme. Le grégorien contribue ainsi à maintenir ouverte la porte de l’accès au patrimoine théologique et spirituel rédigé en latin dans l’Eglise d’Occident.

    Le latin, langue morte? ci-dessous, l'expérience  de la "schola nova", école internationale d'humanités classiques (Belgique):

    On constate que de nombreuses pièces du commun de la messe sont aujourd’hui chantées en latin sur des mélodies modernes, mais il est rare qu’on entende du grégorien alors qu’il s’agit de pièces relativement simples, comme s’il y avait une sorte d’exclusion.

    -  On a peut-être eu le sentiment qu’il fallait prendre ses distances. Il reste un sentiment d’antagonisme ; on pâtit d’un a priori négatif. Lors de la réforme liturgique, on a eu l’impression, à tort, qu’il fallait tout supprimer. 

    -  Percevez-vous une évolution dans la manière d’interpréter le chant grégorien, notamment avec l’apport des études sémiologiques ?

    -   Oui, je le perçois clairement. J’ai pu le remarquer notamment au Sacré-Cœur de Linthout où j’ai célébré  régulièrement la messe à Bruxelles. Avec Paul-Augustin Deproost, les pièces du propre de la messe sont chantées a capella avec une interprétation dynamique basée notamment sur les accents toniques de la langue latine. L’effet est magnifique. En comparaison avec les petites chorales d’amateurs que l’on pouvait trouver ailleurs dans le passé, c’est incroyablement différent. Je trouve que c’est un exemple parmi d’autres de chorales dynamiques qui font redécouvrir le chant grégorien.

    Le chant grégorien devrait-il se limiter au rite extraordinaire ?

    -  Il n’y a évidemment aucune contradiction entre le grégorien et le rit ordinaire issu du concile. Un certain nombre de paroisses pratiquent le grégorien dans la forme ordinaire du rit romain. Le rit ordinaire existe d’ailleurs aussi en latin comme on le célèbre à Solesmes ou à Clervaux. C’est une veine importante à travailler.

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    Je trouve important que la forme extraordinaire du rit romain soit pratiquée parce qu’elle donne au chant grégorien la totalité de ce que les exégètes appellent un Sitz im Leben, c'est-à-dire un lieu de vie. Il n’y a pas seulement les pièces musicales, il y a aussi les gestes du prêtre et les textes des prières qui ne sont pas toujours les mêmes que dans le rit ordinaire. Il y a un certain nombre d’éléments qui permettent au chant grégorien de se situer dans la totalité de l’action liturgique au sein de laquelle il est né, en tout cas pour  le monde latin. C’est là que le chant grégorien trouve son milieu complet d’insertion avec, et le chant et les textes, et les odeurs, et les couleurs. C’est un patrimoine spirituel, liturgique et théologique qui, sans cela serait purement et simplement rangé dans les placards. C’est comme si on imaginait que la messe en si de Jean-Sébastien Bach ne soit plus qu’un livre avec des portées musicales mais jamais plus exécutée. Mgr Roger Gryson  rappelle souvent que le canon romain plonge ses racines jusqu’au 4e siècle. La liturgie et les oraisons qui l’accompagnent datent aussi en partie de cette époque –là.

    -  Quelles sont vos pièces préférées dans le répertoire grégorien ?

    -   J’ai noté le Victimae paschali laudes, l’Alleluia  de la messe du jour de Pâques, le Salve Regina, tant dans sa version solennelle que dans la version courte. Je pense aussi au Credo I 

    Cela me fait penser que sélectionner quelques pièces représentatives et accessibles du répertoire grégorien pour mieux les faire connaître partout serait un atout. Je le vois déjà avec le Salve Regina. C’est la pièce la plus connue du répertoire. Quand on va dans une église avec un groupe composite de touristes, c’est souvent sur le Salve Regina qu’on tombe lorsqu’il s’agit de chanter une prière. Et alors tout le monde suit. On pourrait donc travailler cette pièce un peu plus, y compris dans la catéchèse, sachant qu’il s’agit d’un lieu de convergence, de réunion de tout le monde dans la prière. On pourrait ainsi valoriser certaines pièces du répertoire grégorien, en les rendant plus populaires et mieux connues et comprises qu’elles ne sont. Ainsi, on pourrait ouvrir une porte.

    + Jean-Pierre Delville, évêque de Liège

               Ci-dessus, le "Salve Regina" des Templiers

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  • Le Maître de la Onzième heure

     

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    LE MAÎTRE DE LA ONZIEME HEURE

      

    Vers la onzième heure, il sortit encore...

    (Mt 20, 6)

    01StLambLivre.jpgQui veut se nourrir du pain de l’Ecriture fait toujours bien de s’asseoir à la table de l’Eglise, qui, comme épouse du Christ, reçoit de lui les clartés les plus vives. Lecteurs et interprètes courent grand risque de se tromper, trompant aussi les autres, à vouloir suivre leurs supposées lumières, plutôt que de s’éclairer principalement des siennes, en pleine communion filiale et fraternelle.

    Pour prolonger avec fruit et approfondir le travail d’exégèse, qui est à sa juste place dans l’Eglise, il faut veiller à ne pas se départir de l’esprit d’écoute qui l’anime : elle est Magistra parce qu’elle est « disciple » par excellence.

    Le sentire cum Ecclesia  nous fait reposer sur la poitrine du Christ : que peut-on souhaiter de mieux ?

    Il ne s’agit donc aucunement ici de remettre en cause les commentaires que font les Pères, et autres voix autorisées, de la parabole rapportée par saint Matthieu au chapitre 20 de son évangile, versets 1 à 16.

    On pourrait, il est vrai, légitimement présumer qu’elle reste encore aujourd’hui ouverte à de fort larges approches, puisque, dans ce cas précis, « il suffit d’un coup d’œil, même distrait, sur les commentaires qui en ont été faits, pour se rendre compte qu’il n’y a pas à son sujet d’interprétation réellement traditionnelle, faute d’unanimité. » (A. Durand)

    Mais, « en un sujet dont la variété des systèmes a fait une sorte de maquis exégétique » (D. Buzy), laissons à de plus savants le soin de se débattre avec les « embarras » (idem) où les plonge cette parabole. Pour notre part, nous nous contenterons d’en faire, bien en marge de son enseignement central, une petite application au cas de l’évêque confronté au problème très actuel des vocations sacerdotales. Application purement accommodatice (quant au sens littéral, il faut se garder de confondre parabole et allégorie), bien entendu, mais non sans quelque intérêt pratique, peut-être... 

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    La parabole en question est communément appelée « des ouvriers à la vigne » ou « des ouvriers de la onzième heure ».

    Or une évidence nous touche profondément, qui inspire toute la réflexion qui va suivre : à la vigne, point d’ouvriers ― et surtout pas de la onzième heure ―, si le bon Maître n’était allé les chercher, pour les y envoyer. Aucun ouvrier : seulement des chômeurs. Sur la place, restés là, à ne rien faire.

    Voilà pourquoi nous choisissons de donner pour intitulé à la péricope : « le Maître de la onzième heure ». Ne détachons pas de lui notre regard. Sans lui, nous sommes perdus (cf. Jn 15, 5).

    La récente édition de la Bible dans la traduction officielle liturgique (2013) se démarque du reste sur ce point, fort heureusement pensons-nous, des autres versions (Jérusalem, Maredsous, TOB, Bible des Peuples, Second, Français courant...) Elle opte en ce même sens pour le titre de « Parabole du maître de la vigne ».

    Qui sait d’ailleurs si l’on ne s’est pas fourvoyé dans le « maquis exégétique », évoqué plus haut, pour avoir trop tôt quitté des yeux le Maître à l’économie toute nouvelle ?

     

    C’est donc le Maître que nous contemplerons maintenant, englobant dans ce regard filial

    notre évêque, qui est en toute vérité son visage pour nous, dans le diocèse lui confié. Et, laissant délibérément en suspens la question du murmure des ouvriers de la première heure au moment venu de la paie ― puisque notre propos n’est pas d’expliquer la parabole, mais simplement d’en tirer quelque éclairage indirect ―, nous nous focaliserons sur ce Maître en sa qualité d’appelant. Après tout, le texte est quand même pour moitié consacré à nous le présenter sous ce jour.

    Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de notre titre. Nous parlons de « Maître de la onzième heure » parce que c’est à cette heure-là que se manifeste avec le plus de relief la qualité de son appel, comme nous le dirons plus loin. Accessoirement aussi, pour distinguer la parabole ici méditée de cette autre, dite « des vignerons homicides », qui est en fait, à proprement parler, une deuxième « Parabole du maître de la vigne ».

    Notre « Maître de la onzième heure » était donc évidemment déjà sorti « dès le matin », afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.

    C’est son amour pour sa vigne qui pousse le Maître à se lever bien tôt, « dès le matin » ― l’heure de la résurrection (Mc 16, 9) ―. De même est-ce tout au début de l’Evangile que Jésus appelle ses disciples. Où l’on voit bien la priorité que sont pour lui les vocations ministérielles. 

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    Pour l’évêque aussi, il y a là priorité. Le bien est diffusif de soi : appelé à l’épiscopat, l’évêque n’a de cesse qu’il n’appelle à son tour d’autres ouvriers à partager la grâce qu’il a reçue d’être associé plus intimement au sacerdoce du Christ.

    Si le séminaire de son diocèse est vide, si son diocèse est sans séminaire, comme une vigne qui ne peut que dépérir faute d’ouvriers pour la cultiver, il se tourne vers l’Esprit qui lui a donné l’onction, et il lui lance le cri de Rachel : « Donne-moi des fils, autrement je meurs ! » (Gn 30, 1) Car enfin, comment l’Esprit Saint pourrait-il faire un évêque sans lui donner en même temps la fécondité de son état ? « Tes fils, autour de la table, seront comme des plants d’olivier. » (Ps 127 [128], 3)

    La question de la pénurie des vocations (et celle de la foi, de manière plus générale) est mal posée si on l’envisage d’abord en rapport avec l’évolution de la société. Il importe peu que la mentalité ambiante soit favorable ou non à l’éclosion des vocations, dès lors qu’un Apôtre tout à son Seigneur, et ne mettant qu’en lui sa confiance, descend sur la place pour embaucher les ouvriers que le Père déjà appelle. Que le Père appelle en aussi grand nombre qu’il a toujours fait. Avec profusion et surabondance, qui sont en tout et toujours la marque de ses œuvres.

    Car il ne fait pas de doute que le Père est fidèle à sa vigne qu’il aime d’éternelle tendresse : il suffit au sarment de veiller franchement à sa propre vitalité ; il se sait en effet sans cesse exposé à être mené « à la dérive par tous les courants d’idées, au gré des hommes qui emploient la ruse pour nous entraîner dans l’erreur. » (Ep. 4, 14). La sève du Cep, c’est elle le « fleuve impétueux qui réjouit la Cité de Dieu. » La sève du Cep parcourt le sarment, lui donnant la force de ne pas se laisser abuser en permettant que de mauvais conseils y substituent peu à peu un esprit composé. 

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    La pierre de touche quant à cela est donnée par l’Apôtre : « Or, tout ce que l’on demande aux intendants, c’est d’être trouvés fidèles. » (1 Cor 4, 2) Pour être « dignes de confiance », il leur faut être fidèles. Il en va de même pour celui qu’eux-mêmes appellent : il vaut mieux qu’il soit fidèle, plutôt que minutieusement profilé.

    La fidélité des intendants reflète alors la fidélité indéfectible du Père pour sa vigne qu’il aime. Grâce à l’humilité qu’elle présuppose, ils y puiseront tout le reste des vertus qui fleurissent dans un cœur fidèle, sous l’action puissante et efficace des dons du Saint-Esprit.

    « La pluie et la neige qui descendent des cieux

    n'y retournent pas sans avoir abreuvé la terre,

    sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer,

    donnant la semence au semeur

    et le pain à celui qui doit manger ;

    ainsi ma parole, qui sort de ma bouche,

    ne me reviendra pas sans résultat,

    sans avoir fait ce qui me plaît,

    sans avoir accompli sa mission. »

    (Is 55, 10-11)

    L’intendant fidèle agit par l’assurance de cette Parole : il ne peut rien par lui-même, mais le Père peut tout dans le terreau de son humble fidélité. 

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    En sortant « dès le matin » à la recherche d’ouvriers pour sa vigne, et en répétant sa démarche tout au long du jour, le Maître répond semble-t-il par avance aux mortes théories et stratégies de « gestionnaires », développées, en son nom, dans le contexte de tarissement du ministère consacré : la justification va même parfois jusqu’à qualifier ce tarissement de « chance pour l’Eglise ».

    Le Maître de la vigne, « berger et gardien de vos âmes » (1 P 2, 25), ne semble vraiment pas cautionner les avis qui courent (cf. Jr 23, 21) comme ceux de cette sorte : que « nous avons à nous préparer à vivre une Eglise avec moins de prêtres », ou que « le temps où il y avait un prêtre dans chaque petite commune fait partie d’un passé qui ne reviendra pas. » Se serait-il alors montré si pressant à embaucher, jusqu’à une heure tardive où il n’y a même, semble-t-il, plus guère de sens à le faire ?

    Oui, mais... « nous avons à nous préparer... », « ce temps ne reviendra pas... »

    L’Ami de l’Epoux prophétise au contraire, plein de l’Esprit du Maître de la vigne : « Des pierres que voici, Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham. » (Mt 3, 9) Pourvu seulement que l’on soit prêt à faire une petite place aux imprévus du Seigneur, et à laisser tout autre repère, paralysant. Car pour produire son fruit, l’intervention de Dieu nécessite que l’homme de Dieu, tel Abraham, sorte de sa terre, et vienne dans la terre que le Seigneur lui montrera (cf. Gn 12, 1). Sur la place, où les ouvriers que le Père se réserve sont en attente d’être mis au travail.

    Alors s’accomplira à coup sûr la Promesse : « Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction. » (Gn 12, 2) Ou bien, au contraire de Pierre, aurions-nous, comme les raisonneurs dès la première évangélisation, oublié que le Seigneur a « les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 69) ?

    L’évêque peut donc sortir sans crainte, « dès le matin », dans la force du Ressuscité, comme le Christ est sorti du tombeau, sans souci de ses gardes, au matin de Pâques.

    « La gloire du Liban lui est donnée,

    la splendeur du Carmel et du Saron.

    On verra la Gloire du Seigneur,

    la Splendeur de notre Dieu. »

    (Is 35, 2)

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    Ce qui différencie encore le Maître de la vigne des viticulteurs ordinaires, c’est que ceux-ci retournent vaquer à leurs comptes une fois qu’ils pensent avoir pourvu, par l’embauche du matin, aux besoins de leur « affaire ». Revoilà les gestionnaires.

    Le Maître de la vigne, lui, agit en vrai Père, qui veut partager la joie de sa vigne. Il ne tient pas en place, son allégresse le rend comme insatiable. « Réjouissez-vous avec moi ! » (Lc 15, 9) Il sort à nouveau, puis encore et encore ; non par calcul, mais par profusion. Parce qu’il « vit que cela était bon », et que « cela était très bon » (Gn 1). Les heures successives de la parabole sont ici comme les jours de la Création. Aussi la Vigne est-elle bel et bien le monde recrée à neuf.

    L’évêque, qui est invité plus que tout autre à se conformer au Père céleste ― « Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) ―, appelle, lui aussi, plus encore par nature que par fonction.

    Qu’on y songe, les ouvriers eux-mêmes ne sont pas seulement dans la vigne pour la travailler, mais parce qu’une vigne sans ouvriers n’est plus une vigne : il est autant de sa nature d’être parcourue par les ouvriers, que de porter du raisin ; et la joie issue de la culture en commun et des vendanges n’est pas moindre que celle que procure le bon « vin qui réjouit le cœur de l’homme » (Ps 103 [104], 15).

    C’est donc à la onzième heure, au moment où sa démarche semble vraiment insensée, que le Maître de la vigne nous révèle son cœur ; c’est à cette heure-là que se dévoile tout l’amour qui fait la substance de son enseignement.

    L’Oméga n’est pas autre que l’Alpha. Le Seigneur est Un. Mais nous avons besoin, nous, de parcourir son alphabet, de « rester enracinés dans l’amour, établis dans l’amour » pour être « capables de comprendre avec tous les fidèles quelle est la largeur, la longueur, la hauteur, profondeur... », pour « connaître ce qui dépasse toute connaissance : l’amour du Christ. » (Ep 3, 18-19)

    Aux ouvriers dits de la onzième heure le Maître pose donc d’abord cette question : « Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ? Lui, il le sait. Il pose la question pour nous faire savoir, à nous, la terrible réponse : « Parce que personne ne nous a embauchés. »

    Réponse effrayante en effet dans sa netteté. Il n’y a qu’une raison, pas d’autres : personne ne les a embauchés. Ceux qui devaient les appeler ne l’ont pas fait.

    Car les ouvriers dits de la onzième heure sont bien des ouvriers de la première heure, au même titre que les autres...

    « Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ? » Ils étaient donc là, tôt levés, comme les autres, prêts au travail, dès la première heure. Voilà ce que le Maître veut nous faire entendre ici : eux, ils étaient là ; ceux qui avaient à les appeler n’y étaient pas. Ou bien ils faisaient acception des personnes, armés de leurs propres petits critères, qui ne sont pas ceux du Maître, dont même les adversaires savent qu’il ne considère pas les gens selon l’apparence (cf. Mt 22, 16).

    Il leur dit :

    « Allez à ma vigne, vous aussi. »

    Voyez le pauvre inutile, à qui le Maître dit ces mots. A lui qui n’avait plus rien à attendre ― et pourtant il était là, en attente, encore, tandis que son jour finissait.

    « Ma joie ! quand on m’a dit :

    "Nous irons à la maison du Seigneur !" »

    (Ps 121 [122], 1)

    Maintenant que son jour finit, l’inutile se sait bien inutile. Il devine que ce n’est pas sans raison que personne ne l’a embauché. Il sait que le Maître l’embauche non par besoin, mais par amour. Par joie.

    Avec les ouvriers de la première heure, il y avait un contrat en bonne et due forme : on s’est mis d’accord sur le salaire de la journée : un denier. Plus tard, les choses se font déjà avec plus de liberté : « je vous donnerai ce qui est juste. » Maintenant, on est en plein Royaume : « Allez à ma vigne, vous aussi. » Il n’est plus question de salaire. « Je ne vous appelle plus serviteurs... je vous appelle mes amis. » (Jn 15, 15)

    Le rayonnement du Royaume suppose une « économie » de Royaume. Des intendants à l’esprit du Royaume pour reconnaître les ouvriers en attente sur la place. Il suppose que le Roi vive en tous, et pour tous.

    « A cœur joyeux, santé florissante !

    L’esprit chagrin dessèche jusqu’à l’os. »

    (Pr 17, 22)

    Prenant pleinement exemple sur le Maître de la onzième heure, l’évêque y trouve matière à découvrir à tout le moins des ouvriers oubliés ; et plus encore sans doute, par surcroît. (cf. Mt 6, 33) Il considère, parce qu’il est évêque, ce qui reste « caché aux sages et aux savants » (Mt 11, 25). Même à côté des sentiers battus mais curieusement déserts.

    Libre de tous les préjugés d’embauche calibrés dans un abstrait l’attirant au delà du simple requis canonique, il repose son bon regard, aussi, sur telle petite voie, négligée, qui ne paie pas de mine. Quand bien même elle serait quelque peu buissonnière.

    Au seul risque de divines surprises... 

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    Jean-Baptiste Thibaux

    augversfr@yahoo.fr